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Césarée de Philippe marque la grande rupture dans la vie connue de Jésus. Avant cela, il était avant tout un enseignant ; après cela, il était Messie, ou en devenir. Et à ce grand changement dans la vie de Jésus correspond un profond changement dans son enseignement.
Mais le changement ne fut pas brutal. La vie de Jésus, de son baptême au Jourdain à sa mort, formait un tout organique ; chaque phase successive découlait inévitablement de tout ce qui l’avait précédée. Il en était de même pour son enseignement, et nécessairement de même, car son caractère unique et sa validité éternelle résidaient dans le fait qu’il était vécu.
Qu’un grand maître doive vivre son enseignement est une conception vraiment inhabituelle à une époque où le divorce entre la conscience intellectuelle et l’être instinctif est devenu extrême. Car le sens que nous attachons naturellement à l’idée qu’un maître doive vivre son enseignement est qu’il doit être [ p. 200 ] à la hauteur de son enseignement. Cette conception elle-même n’a de sens que par rapport à une conception du divorce entre la connaissance et l’être. Mais Jésus avait surmonté ce divorce ; lorsqu’il est entré dans l’histoire humaine, il avait déjà atteint une nouvelle condition de plénitude. C’est sur cet accomplissement que se fondaient son enseignement et sa vie. Par conséquent, aucune conception découlant de ce divorce ne peut servir à les définir. Ces conceptions appartiennent à une catégorie différente et inférieure à celle de la chose définie.
Jésus n’a pas été fidèle à son enseignement : il l’a vécu. Rien ne laisse transparaître de son enseignement, ni de sa vie d’enseignant, ni d’effort ni de tension. L’effort et la tension existaient déjà avant son enseignement ; ils devaient réapparaître durant sa brève existence de futur Messie. Mais Jésus enseignant et Jésus Messie sont distincts.
Ils sont distincts, mais indissociables. Jésus, vivant et historique, est inévitablement devenu le Messie. Comprendre cette inévitabilité est une nécessité primordiale pour comprendre Jésus. Mais lorsque nous avons compris sa vie comme un tout, alors, conscients de son unité, nous devons revenir [ p. 201 ] sur elle et distinguer l’enseignement de la messianité de Jésus.
Jésus le Maître et Jésus le Messie sont distincts. L’humanité serait profondément amère s’il en était autrement. Jésus est devenu Messie parce qu’il était non seulement un maître d’une sagesse ultime, mais aussi un Juif rejeté. Dans la vision juive, il n’y avait pas de place pour un maître de son savoir et de son autorité, si ce n’est comme Messie. Si Jésus était né d’un autre peuple à une autre époque, il aurait été fondamentalement le même ; mais sa conception de lui-même, et peut-être de son destin, auraient été différentes. Mais Jésus était un homme né d’une certaine nation, à une certaine époque du processus mondial. Il devait s’adapter à la conception du monde de sa race. Du fait même que son enseignement a bouleversé cette conception, il était tenu de revendiquer une position à la fois suprême au sein du judaïsme et totalement détachée de celui-ci. Il n’y avait qu’une seule position de ce genre : celle de Messie.
Jésus, en tant que Juif, ne pouvait être que Messie. Lorsqu’il prit conscience de son isolement, il n’avait plus d’autre place à prendre. Il était plus qu’un prophète, et il le savait. Mais Jésus le Juif [ p. 202 ] ne concerne plus directement l’humanité. Ce qui la concerne, aujourd’hui plus que jamais, c’est Jésus le Maître.
Mais Jésus, le Maître, est bien plus que le docteur angélique des beaux préceptes conçus par le libéralisme du XIXe siècle. Jésus a découvert et enseigné une sagesse ultime ; et cette sagesse était telle qu’elle ne pouvait être proclamée qu’en étant vécue. Par conséquent, elle ne peut être apprise de lui qu’en tant que personne. Il est nécessaire de connaître Jésus, qui est allé jusqu’à la mort pour devenir Messie, afin de connaître Jésus, le Maître ; si nous ne comprenons pas sa mort, nous ne comprendrons jamais pleinement son enseignement. Mais ce n’est pas parce que sa mort était implicite dans son enseignement ; mais parce que son enseignement était implicite dans sa vie. Nous devons connaître la solitude, le courage, la perfection humaine de cet homme, afin d’approcher la réalité vivante de ce qu’il a enseigné. Car l’enseignement de Jésus était un enseignement de vie par la vie.
Néanmoins, s’il est vrai que l’enseignement de Jésus ne peut être véritablement appréhendé qu’à travers sa vie et sa mort, il n’en demeure pas moins que Jésus, le Maître, et Jésus, le Messie, sont distincts, inséparables en fait, mais distincts par leur signification. Jésus, [ p. 203 ] possédant sa connaissance, parce qu’il était Juif, est devenu Messie pour lui-même ; ce n’est donc pas sa messianité, mais sa connaissance qui détient la signification première. Pour que sa connaissance éternelle puisse s’exprimer au temps et dans le lieu où il a vécu, il a dû assumer une position unique. De même que sa connaissance était unique, sa position devait l’être aussi.
Mais ce fut, en réalité, un accident si son savoir fut unique. Il ne s’y attendait pas ; pour lui, c’était véritablement une tragédie amère. Il ne souhaitait pas que son savoir fût solitaire : au contraire, son désir ardent était que tous les hommes le partagent. Personne ne le voulait ; personne ne le pouvait : il était né bien trop tôt pour son époque ; le savoir qu’il espérait partager demeurait en lui seul. C’est pourquoi il concevait pour lui-même une majesté solitaire correspondant à son savoir solitaire, et il s’arma de courage pour affronter son destin. C’était le mieux, la seule chose qu’il pouvait faire ; mais ce fut, même pour lui-même, un sublime pis-aller, un risque manqué. Jésus a enseigné un savoir que les hommes devaient comprendre ; si les hommes avaient compris, il ne serait jamais devenu le Messie.
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C’est donc ici, à la croisée des chemins, marquée par son accession secrète à la messianité à Césarée, que nous devons chercher à rassembler l’enseignement de Jésus dans une unité. Jusqu’ici, il a été présenté selon une sorte de séquence historique, telle qu’elle s’est développée à partir du moment ineffable où Jésus a pris conscience de son union amoureuse avec Dieu : mais cette séquence historique ne peut être préservée. Il n’existe aucune preuve sur laquelle s’appuyer. Une grande partie de l’enseignement de Jésus a été mémorisée, mais peu d’occasions. La tentative courageuse de Luc de situer historiquement nombre des paroles de Jésus est une tentative qu’aucun écrivain moderne ne peut s’aventurer à imiter.
La conception centrale de Jésus en tant qu’enseignant est celle du Royaume de Dieu. De tout temps, il a conçu le Royaume de Dieu sous deux aspects : objectivement, comme une condition d’existence mystérieuse qui devait s’abattre sur le monde universel – le règne effectif de Dieu – et, subjectivement, comme une condition d’existence à réaliser par l’individu en lui-même. La relation entre ces deux conditions était simple. L’homme qui atteindrait la nouvelle condition en lui-même [ p. 205 ] serait, et savait qu’il serait, participant de la nouvelle condition lorsqu’elle envahirait l’univers.
L’établissement de la condition objective dans l’univers, que nous appelons, par simple distinction, le Règne de Dieu, n’était pas une idée nouvelle dans la religion juive. Au contraire, c’était une idée ancienne ; et c’était l’une des idées religieuses les plus vivantes du Juif pieux au début du ministère de Jésus. Parfois, le Règne de Dieu était compris matériellement, comme le triomphe d’Israël, avec Dieu pour Roi, sur toutes les nations de la terre ; parfois avec un haut degré de spiritualité, comme dans la croyance (qui n’était pas partagée par Paul seul) que les Juifs n’étaient la nation élue qu’au sens où ils avaient reçu « les oracles de Dieu ». Ainsi, leur participation au Règne de Dieu dépendait de leur obéissance à ces oracles. De toute évidence, une telle conception était susceptible d’une profonde signification spirituelle, et dans l’esprit du Juif hautement spirituel, le triomphe d’Israël sur les nations pouvait bien n’être rien de moins que l’union ultime du monde sous la souveraineté immédiate de Dieu.
Entre le monde tel qu’il était et le Règne de Dieu, un gouffre s’était creusé. L’imagination [ p. 206 ] religieuse juive s’efforçait, dans les années précédant immédiatement la naissance du Christ, de combler ce gouffre ; de le combler, pour ainsi dire, par une image de la puissante transition. Cette image ainsi créée était l’eschatologie, la science des choses dernières. Elle n’avait pas de contours précis, elle était encore en cours de création lorsque Jésus apparut. Jésus lui-même devait lui donner une forme transcendante. Ainsi, dans une certaine mesure, mais très limitée, ceux qui considèrent Jésus comme le grand prophète eschatologique ont raison. Il l’était, certes, mais c’était là sa part la moins importante.
Bien que les contours du tableau des choses dernières fussent vagues et variables, certains éléments y étaient fixes ; notamment la venue d’un personnage surnaturel appelé Messie, et le jugement du monde par lui. Ce jugement était essentiel, car seuls ceux qui avaient mérité la récompense par leur vie pouvaient participer au Règne de Dieu ; les autres devaient être balayés. De plus, la croyance générale était qu’un précurseur viendrait annoncer l’avènement du Messie, et que ce précurseur serait Élie.
Tout cela, Jésus, en tant que prophète, l’accepta : telles étaient pour lui les conditions de la manifestation objective du [ p. 207 ] Règne de Dieu. En tant qu’enseignant, il ne s’en souciait pas beaucoup ; en tant que prophète et futur Messie, il l’était. En tant qu’enseignant, il se souciait avant tout de l’accession de l’individu au Royaume subjectif de Dieu. Si cela était réalisé, les choses dernières pourraient se résoudre d’elles-mêmes : les membres du Royaume de Dieu pourraient être assurés de participer au Règne de Dieu. Indubitablement, Jésus croyait, lorsqu’il commença son ministère, que le Règne de Dieu était imminent. Mais l’importance primordiale pour lui de cette révolution cosmique imminente était qu’elle rendait indiciblement urgente l’accomplissement du Royaume de Dieu en l’individu afin qu’il puisse participer au Règne de Dieu. C’était un appel à changer son esprit et son âme.
De nombreux et graves malentendus ont été causés par le fait que l’appel de Jésus à un changement d’esprit et d’âme a été interprété comme un appel à la « repentance ». La « repentance » est en fin de compte une conception paulinienne, dont la force repose sur une conscience extrême du péché. La parole, et surtout la conscience qui la sous-tend, n’occupe aucune place réelle dans la pensée et l’enseignement de Jésus, qui étaient profondément différents et d’une profondeur tout autre [ p. 208 ] que ceux de Paul. Elle était d’un ordre différent et supérieur.
L’accomplissement du Royaume de Dieu dans l’individu était pour Jésus un processus éminemment naturel. C’était un dépassement de la condition de tension et d’effort. Il y avait, pour lui, trois étapes dans la vie humaine : la vie inconsciente de l’enfant, la vie consciente de l’homme et la nouvelle vie du membre du Royaume. Dans la vie inconsciente de l’enfant, il y avait spontanéité et plénitude ; dans la vie consciente de l’homme, il y avait inhibition et division ; dans la nouvelle vie du membre du Royaume, il y avait à nouveau spontanéité et plénitude. Jésus enseignait, au sens le plus complet du terme, la nécessité et la possibilité de la renaissance, non pas dans un sens étroit et sectaire, mais avec une positivité nouvelle. La conception paulinienne d’une guerre incessante entre l’âme et le corps lui aurait été odieuse. Plénitude et spontanéité étaient les marques du membre du Royaume.
C’est le sens de son insistance singulière sur le fait que les enfants sont, par nature et par droit de naissance, membres du Royaume, et donc exemples du changement qui doit s’abattre sur les hommes ; et à moins que [ p. 209 ] l’accession au Royaume par l’individu ne puisse être conçue comme l’entrée dans une nouvelle condition de plénitude, où, après une période de séparation, connaître et être ne font plus qu’un, la signification de l’enseignement de Jésus est incompréhensible. « Faire la volonté de Dieu », par exemple, signifiait pour Jésus quelque chose de très différent de ce que l’on entend généralement par ces mots. Pour Jésus, la volonté de l’homme né de nouveau était identique à la volonté de Dieu. Il n’y avait aucun effort : il n’était pas question d’observer les commandements. « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; donc l’homme est aussi maître du sabbat. » L’observance des commandements, même des deux commandements qui, pour Jésus, constituaient l’intégralité de la Loi, était moins insuffisante qu’insignifiante. Le membre du Royaume faisait la volonté de Dieu parce qu’il l’incarnait.
La référence cruciale pour l’enseignement du « mystère du Royaume de Dieu » est le quatrième chapitre de Marc. Si l’on admet que l’évangile de Marc est basé sur les souvenirs de Pierre, l’importance fondamentale de ce chapitre, en elle-même évidente, est infiniment accrue. Il y a [ p. 210 ] singulièrement peu de l’enseignement de Jésus dans l’évangile de Marc ; et l’importance du seul chapitre qui lui est entièrement consacré est accrue d’autant. Nous pouvons conclure que Pierre croyait que la véritable essence du message de Jésus y était contenue.
Ce qui frappe d’emblée dans ce chapitre, c’est que les paraboles qu’il contient traitent entièrement des semailles et de la croissance des semences, et que ces paraboles sont accompagnées de certaines des paroles les plus dures de Jésus. Après avoir récité la parabole du Semeur à la foule, concluant par cette formule presque ésotérique : « Que celui qui peut comprendre comprenne », on demanda à Jésus une explication. Il la donna, et son explication, contrairement à d’autres explications de paraboles dans les Évangiles, est manifestement authentique. Mais Jésus était visiblement déçu par l’incompréhension de ses disciples quant à la première de ses paraboles sur le mystère du Royaume. « Vous ne comprenez pas cette parabole ! Comment donc comprendrez-vous les autres paraboles ? » Et, après avoir donné son explication, il dit de nouveau :
Une lampe est-elle apportée pour être placée sous un panier ou un lit ? Ne faut-il pas la mettre sur un lampadaire ?
« Car il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé, [ p. 211 ] ni rien de mystérieux qui ne doive être exposé.
« Que celui qui peut comprendre comprenne. »
Autrement dit – le sens est sans équivoque – si Jésus parlait mystérieusement, c’était parce qu’il ne pouvait faire autrement. Dans ses paraboles étranges, ses paroles mystérieuses, il y avait une lumière, une aide à la compréhension directe ; et il y utilisait sa lumière comme une lumière doit l’être, non pour obscurcir les choses, mais pour les éclairer. Il poursuivit :
« Prenez garde à ce que vous comprenez. Car on vous mesurera de la mesure dont vous mesurez, et on y ajoutera. On donnera à celui qui a, et à celui qui n’a pas, même ce qu’il a, on l’ôtera. »
Il est clair que les deux dictons, dont l’un est effectivement dur, expriment, avec le parallélisme de la poésie hébraïque, le même sens ; il est également clair que le dicton : « De la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera en retour, . et on y ajoutera davantage », quelle que soit son application dans d’autres contextes ultérieurs, n’a ici, dans son lieu d’origine, rien à voir avec la conduite. Jésus ne dit pas à ses disciples de faire attention à ce qu’ils font, mais de faire attention [ p. 212 ] à ce qu’ils entendent ; il dit qu’en proportion de leur compréhension de ses paroles, ils seront récompensés, mais pas également – davantage leur sera donné comme un don gratuit. De même, le dicton : « À celui qui a, il sera donné ; et à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a », ne s’applique pas à l’argent, mais à la même chose, à savoir la compréhension. Ces deux dictons sinistres – et ils sont sinistres – ont exactement le même sens. Si un homme a une étincelle d’intelligence, elle se transformera en flamme ; s’il n’a pas d’étincelle, il est condamné pour toujours aux ténèbres.
Mais comprendre quoi ? C’est clair : comprendre « le mystère du Royaume de Dieu », qu’il cherchait à éclaircir dans ses paraboles des semailles et de la semence. Et ces paraboles s’accordent parfaitement avec ces paroles obscures. Il y a le semeur qui alla semer, et une partie de sa semence tomba dans la bonne terre et rapporta une trentaine, une soixantaine, une centaine… « À celui qui a, il sera donné… avec la mesure dont vous mesurez, il vous sera mesuré de nouveau, et on y ajoutera. » Il y a une croissance naturelle, et pourtant miraculeuse, dans l’âme de celui qui est capable de recevoir la parole. De même, « Le Royaume [ p. 213 ] de Dieu est comparable à un homme qui jette une semence en terre, dort la nuit et se réveille le jour, et la semence germe et pousse sans qu’il sache comment… D’elle-même, la terre porte du fruit : d’abord la feuille verte, puis l’épi, puis le grain tout entier. » Qu’on donne à la semence sa terre dans l’âme humaine, et la croissance s’ensuit, inévitable, incommensurable, sans aucune intervention humaine. De même, le Royaume est comparable à un grain de moutarde, la plus petite de toutes, qui pourtant s’élève et devient un arbre où les oiseaux peuvent se percher.
Il est impossible de se méprendre sur le sens de Jésus : il parle de l’âme humaine et de la connaissance du mystère du Royaume de Dieu. Si un homme comprend un peu, il comprendra tout, rapidement, mais naturellement. Aucun effort intellectuel pénible n’est nécessaire, et il ne lui servira à rien. La lueur de la compréhension donne naissance à la pleine compréhension, et non à la compréhension de l’homme lui-même. Elle se produit : sans cette lueur, rien ne se produit.
Mais quel est ce mystère ? Jésus lui-même ne pouvait l’expliquer. C’était un véritable mystère, et il l’appelait ainsi. Or, le mystère du Royaume de Dieu est le mystère de la Paternité de Dieu – l’indifférence immense et aimante du [ p. 214 ] Créateur. Pour connaître ce mystère, une renaissance de l’homme est nécessaire : renaissance et connaissance vont de pair. Cette connaissance est donc soit dénuée de sens, soit vraie ; mais si un homme comprend, sa compréhension est merveilleuse. Soudain, il entrevoit quelque chose, et cela brille « comme un trésor caché dans un champ ; lorsqu’un homme le trouve, il va tout joyeux vendre tout ce qu’il possède pour l’acheter ».
Dans l’enseignement de Jésus, la renaissance de l’homme individuel était une naissance à la connaissance de Dieu comme Père. Hors de cette renaissance, Dieu ne pouvait être connu ; le connaître, c’était le connaître comme Père. Par conséquent, affirmer ou nier la paternité de Dieu, sans l’expérience de cette renaissance, revient à prononcer des paroles creuses. Seuls ceux qui sont devenus fils de Dieu peuvent le connaître comme Père. Tel est le véritable sens de la célèbre phrase : « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, ni le Père si ce n’est le Fils. » Il est probable, et cela a été supposé dans le récit précédent, que ces paroles furent prononcées à un moment où Jésus avait réalisé que son enseignement de la renaissance avait été rejeté, et qu’il n’avait d’autre choix que de se croire le seul fils réel de Dieu ; mais il est certain que la connaissance [ p. 215 ] de Dieu comme Père qu’il revendiquait pour lui-même n’était unique que par un cruel accident. Il enseignait que potentiellement tous les hommes étaient fils de Dieu exactement au même sens que lui : la tragédie était qu’ils refusaient de réaliser leur potentiel.
Renaître, c’était connaître Dieu comme Père avec la même connaissance immédiate que Jésus avait acquise. Mais qu’était-ce que cela signifiait ? Connaître Dieu comme Père ? Malheureusement, à moins d’en avoir ressenti le besoin et d’avoir vécu l’expérience de la renaissance, il est impossible de lui transmettre ne serait-ce qu’une vague idée du contenu de cette connaissance, à propos de laquelle Jésus lui-même a prononcé cette sentence inexorable : « À celui qui a, il sera donné, et à celui qui n’a pas, ce qu’il a sera ôté. » Mais, bien que l’expérience de Jésus avec Dieu fût une qualité qui lui était propre, une douceur ineffable de retrouvailles personnelles, qui découlait directement de sa propre personnalité, le genre de cette expérience n’était pas unique : on peut la comparer exactement à celle des grands saints et des grands poètes. Fondamentalement, c’était un acte de profonde obéissance à la merveille et [ p. 216 ] à la beauté appréhendées de l’univers, une révélation soudaine et à jamais incontestable, car chaque chose a sa place et son but dans une grande harmonie. Voilà le sens des paroles de Jésus :
Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous font du mal. Ainsi, vous serez fils de votre Père ; car il fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants, et sa pluie sur les justes comme sur les injustes.
Cette déclaration est cruciale, car elle révèle que connaître le Père, c’est connaître et aimer la puissance qui ne fait aucune distinction entre les bons et les mauvais, entre le juste et l’injuste. Cette puissance, qui a créé l’ineffable harmonie du bien et du mal dans le monde, l’a créée avec l’amour infini du grand Démiurge : et ceux qui peuvent, un instant, voir l’univers avec les yeux du Père, doivent l’aimer de son amour.
Il est évident qu’un commandement d’aimer, tel que celui prescrit par Jésus dans cette parole, ne peut être obéi que par l’homme régénéré. Pour être fils du Père, les hommes doivent connaître le Père ; pour aimer comme le Père, ils doivent savoir comment le Père aime ; pour être parfaits comme le Père, ils doivent savoir comment le Père est parfait. L’enseignement de Jésus sur la conduite est donc essentiellement une énonciation des actes [ p. 217 ] spontanés de l’homme régénéré. Lorsqu’il chercha à le réduire à des commandements, il le comprit en deux commandements simples qui, étant des commandements d’aimer, sont impossibles à obéir. Nul ne peut aimer Dieu ni son prochain par la pensée ; l’amour n’est pas non plus une fin en soi à poursuivre. En effet, il ne peut être poursuivi sans fausseté. De plus, il est absolument impossible de séparer l’amour du prochain de sa source première, l’amour de Dieu ; tant que vous ne pouvez pas aimer votre prochain de l’amour de Dieu, vous ne pouvez pas l’aimer réellement ; tant que vous ne connaissez pas Dieu, vous ne pouvez pas connaître son amour. Aimer les hommes, indépendamment de la connaissance de Dieu, n’est pas du tout de l’amour, au sens où Jésus l’entendait. Celui qui connaît Dieu sait immédiatement qu’il doit pardonner à ses ennemis ; et celui qui ne sait pas immédiatement qu’il ne doit pas résister au mal, ne connaît pas Dieu.
L’enseignement de Jésus sur la conduite est de cet ordre : il décrit les actes spontanés et nécessaires de l’homme né de nouveau, devenu membre du Royaume et connaissant la Paternité de Dieu. Les hommes devaient renaître dans une nouvelle condition d’être où ils accomplissaient naturellement [ p. 218 ] la volonté de Dieu ; ainsi né, Jésus exprimait et accomplissait la volonté de Dieu. Si nous concevons la renaissance comme la création d’une unité vivante et ininterrompue entre le membre du Royaume et Dieu lui-même, nous pouvons distinguer deux types d’enseignements de Jésus sur la conduite : il prescrivait non seulement des actes fruit de cette union entre l’homme et Dieu, mais aussi des actes qui devaient lever les obstacles à cette union. Il déclarait ce que les hommes faisaient lorsqu’ils renaissaient ; et aussi ce qu’ils devaient faire s’ils désiraient renaître.
À ce dernier genre appartient son enseignement incontestable sur les possessions, qui ne peut être confondu que par ceux dont le souci principal n’est pas d’expliquer, mais de rendre acceptable l’enseignement de Jésus. Il a exigé à maintes reprises l’abandon total de toute possession : non pas à cause d’un quelconque mal inhérent à l’argent en tant que tel, mais parce que la richesse constituait un obstacle majeur à l’union avec Dieu. Il est courant parmi les commentateurs de qualifier l’injonction à la pauvreté absolue d’« hérésie ébionite ». Mais qui a déclaré les ébionites hérétiques ? Pas Jésus.
Néanmoins, il serait contraire à l’esprit de l’enseignement de Jésus d’insister isolément sur l’injonction à la pauvreté. Ce n’est pas tant la possession de richesses [ p. 219 ] qu’il dénonçait, mais plutôt l’attachement à la richesse. « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. » Et Jésus croyait que la possession de richesses impliquait presque inévitablement un attachement à celles-ci, et par conséquent une incapacité à recevoir et à répondre à l’enseignement du Royaume. Dans la parabole du Semeur, la « tromperie des richesses » est présentée comme l’une des influences les plus hostiles à la compréhension du mystère du Royaume.
Mais la richesse n’est qu’une forme d’attachement à la vie non régénérée. Jésus a tout aussi péremptoirement recommandé la dissolution d’attachements bien plus précieux, l’abandon du foyer et de la famille. Et il serait malhonnête d’atténuer cette injonction. Jésus croyait manifestement qu’une rupture complète avec tout attachement était un préalable nécessaire à une renaissance complète. Nous savons qu’il avait lui-même choisi cette voie, et nous connaissons le résultat obtenu ; nous pouvons donc comprendre que l’enseignement de Jésus sur cette nécessité est extrême. Il exige que, pour préparer la voie à l’union par la pénétration totale de Dieu, l’homme « haïsse son père et sa mère, oui, et même sa propre vie » ; il exige, si nécessaire, même la mutilation physique. « Si ton œil [ p. 220 ] est un obstacle, arrache-le et jette-le loin de toi… »
Mais il est primordial de comprendre que ce rejet impitoyable de tout attachement n’est qu’un moyen d’atteindre le grand but : préparer le bon terrain où le mystère du Royaume peut être accueilli, et progresser rapidement et soudainement dans la connaissance que Dieu est Père et les hommes ses fils. L’enseignement de Jésus comporte un aspect ascétique ; mais cette ascèse est en quelque sorte la technique préliminaire de l’accomplissement. Une fois le but atteint, la contrainte disparaît aussitôt ; comme Jésus jeûna dans le désert, mais plus jamais. Une nouvelle et riche spontanéité de vie est atteinte : l’eau vive jaillit des profondeurs et s’écoule allègrement à travers l’homme nouveau-né ; dans cette nouveauté de vie, les attachements ne sont pas refusés, la condition d’attachement devient tout simplement impossible. Le fils de Dieu né de nouveau évolue avec une liberté totale dans la vie mondaine. Il n’a pas besoin de s’en tenir à l’écart. Aucune tension de volonté ni rigueur de reniement ne lui sont exigées. Il est devenu tout simplement incapable de tout attachement, car il est devenu pleinement l’instrument vivant et conscient de la volonté divine. Dieu a acquis un nouvel [ p. 221 ] organe d’expression ; par conséquent, sa simple existence lui est assurée par Dieu, et cette simple existence – le maintien de son corps physique comme organe parfait de la volonté divine – est tout ce dont il a besoin ou désire.
Ne cherchez ni nourriture ni boisson, et ne vous inquiétez pas. Ce sont les païens du monde qui s’y intéressent. Mais votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez son Royaume, et ces choses vous seront données aussi.
Le célèbre passage auquel ces mots concluent – « Ne vous inquiétez pas du lendemain de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez » – ne contient pas la moindre trace de rigueur ascétique. C’est une description de la vie d’un membre accompli du Royaume, et non un commandement d’abnégation comme moyen d’y entrer. L’ascétisme de l’enseignement de Jésus ne s’applique qu’à la période de préparation ; la préparation passée, et la renaissance accomplie, l’ascétisme est également terminé, et la vie insouciante commence. Pour le fils nouveau-né, l’essentiel de la vie est fourni par Dieu : il ne fait qu’un avec les oiseaux du ciel et les lis des champs. Il soupe joyeusement avec les publicains et les pécheurs, il reçoit volontiers le parfum de la prostituée et aime le cadeau pour « une chose de beauté » ; il est aux yeux de la rigueur ascétique « un glouton [ p. 222 ] et un buveur de vin ». Il vit, en apparence, à toute aventure ; Il rejette absolument toutes les règles et ordonnances ; il jeûne ou festoie selon sa propre volonté, qui est la volonté divine. Le membre du Royaume est un homme absolument libre, car il obéit pleinement à la volonté de Dieu ; et il peut être ainsi absolument obéissant parce que, par l’abandon préalable de tout attachement, il s’est rendu parfaitement réceptif à la voix de Dieu.
Pardon, amour, non-résistance au mal : tout cela suit comme la nuit le jour dans la nouvelle condition. Le secret est que « Vous devez être parfaits comme votre Père céleste est parfait ». L’homme ne fait qu’un avec Dieu : de même que Dieu fait lever son soleil sur le méchant et le bon, ainsi le fils de Dieu aime le méchant et le bon de la même manière. Il voit, comme avec les yeux de Dieu lui-même, que ces choses doivent être ainsi et non autrement, et que le mal ne sera jamais vaincu que par la bonté qui sait que le mal a son propre droit parfait à l’existence. La bonté qui nie le mal et règne directement pour le détruire n’est pas du tout la bonté, car elle n’est pas en accord avec cette perfection de Dieu qui a créé le mal [ p. 223 ] comme le bien. La parfaite tolérance de Dieu doit être atteinte par l’homme. Nous touchons là le centre secret de l’enseignement le plus profond de Jésus : ce n’est rien de moins que que l’homme doit être Dieu. C’est la sagesse la plus haute et la plus vraie jamais enseignée aux hommes ; Et concernant l’homme qui a vécu, il n’est pas étonnant que ses disciples en soient venus à croire qu’il était Dieu fait homme. Ils n’avaient rien d’autre à croire. Et même aujourd’hui, ceux qui sont capables de comprendre les faits ne peuvent croire que deux choses à propos de Jésus : soit Jésus était Dieu fait homme, soit il était homme fait Dieu. Il est plus facile et moins exigeant de croire à la première affirmation, mais la seconde est la vérité.
Il est peut-être inutile d’en dire plus sur l’enseignement de Jésus concernant l’accession subjective au Royaume de Dieu. Cet enseignement est, et Jésus lui-même l’a reconnu, soit évident, soit incompréhensible. Mais il est nécessaire d’insister sur le fait qu’il existait dès le début un lien vital entre l’accession subjective au Royaume et l’établissement objectif du Règne de Dieu. L’imminence du Règne de Dieu est partout présupposée dans l’enseignement de Jésus. [ p. 224 ] L’accession au Royaume subjectif impliquait la certitude de participer au Règne objectif. L’expression « Royaume de Dieu » était utilisée par Jésus dans les deux sens : et ceux qui l’interpréteraient de manière rigide dans un sens ou dans l’autre se trompent totalement. Le sens de l’expression ressort toujours du contexte. Ce qui est évident, c’est que la profonde originalité de l’enseignement de Jésus réside dans son enseignement subjectif.
Car, comme nous l’avons dit, la croyance en l’imminence du Règne objectif de Dieu n’était en rien nouvelle dans la religion juive. Jean-Baptiste l’avait proclamée, et Jésus l’avait suivi. Jésus avait, pour ainsi dire, hérité de Jean la certitude que le jugement de Dieu était proche. Sous la forme de cette certitude héritée, il insuffla une nouvelle connaissance de la nature de Dieu et de son jugement, ainsi que des moyens par lesquels un homme pouvait s’assurer du jugement divin. Ainsi, inévitablement, la nature du Règne de Dieu fut complètement transformée par rapport à ce qu’elle était pour Jean-Baptiste : elle passa de la théocratie transcendantale établie par le jugement sévère et terrible du Messie de Dieu à la communauté bénie des fils de Dieu nés de nouveau et réunis. Le Jugement [ p. 225 ] était certes encore à venir, mais les hommes avaient désormais, s’ils voulaient seulement entendre la bonne nouvelle, le moyen de savoir sans l’ombre d’un doute qu’ils seraient accueillis dans la joie par un Père aimant.
Jésus pouvait donc vraiment dire que Jean-Baptiste n’avait aucune part au Royaume de Dieu : il ne savait pas ce que c’était.
« En vérité, je vous le dis : parmi les hommes nés de femmes, il n’en a pas paru de plus grand que Jean-Baptiste. Mais le plus petit dans le Royaume de Dieu est plus grand que lui. »
Et une distinction encore plus subtile et plus profonde allait suivre.
Depuis l’époque de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le Royaume de Dieu est forcé, et des violents s’en emparent. Car tous les prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean. Et si vous pouvez le comprendre, c’est lui qui est Élie qui devait venir. Que celui qui a des oreilles entende !
La référence à Jean comme précurseur de lui-même, devenu futur Messie, qui situe cette parole à l’époque de Césarée de Philippe, ne nous concerne pas ici. Mais la « violence » exercée contre le Royaume de Dieu depuis l’époque de Jean jusqu’au moment où [ p. 226 ] Jésus s’exprima, était la violence exercée contre lui par Jésus et ceux qui comprenaient son enseignement. En réalisant le Royaume en eux-mêmes, ils forcèrent l’avènement du Règne. Cet argument peut paraître violent, mais il ne l’est évidemment pas. L’union avec Dieu, comme celle d’un fils avec un Père, était en soi la garantie que cette condition était sur le point de se perpétuer. Le véritable disciple de Jésus, pour ainsi dire, goûtait déjà les joies du Royaume éternel, et avec elles la certitude que son établissement définitif n’était qu’une question de jours. Ainsi, le membre du Royaume, qui en comprenait le mystère, forçait sa venue. Jean-Baptiste ne pouvait que l’attendre.
Jean appartenait donc à l’ordre ancien, à la dispensation passée ; il était compté avec la Loi et les Prophètes. Malgré toute sa grandeur, Jésus le considérait comme faisant corps avec les pharisiens qui demandaient quand viendrait le Royaume, et à qui il déclara :
« Le royaume de Dieu ne viendra pas en l’attendant ; et on ne dira pas : “Me voici” ou “Il est là”. Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous. »
[ p. 227 ]
Cela ne signifiait pas du tout pour Jésus que le Royaume de Dieu était seulement à l’intérieur des hommes, purement subjectif ; mais que l’événement objectif ne pouvait se produire que par la réalisation subjective.
Parce que l’enseignement de Jésus sur le Royaume était ainsi enraciné dans la subjectivité, il a une validité éternelle. Aucune déception terrestre ne peut l’ébranler. Le Royaume de Dieu qui n’est pas venu est le Royaume qui vient en observant ; il ne viendra jamais. Le seul Royaume de Dieu qui puisse venir est celui que Jésus a enseigné ; et si, dans la plénitude des temps, il vient effectivement, il sera venu précisément comme il l’avait annoncé, par la « violence » sacrée que les hommes lui auront infligée, et à eux-mêmes.
Tel fut le seul enseignement de Jésus sur le Royaume. Il appartient à son ministère avant Césarée de Philippe ; après Césarée de Philippe, il en parla différemment, car il n’était alors plus un enseignant, mais le Juge élu de l’humanité. Il avait constaté que les hommes refusaient d’écouter son enseignement, ou, s’ils l’écoutaient, ne pouvaient le comprendre. Ils ne voulaient pas, ils ne pouvaient pas, par leurs propres moyens, contraindre le Royaume à venir. Il n’y avait rien à faire : Jésus seul, sans aide, sans être compris, [ p. 228 ] leur arracherait le Royaume. Il avait attendu le Messie en vain ; maintenant, il serait le Messie et le Juge des hommes. Aucun dessein plus sublime n’a été conçu par l’esprit humain que celui que Jésus a conçu lorsqu’il a fait le Messie – lui-même ; et non seulement il a conçu ce dessein, mais il l’a suivi et persévéré jusqu’au bout. Et s’il nous faut chercher les motifs de ce dévouement suprême, nous les trouverons les plus profonds dans son titre et ses paroles : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » Ce que les hommes ne voulaient ni ne pouvaient recevoir de lui comme enseignant, il le leur imposait en devenant le Messie de Dieu.
C’était impossible. Il n’était pas le Messie de Dieu, et il le savait enfin. Mais qu’un maître de sagesse ait eu le courage aimant de tenter de sonder et de devancer les desseins insondables de Dieu est un événement de l’histoire de l’humanité qui, aujourd’hui encore, commence à peine à agir pleinement sur les esprits et les âmes. Cet acte final, délibéré, d’imagination sublime et d’héroïsme solitaire, distingue absolument l’enseignement de Jésus de celui d’autres maîtres profonds [ p. 229 ] de l’humanité. L’enseignement de Jésus n’est pas seulement son enseignement ; c’est sa vie et sa mort.
Néanmoins, pour le comprendre, il nous faut distinguer Jésus, le Maître, de Jésus, le Sauveur ; nous devons toujours nous rappeler que c’est uniquement à cause de l’aveuglement de l’âme et de la dureté de cœur des hommes que Jésus est devenu le Sauveur. Et si nous persistons à le considérer comme le Sauveur, nous devenons comme les pharisiens qui attendaient le salut comme un événement extérieur. Certes, Jésus a essayé de le donner ainsi à des hommes qui ne pouvaient le recevoir autrement : mais il savait à la fin, comme il l’avait su au commencement, qu’il ne pouvait être donné qu’« à celui qui a ».
La conception de Jésus comme Sauveur et son enseignement ne peuvent jamais être véritablement conciliés, car Jésus enseignait que le membre du Royaume entrait en relation immédiate avec Dieu. Par conséquent, l’idée que cette relation doive être médiatisée touche au cœur même de son enseignement. Que Jésus lui-même ait véritablement donné sa vie pour la médiatiser, qu’il y soit parvenu, d’une manière inédite, n’affecte en rien la vérité : il a choisi cette voie comme un conseil de désespoir – un sublime pis-aller. En termes simples, pour celui qui reconnaît véritablement la vérité de [ p. 230 ] l’enseignement de Jésus, Jésus ne peut être plus qu’un fils ou un frère. Le plus grand des frères, le premier des fils, sans aucun doute ; mais dès qu’il se distingue par sa nature d’un fils ou d’un frère, ce qu’il a enseigné en tant que maître est nié.
Et il est impossible de comprendre l’enseignement de Jésus et de le nier. Le comprendre, c’est l’accepter : il est soit dénué de sens, soit vrai. C’est, par essence, un enseignement évident. Mais évident seulement pour ceux qui ont en eux une lueur de connaissance de la condition de vie qu’il promet et d’où il découle. « À celui qui a, il sera donné ; et à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » est en réalité une définition de la nature de la connaissance enseignée par Jésus. C’est une connaissance qui ne peut être appréhendée que par un changement dans l’être de celui qui apprend. Pour comprendre l’enseignement du Royaume, un homme doit déjà appartenir au Royaume.
Il est donc vain de tenter d’exposer en détail l’enseignement de Jésus. Tout ce que l’on peut faire est d’indiquer, comme nous avons tenté de le faire, le centre vivant d’où seul il peut être appréhendé dans la beauté spontanée de sa vérité. S’il fallait trouver [ p. 231 ] un seul mot pour décrire son enseignement, ce serait « spontané ». En effet, si l’on comprend la signification de ce mot « spontané », appliqué à un être humain pleinement conscient, on comprend l’enseignement lui-même. C’est l’enseignement d’une sagesse humaine profonde et ultime ; il est donc spontané ; car la spontanéité est la consommation de la sagesse.
En d’autres termes, l’enseignement de Jésus est, et est éternel, car il est un enseignement de vie. La vie ne s’enseigne pas, elle se vit et se connaît. Seuls comprennent l’enseignement de Jésus ceux qui savent qu’il ne s’agit pas d’un enseignement, mais simplement de la parole vivante de quelqu’un qui a atteint une nouvelle condition de vie. Son but est de créer cette vie nouvelle chez les autres, et chez ceux qui ont des oreilles pour l’entendre, une vie nouvelle naît immédiatement. Que Jésus lui-même ait parlé ou que l’auteur du quatrième Évangile les ait imaginés, le secret de l’enseignement de Jésus réside dans ces mots : « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et que vous l’ayez en abondance. » L’enseignement de Jésus est un enseignement joyeux, comme tout enseignement de vie doit l’être. Une bonne nouvelle, en effet : une promesse de richesses infinies : « Cherchez d’abord le royaume des cieux, et toutes ces choses vous seront données par-dessus. »