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Il était impossible que Jean ait pu imaginer, un seul instant, que le Tout-Puissant se trouvait parmi la foule qui l’écoutait. Avant de pouvoir comprendre la véritable histoire de Jésus et son œuvre sublime, nous devons absolument oublier la doctrine chrétienne selon laquelle Jésus était, de son vivant, le Messie. Jésus en vint à croire qu’il le serait, et il était un homme tel que les générations suivantes trouvèrent possible, voire nécessaire, de le croire. Mais tout cela se passait dans le futur. La véritable conviction que Jésus était le Messie ne fut possible qu’après sa mort. Et au moment où Jésus écoutait Jean-Baptiste, cette pensée était loin de lui et totalement inconcevable pour quiconque.
Car le Messie imaginé au temps de Jésus n’était pas, et ne devait jamais devenir, un homme vivant parmi les hommes. C’était une figure transcendante et surhumaine, [ p. 20 ] dont l’avènement dans le monde verrait le soleil s’obscurcir et les cieux s’enrouler comme un parchemin. Nous en avons un aperçu dans le livre de Daniel, sous la forme de « quelqu’un qui ressemble à un Fils de l’homme », et un autre, plus vivant encore, dans l’Apocalypse. Là, le Messie a été, pour ainsi dire, christianisé ; mais essentiellement, l’Agneau de Dieu dans ce livre est le Messie de l’imagination juive au temps de Jésus. Aucun homme vivant ne pouvait être le Messie, car le Messie n’appartenait absolument pas à l’ordre de l’humanité. Jésus n’a jamais cru non plus qu’il était le Messie ; mais seulement qu’il allait le devenir. L’idée qu’un homme vivant puisse devenir le Messie était terriblement difficile – même pour Jésus, pour le Juif ordinaire, c’était impossible – mais qu’un homme vivant puisse être le Messie était tout simplement impensable.
Il faut bien comprendre cela, car si nous ne le comprenons pas, il est impossible de comprendre la vie de Jésus. Jean-Baptiste n’a pas reconnu et n’aurait pas pu reconnaître Jésus comme le Messie. Jésus n’était pas ce qu’il attendait ; il n’attendait pas du tout un homme, mais une Présence ineffable, à l’avènement de laquelle viendrait la fin du monde. Il attendait un signe, le signe des signes, bien plus intensément [ p. 21 ] que les pharisiens, car il savait que la fin était proche et eux ne le savaient pas. Il n’y eut aucun signe. Il n’y avait aucune voix du ciel que Jean pût entendre, aucun nuage de gloire qu’il pût voir, aucune colombe descendant que ses yeux pussent suivre. Ce qui arriva à Jésus, alors qu’il remontait des eaux du Jourdain, lui arriva à lui seul.
« Comme il remontait du fleuve, il vit les cieux s’ouvrir au-dessus de lui et l’Esprit descendre vers lui comme une colombe ; et il entendit une voix qui venait du ciel et qui disait :
« Tu es mon fils bien-aimé : je t’ai choisi. »
Il existait d’autres versions de ces paroles, dont l’une a été préférée à l’autre par l’Église des temps postérieurs pour des raisons qui auraient semblé incompréhensibles à Jésus. Car ces paroles étaient les siennes, par lesquelles, des mois plus tard, il chercha à raconter à ses disciples les plus proches l’étrange événement survenu à son âme. Il a dû essayer, tant bien que mal, de leur communiquer cette chose incroyable et simple. À un autre moment, les paroles qu’il adressa à la voix furent celles-ci :
« Tu es mon fils bien-aimé ; aujourd’hui je t’ai engendré. »
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Ces mots ne sont pas contradictoires et doivent donc être préférés. Ils relatent, avec la même vérité, le même événement ineffable. Dans le premier cas, c’était la béatitude, dans le second la plénitude de la renaissance que Jésus s’efforçait de communiquer. Et il a assurément communiqué ces choses, et toutes étaient vraies. Cet événement fut une naissance soudaine, et pourtant d’une félicité indicible : quelque chose qui n’était pas, il descendit rapidement et doucement sur son âme, telle une colombe, et le couva. Il y eut soudaineté, bonheur, paix et joie – une paix et une joie qui n’étaient pas les siennes, mais qui n’étaient pas d’un autre que lui, dans quelque chose qu’il était et n’était pas. Dans quelqu’un, donc ; et plus tard, il parla de ce qu’il savait : « Il y a plus de joie au Ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui n’ont pas besoin de repentance. »
Car il était venu se faire baptiser par Jean, pécheur, au milieu d’une foule de pécheurs. Il était venu plus que pécheur, mais c’est bel et bien pécheur qu’il était venu. Quoi que fût cet homme, il était l’incarnation de l’honnêteté. Il n’aurait pas cherché le baptême pour la rémission des péchés s’il n’avait pas été conscient de son péché. Il était aussi venu pour voir et entendre [ p. 23 ] un prophète ; il l’aurait vu et entendu, mais il n’aurait pas cherché son baptême sans raison, ni ne serait devenu un avec les ritualistes extérieurs qu’il méprisait si passionnément. Dans ses dernières paroles, nous entendons sans l’ombre d’un doute la voix de celui qui avait connu le péché, la conscience du péché, et la joie céleste pour le pécheur qui se repent.
Ce qu’il savait ce jour-là, alors qu’il priait au bord du Jourdain, que l’Esprit reposait sur son âme comme une colombe et que la voix résonnait en lui, c’est qu’il était fils de Dieu. Il est difficile d’aborder ces paroles avec franchise et simplicité : pour le sceptique, elles sont dénuées de sens ; pour le croyant, elles ont acquis un sens totalement éloigné de l’expérience réelle de Jésus ce jour-là.
Ce qu’il savait, ce jour-là, avec soudaineté, paix et joie, concernait quelque chose de lui-même et quelque chose de Dieu. Que Dieu existe, ce fils d’Israël n’en doutait pas ; mais croire en son existence et connaître Dieu sont deux choses bien différentes. Jésus avait cherché à connaître Dieu ; il avait cherché à le reconnaître à sa voix dans les livres de la Loi et des Prophètes. Il s’était détourné de cet accent et s’était accroché à [ p. 24 ] que Dieu n’était pas dans le tremblement de terre, ni dans la nuée, ni dans le feu, mais dans la douce voix. « Je désire la miséricorde et non le sacrifice » : telle était la voix qu’il recherchait. Et avec quelle ardeur, quel empressement, avec quel discernement exquis il l’écoutait, ceux-là seuls peuvent en juger qui ont lu les chapitres insuffisamment ciselés et torturés d’Osée d’où Jésus a extrait ce joyau. Bien avant de descendre de Nazareth au Jourdain, il était un maître des Écritures. Tout comme l’étaient les pharisiens et les interprètes de la Loi, les scribes. Mais la maîtrise des Écritures par Jésus était d’une nature totalement différente de la leur. C’était une maîtrise créatrice. Car dans l’Ancien Testament, il n’y a pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux ; parmi eux, Jésus n’en cherchait qu’un seul, celui qui satisfasse sa profonde connaissance intuitive de ce que Dieu doit être – un Dieu qu’il puisse adorer.
Jésus était un tel homme que le Dieu qu’il pouvait adorer devait être le Dieu qu’il pouvait aimer. Le second Isaïe avait aussi été, en partie, un tel homme. Mais Jésus était pleinement un tel homme. Il était donc un rebelle contre la tradition de sa race. Il était le véritable enfant de sa grande nation en ce qu’il croyait en un seul Dieu ; il était un rebelle [ p. 25 ] contre elle en ce que le seul Dieu en lequel il pouvait ou voulait croire était un Dieu qu’il pouvait aimer. Ce fut un acte prométhéen, de rébellion et de création, et il changea l’esprit de l’homme et la face du monde. Il a dû y avoir des jours, des années, où la rébellion contre la tradition de sa race, et contre la Loi elle-même, était un pur néant ; le temps a dû être celui où il avait abandonné le Dieu sévère et redoutable et n’avait trouvé personne d’autre pour prendre sa place, un temps sombre et terrible où l’Unique était silencieux et impénétrable devant ses questions, et lui-même était simplement seul, ou avec le souvenir seulement de la seule voix qui était belle et ineffablement douce parmi les nombreuses voix avec lesquelles Dieu avait parlé autrefois.
Il descendit vers Jean-Baptiste pour voir et entendre un nouveau prophète, et se faire baptiser pour la rémission de ses péchés. Mais la voix de Jean était la voix familière du Dieu sévère et redoutable ; il appartenait aux temps anciens, à la Loi et aux Prophètes. Il n’avait pas la connaissance de Dieu que Jésus recherchait, et parce qu’il savait ce qu’il cherchait, il la possédait déjà. Jésus ne se trompait pas au sujet de Jean. Dans les mois qui suivirent, il parla clairement de lui :
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En vérité, je vous le dis, parmi les hommes nés de femmes, il n’en a pas paru de plus grand que Jean-Baptiste; mais le plus petit dans le royaume de Dieu est plus grand que lui.
Jean appartenait à l’ancien ordre et à l’ancienne connaissance : il était exclu du nouveau.
Ce n’est pas la justice ; mais la justice n’a aucune part au mystère de la création. Le nouveau naît, et l’ancien est rejeté. Le baptême de Jean, comme le sang sur les poteaux des portes d’Israël en Égypte, n’était qu’un refuge contre la colère à venir. Le Royaume de Dieu que Jésus a découvert et créé était autre chose.
Et cela fut découvert et créé le jour où Jésus fut baptisé par Jean et sortit de l’eau. Alors Jésus sut que le Dieu qu’il cherchait existait, et que lui et le Dieu qu’il cherchait étaient un. Pourtant, plus qu’un, deux dans une relation d’unité ineffable, si complète et si paisible, si loin de tout ce que l’intellect pouvait comprendre de l’union entre deux, qu’il n’y avait qu’une seule relation humaine qui ne trahirait pas entièrement la vérité. Père et Fils. Le Fils avait trouvé son Père, et le Père son Fils. [ p. 27 ] « Car mon fils que voici était mort et il est vivant ; il était perdu et il est retrouvé. »
Dans l’Évangile aux Hébreux, il existe une troisième version de la voix entendue par Jésus ; elle est authentique, tout comme les autres. On y lit :
« Mon Fils, je t’ai attendu dans tous les prophètes, afin que tu viennes et que je me repose en toi, car tu es mon repos. »
Nul autre que Jésus n’aurait pu penser cette pensée ni formuler ces paroles. Le Dieu solitaire avait désiré ardemment son fils, celui qui connaîtrait le secret de son cœur et dépasserait la terreur, les éclairs, le tremblement de terre et la tempête, pour atteindre le silence de la douce voix. Tout au long de la longue histoire d’Israël, il avait attendu, et maintenant son fils lui était né, né de sa propre quête, par un amour qui avait suivi les échos de sa voix à travers les prophètes. Le Dieu solitaire avait entendu leurs pas dans les couloirs redoutables à mesure qu’ils approchaient, certains si proches que son cœur ardent aurait éclaté pour prononcer un mot, mais aucun n’avait franchi le voile et le mot n’avait pas été prononcé. Mais maintenant, aucun n’avait hésité : son fils était né, et le Dieu solitaire trouvait le repos.