[ p. 336 ]
Dans le récit des deux derniers jours de la vie de Jésus donné par les synoptiques, il existe une légère confusion. Tous s’accordent à dire que Jésus a mangé la Pâque avec ses disciples le 14 Nisan, un vendredi ; pourtant, tous s’accordent à le représenter crucifié et enseveli le même jour, couché dans le tombeau le samedi sabbat, et ressuscité le dimanche. Il est impossible de concilier ces affirmations.
La cause de cette confusion semble évidente. La Dernière Cène occupait inévitablement une place si précieuse et honorée dans la mémoire de ses disciples et dans le rituel de l’Église primitive qu’elle en devint indissociable de la Pâque juive elle-même. Le jour de la grande fête sacrificielle qui remplaça la Pâque fut identifié à ce jour. Ce n’était pas la Pâque juive que Jésus ordonna à ses disciples de préparer pour pouvoir la partager avec eux.
[ p. 337 ]
La Dernière Cène a eu lieu dans la nuit du jeudi et non dans la nuit du vendredi.
Il était en effet nécessaire qu’il en soit ainsi, car Jésus devait lui-même être l’Agneau pascal de la Nouvelle Alliance et avait décidé de mourir le 14 Nisan. Il mourut ce jour-là vers 15 heures ; à peu près à la même heure commençait l’immolation des agneaux pascaux au Temple pour le repas pascal de cette nuit-là.
Si l’on se demande comment Jésus a pu prédéterminer une conjoncture aussi profonde et symbolique, il faut admettre sans hésiter que, faute de preuves, nous ne pouvons donner un compte rendu détaillé des moyens par lesquels il est parvenu à son but. Mais, globalement, nous tenons pour établi qu’après avoir soigneusement dissimulé ses faits et gestes, sauf lorsqu’il apparaissait en plein jour dans le Temple avec une foule d’auditeurs bien disposés, il s’est offert à la capture au moment qu’il avait choisi, et a simultanément fait en sorte que le secret de sa messianité soit révélé aux autorités sacerdotales de Jérusalem. Que Judas ait été en cela le serviteur conscient du dessein de Jésus, ou que Jésus en ait fait son instrument inconscient, ces [ p. 338 ] choses dépassent totalement notre compréhension. L’imagination nous inclinerait à la première hypothèse.
La veille de la Pâque, Jésus envoya deux de ses disciples – Luc les nomme Pierre et Jean – de Béthanie à Jérusalem. Il avait convenu avec quelqu’un de la ville qu’une pièce serait préparée pour qu’il puisse prendre son dernier repas d’adieu avec ses disciples sans être dérangé. Il devait se cacher, surtout la nuit ; et il avait convenu avec le propriétaire de la pièce d’un signe secret afin qu’il soit reconnu des disciples, et eux de lui. Ils trouveraient un homme tenant une cruche d’eau dans une certaine rue ; ils devaient le suivre jusqu’à la maison où il entrerait. Ils devaient alors poser au maître de maison la question que Jésus leur avait posée :
« Le Maître dit : Où est ma chambre pour que je puisse manger la Pâque avec mes disciples ? »
Ils firent ce qu’il leur avait ordonné : ils suivirent l’homme à la cruche et s’adressèrent au maître de maison. Il les conduisit dans une grande salle à l’étage, où étaient disposés des lits. Là, les deux disciples préparèrent le repas.
Ce n’était pas le repas de la Pâque, même si Jésus entendait sans doute en faire une nouvelle cérémonie, à la fois semblable et différente de l’ancienne. Il n’y a aucune [ p. 339 ] raison de douter de l’authenticité des paroles qu’il a prononcées à ses disciples comme « cette Pâque » ; ni, en l’occurrence, de douter qu’il instaurait une fête solennelle et symbolique. Inutile de faire appel aux preuves de saint Paul selon lesquelles cette commémoration rituelle était fermement établie dès les premiers temps de l’Église, car si la teneur principale de ce récit est vraie, une consécration solennelle de lui-même à sa place est ce que nous attendons de Jésus à ce moment précis : une consécration solennelle de lui-même, c’est ce que rapportent les évangélistes.
Mais entre ces trois récits, un choix s’impose. Matthieu suit le récit concis et concis de Marc. Le récit de Luc est détaillé et singulier : il semble le plus original. Alors que celui de Marc semble être une réminiscence du rituel de la communauté primitive, celui de Luc donne l’impression d’un souvenir personnel authentique des événements survenus dans la chambre haute de Jérusalem.
Au début du repas, Jésus dit :
« J’ai désiré ardemment manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Car je vous le dis, [ p. 340 ] je ne la mangerai pas jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. »
Puis il prit une coupe dans ses mains, loua Dieu et dit :
« Prenez ceci et partagez-le entre vous. Car je vous le dis, je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que j’en boive du nouveau avec vous dans le royaume de Dieu. »
C’était un gage du repas qu’il partagerait avec les fils du Royaume lorsque la fin serait venue, et qu’il serait revenu, en tant que Messie, pour juger le monde par son amour et établir le Royaume de Dieu pour toujours.
Mais à la fin du repas, le pain et le vin qu’ils partagèrent revêtirent pour Jésus une signification symbolique encore plus profonde. Ils n’étaient pas seulement les arrhes du grand festin du Royaume, dont il avait parlé en paraboles ; ils symbolisaient son corps et son sang, qui devaient être donnés pour que le Royaume de Dieu puisse venir.
C’est pourquoi il prit du pain, rendit grâces, le rompit et le donna à ses disciples, en disant :
« Ceci est mon corps donné pour vous. »
Et après le souper, il prit de nouveau la coupe, [ p. 341 ] et, après avoir rendu grâces, il la donna à boire à tous, en disant :
« Ceci est mon alliance : le sang versé pour la multitude. »
Jésus était le sacrifice volontaire dont le sang a scellé la nouvelle alliance entre l’homme et Dieu. Pourquoi douter de l’authenticité de ses paroles ? Un homme aussi grand que lui, avançant vers sa destinée solitaire et merveilleuse, était certainement capable d’une telle pensée. À cet instant, la fin du monde était arrivée : il était bien des choses à ses yeux, comme il l’a été par la suite.
Puis il dit :
« En vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira, celui qui a mangé avec moi. »
Triste, ils commencèrent à lui demander, l’un après l’autre : « Est-ce que ça pourrait être moi ? »
Il leur dit encore :
« C’est l’un des douze qui a mis la main à la pâte avec moi. Car le Fils de l’homme suit le chemin qui lui est destiné. »
Était-ce le signal pour Judas ? Les célèbres paroles qui suivent ont-elles vraiment été prononcées ?
« Mais malheur à cet homme par qui le Fils de l’homme [ p. 342 ] est trahi ! Mieux valait pour cet homme qu’il ne fût pas né. »
Alors, tandis que les disciples cherchaient un signe du traître, ils retombèrent dans la vieille dispute : qui serait le plus grand parmi eux dans le Royaume à venir ? La vieille question de savoir qui siégerait à sa droite et qui à sa gauche refit surface.
Il a dit :
Les rois des nations les dominent, et ceux qui les gouvernent sont appelés « bienfaiteurs ». Mais ne soyez pas comme eux. Quiconque veut être grand parmi vous sera votre serviteur, et quiconque veut être le premier parmi vous sera l’esclave de tous. Lequel est le plus grand ? Celui qui dîne ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui dîne ? Mais moi, je suis au milieu de vous comme un serviteur. Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup.
Mais vous, vous êtes ceux qui m’ont soutenu dans mes épreuves. Et je vous donnerai la royauté, comme mon Père me l’a donnée, afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume, et que vous siégiez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël.
Le souper fut terminé et ils chantèrent un psaume. [ p. 343 ] Il s’agissait probablement du psaume de la Pâque, le même psaume 118 qui trottait dans la tête de Jésus lorsqu’il disputait au Temple, le grand psaume de la victoire après la défaite. Puis il les conduisit au mont des Oliviers.
À la faveur de l’obscurité, Judas s’échappa du groupe pour indiquer aux grands prêtres où trouver le Maître et pour conduire leurs serviteurs au jardin des oliviers de Gethsémani où il attendrait son arrestation. En chemin, Jésus dit :
« Vous serez tous scandalisés à mon sujet. Il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. »
Puis il se tourna vers Simon :
Simon, Simon ! Satan vous a tous réclamés, pour vous vanner comme du grain. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Reviens et affermis tes frères.
Simon répondit :
« Même si tous sont offensés, je ne le serai pas. »
Jésus a dit :
« En vérité, je te le dis, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois. »
Il était le plus véhément.
[ p. 344 ]
« Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. »
Et tous les disciples dirent la même chose.
Jésus a dit :
« Quand je t’ai envoyé sans sac à main ni portefeuille, manquais-tu de quelque chose ? »
Ils ont répondu : « Rien. »
Il a dit :
« Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, et aussi une besace ; et que celui qui n’en a pas vende sa tunique et achète une épée. Car je vous dis qu’il faut que s’accomplisse en moi cette parole de l’Écriture : “Il a été considéré comme un malfaiteur.” Car ce qui me concerne a maintenant sa fin. »
Ils dirent : « Maître, il y a ici deux épées. »
« Cela suffit », répondit Jésus.
Les disciples étaient sincères jusqu’au bout. Si Jésus parlait d’épées, il devait s’agir de vraies épées. L’ironie du « C’est assez » leur échappait.
Ces mots sont précieux. Il serait difficile de douter de l’authenticité de leur triste ironie. Si on les accepte, il s’ensuit que Jésus a prononcé les mots « Et il fut tenu pour un malfaiteur » à son sujet lors de sa dernière nuit terrestre. Autrement dit, c’est Jésus lui-même, et non les générations [ p. 345 ] suivantes, qui l’a vu préfiguré dans le « serviteur souffrant » d’Isaïe (53e chapitre). Nous en sommes convaincus ; mais la critique moderne, manquant ici comme en tant d’autres endroits de la souplesse d’esprit nécessaire pour concevoir la puissance créatrice d’un grand esprit, a de plus en plus tendance à nier que Jésus ait pu se concevoir ainsi.
Jésus s’est ainsi conçu ; dès sa conception, il a puisé le courage de son sacrifice solitaire. Ceux qui nient cette possibilité oublient que la seule raison pour laquelle son histoire les passionne encore, c’est qu’il fut le plus grand homme dont on garde le souvenir.