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Enseignements visionnaires. — Le nouveau manuel de religion introduit furtivement dans le judaïsme « plaça la Kabbale, inconnue un siècle auparavant, au même niveau que la Bible et le Talmud, et dans une certaine mesure à un niveau encore plus élevé. Le Zohar a sans aucun doute produit du bien, dans la mesure où il a opposé l’enthousiasme à la manière légale et aride de l’étude du Talmud, stimulé l’imagination et les sentiments, et cultivé une disposition qui a restreint la faculté de raisonnement. Mais les maux qu’il a apportés au judaïsme l’emportent de loin sur les bienfaits. Le Zohar a confirmé et propagé une superstition sombre, et a renforcé dans les esprits la croyance au royaume de Satan, aux mauvais esprits et aux fantômes. Par son utilisation constante d’expressions grossières, souvent à la limite du sensuel, en contraste avec l’esprit chaste et pur qui imprègne la littérature juive, le Zohar a semé la [ p. 55 ] germa des désirs impurs, et produisit plus tard une secte qui abandonna tout respect pour la décence. Finalement, le Zohar émoussa le sens de la simplicité et de la vérité, et créa un monde visionnaire dans lequel les âmes de ceux qui s’y consacraient avec zèle étaient plongées dans une sorte de demi-sommeil et perdaient la faculté de distinguer le bien du mal. Ses interprétations argutiques des Écritures Saintes, adoptées par les kabbalistes et d’autres personnes infectées par ce maniérisme, pervertirent les versets et les mots du Livre Saint, et firent de la Bible le terrain de lutte des notions les plus insensées.
Au XIIIe siècle, la Kabbale fut représentée en Italie par Menahem di Recanati, qui écrivit un commentaire du Pentateuque qui n’est guère plus qu’un commentaire du Zohar. Cet ouvrage fut traduit en latin par Pic de la Mirandole.
Au début du XIVe siècle, Joseph ben Abraham ibn Wakkar (1290-1340) s’efforça de concilier la Kabbale et la philosophie et écrivit à cette fin un traité sur les doctrines fondamentales de la Kabbale. Une analyse de ce traité, toujours manuscrit à la Bibliothèque Bodléienne (cod. Laud. 119 ; décrit par Uri n° 384), est donnée par Steinschneider dans l’Encyclopédie générale d’Ersch et Gruber, partie II, vol. XXXI, p. 100 et suiv.
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Aux XIVe et XVe siècles, la Kabbale était particulièrement cultivée en Espagne. Les Zoharites dénonçaient ouvertement leurs coreligionnaires qui ne voyaient pas les avantages de la Kabbale. Parmi les Zoharites figurait Abraham de Grenade, auteur (entre 1391 et 1409) d’une œuvre cabalistique, Berith Menuchat, « L’Alliance de la Paix » (Amsterdam, 1648), un fatras de noms étranges de la Divinité et des anges, de lettres transposées et de jongleries avec les voyelles et les accents. « Il eut l’audace », dit Graetz, « d’enseigner que ceux qui ne pouvaient appréhender Dieu par les méthodes kabbalistiques appartenaient aux faibles de foi, étaient des pécheurs ignorants et, comme les dépravés et les apostats, étaient négligés par Dieu et indignes de sa providence particulière. Il pensait que l’abandon de leur religion par les Juifs cultivés s’expliquait par leur application fatale aux études scientifiques et leur mépris de la Kabbale. D’autre part, il prétendait voir dans les persécutions de 1391 et dans la conversion de tant de Juifs éminents au christianisme les signes avant-coureurs de l’ère messianique, des souffrances qui la précéderaient et de l’approche de la rédemption. » Un autre écrivain de ce genre était Shem Tob ben Joseph ibn Shem Tob (mort en 1430), auteur d’Emounoth, c’est-à-dire « La fidélité » (Ferrare, 1557), dans lequel il attaque les penseurs et philosophes juifs en les qualifiant d’hérétiques et soutient que le salut d’Israël dépend de la Kabbale. Le troisième écrivain était Moïse Botarel (ou Botarelo), également espagnol, qui se prétendait thaumaturge et prophète, et se présentait même comme le Messie. Il prophétisa qu’au printemps 1393 l’ère messianique serait inaugurée. Alors que la Kabbale pénétrait toutes les branches de la vie et de la littérature, des voix s’élevèrent également contre le Zohar. Le premier parmi les Juifs à s’opposer à son autorité fut Élias del Medigo. Dans son Bechinath ha-daath (c’est-à-dire « Examen de la Loi », écrit en décembre 1491), il exprima ouvertement son opinion selon laquelle le Zohar était l’œuvre d’un faussaire et la Kabbale était composée des lambeaux de l’école néoplatonicienne. Mais sa voix, ni celle des autres, ne parvint à enrayer la rapide progression de la Kabbale, qui avait alors gagné la Palestine et la Pologne depuis l’Espagne et l’Italie.
Thaumaturges et prophètes. — Laissant de côté quelques défenseurs et enseignants mineurs de la Kabbale, il convient de mentionner deux érudits palestiniens qui se sont distingués comme maîtres de la Kabbale : Moïse Cordovero [1] et Isaac Luria. Le premier (1522-1570) fut l’élève de Salomon Alkabez [2] et écrivit de nombreux ouvrages sur la Kabbale. Son œuvre principale est le Pardes Rim-monim, c’est-à-dire [ p. 58 ] « Le Jardin des Grenades » (Cracovie, 1591), dont des extraits ont été traduits en latin par Bartolocci dans la Bibliotheca Magna Rabbinicia, vol. IV, p. 231 s., et par Knorr von Rosenroth, « Tractatus de Anima ex libro Pardes Rimonim » dans sa Kabbala Denudata, Sulzbach, 1677. Cordovero s’intéresse principalement aux spéculations scientifiques de la Kabbale, ou Kabbale spéculative, par opposition à la Kabbale miraculeuse, représentée par Isaac Luria (né à Jérusalem en 1534 et mort en 1572). Il prétendait avoir des entretiens constants avec le prophète Élie, qui lui communiquait de sublimes doctrines. Il visitait les sépulcres d’anciens maîtres et, là, par des prosternations et des prières, obtenait de leurs esprits toutes sortes de révélations. Il était convaincu qu’il était le Messie, le fils de Joseph, et qu’il était capable d’accomplir toutes sortes de miracles. Il imaginait un système complet de transmigration et de combinaison des âmes. Il voyait des esprits partout ; Il vit comment les âmes étaient libérées du corps à la mort, comment elles planaient dans les airs ou sortaient de leurs tombeaux. Le jour du sabbat, il s’habillait de blanc et portait un vêtement à quatre pans pour symboliser les quatre lettres du nom de Dieu. Il transmettait ses sentiments oralement et ses disciples conservaient précieusement ses paroles merveilleuses, par lesquelles ils accomplissaient des miracles et convertissaient des milliers de personnes aux doctrines de cette théosophie.
Ses disciples se divisaient en deux classes : les « initiés » et les « novices », qui se surnommaient fièrement « guré ari », c’est-à-dire « les lionceaux ». Ils répandaient systématiquement les histoires les plus absurdes sur les miracles de Luria, et c’est ainsi que ses doctrines cabalistiques causèrent un tort indicible dans les milieux juifs. Sous l’influence de Luria, un judaïsme du Zohar et de la Kabbale se forma parallèlement à celui du Talmud et des rabbins ; car c’est grâce à lui que le faux Zohar fut placé au même niveau, voire au-dessus, des Saintes Écritures et du Talmud.
Le véritable représentant du système cabalistique de Luria fut Chayim Vital Calabrese [3] (1543-1620). Après la mort de son maître, il rassembla avec soin toutes les notes manuscrites des conférences données par Luria, qu’il publia, avec ses propres notes, sous le titre d’Ez chayim, c’est-à-dire « L’Arbre de Vie », [4] après avoir consacré plus de trente ans à leur préparation. L’ouvrage se compose de six parties ; celle qui traite de la doctrine de la métempsycose (Hagilgulim) se trouve [ p. 60 ] dans une traduction latine de l’ouvrage de Knorr von Rosenroth.
Le système Luria-Vital trouva de nombreux adeptes partout. Abraham de Herera (mort en 1639) écrivit en espagnol deux ouvrages cabalistiques, la « Maison de Dieu » (beth Elohim) et la « Porte du Ciel » (shaar ha-shemayim), traduits en hébreu par le prédicateur amstellodamois Isaac Aboab. Tous deux sont traduits en latin dans l’ouvrage de Knorr von Rosenroth, ainsi que dans une traduction de la « Vallée du Roi » (emek ha-melech) par Naphtali Frankfurter. Citons également Isaïe Horwitz (mort à Tibériade en 1629), auteur de Sh’ne luchoth haberith (abrégé en Shela), c’est-à-dire « Les Deux Tables de l’Alliance », sorte d’encyclopédie réelle du judaïsme sur une base cabalistique. Cet ouvrage a été souvent réimprimé et jouit d’une grande réputation auprès des Juifs. Des abrégés en furent fréquemment publiés (Amsterdam, 1683 ; Venise, 1705 ; Varsovie, 1879).
Les opposants à la Kabbale ne manquaient pas. Parmi les nombreux opposants que le Zohar et les œuvres de Luria-Vital suscitèrent, aucun ne fut aussi audacieux, aussi franc et puissant que Léon de Modène de Venise (1571-1648). Il est surtout connu comme l’auteur de l’Historia dei Riti Hebraici ed observanza degli Hebrei di questi tempi, ou « Histoire des rites, des coutumes et du mode de vie des Juifs » (Padoue, 1640), traduite en latin, français, néerlandais et anglais. [5] Mais en plus de cet ouvrage et d’autres, il écrivit aussi un traité polémique contre les cabalistiques, qu’il méprisait et tournait en dérision, intitulé Ari noham, c’est-à-dire « Lion rugissant », publié par Julius Fürst, Leipzig, 1840. Dans ce traité, il montre que les ouvrages cabalistiques, « qui sont attribués à d’anciennes autorités, sont pseudonymes ; que les doctrines elles-mêmes sont malveillantes ; et que les adeptes de ce système sont gonflés d’idées orgueilleuses, prétendant connaître la nature de Dieu mieux que quiconque, et posséder le moyen le plus proche et le meilleur d’approcher la Déité. » Il alla même jusqu’à se demander si Dieu pardonnera jamais à ceux qui ont imprimé les ouvrages cabalistiques (comp. Fürst, p. 7), et cela sans doute, parce que tant de cabalistes ont rejoint l’Église.
Mais aucune opposition ne put endiguer la vague de la Kabbale. Sa branche miraculeuse s’était désormais largement emparée des esprits et des imaginations des Juifs, et produisait parmi eux les effets les plus funestes et les plus calamiteux. L’acteur principal de cette tragédie était le cabaliste Sabbataï Zébi, [6] [ p. 62 ] né à Smyrne en juillet 1641. À quinze ans, il maîtrisa rapidement les mystères de la Kabbale, qu’il exposa devant des auditoires nombreux à dix-huit ans. À vingt-quatre ans, il révéla à ses disciples qu’il était le Messie, le fils de David, le véritable Rédempteur, et qu’il devait racheter et délivrer Israël de sa captivité. Au même moment, il prononça publiquement le Tétragramme, [7] ce que le grand prêtre n’était autorisé à faire que le jour des expiations. Comme il refusait de renoncer, il fut excommunié par les sages juifs de Smyrne. Il se rendit à Salonique, Athènes, Morée et Jérusalem, enseignant ses doctrines, se proclamant Messie, oignant des prophètes et convertissant des milliers et des milliers de personnes. Alors que ses disciples se préparaient à être ramenés par lui à Jérusalem, ils liquidèrent leurs affaires et, en de nombreux endroits, le commerce fut complètement interrompu. Sur ordre du sultan Mohammed IV, Sabbathai Zevi fut arrêté et conduit devant lui à Andrinople. Le sultan lui dit : « Je vais tester ta messianité. Trois flèches empoisonnées te seront tirées dessus, et si elles ne te tuent pas, moi aussi je croirai que tu es le Messie. » Il se sauva en embrassant l’islamisme en présence du sultan, qui lui donna le nom d’Effendi et le nomma Kapidji-Bashi. Sabbathai [ p. 63 ]] mourut le 10 septembre 1676, après avoir ruiné des milliers et des milliers de familles juives. Malgré ce fiasco, le nombre des fidèles de Sabbathai ne diminua pas.
Jacob Israël Emden (1696-1776), rabbin d’Altona, était un fervent défenseur de l’orthodoxie. Durant son rabbinat, le célèbre Jonathan Eybenschütz [8] (né à Cracovie en 1690) fut appelé à Altona en 1750, car les Juifs allemands et polonais y étaient divisés. Chaque rabbin étant considéré comme une sorte de magicien, le nouveau venu était censé mettre fin à l’épidémie qui sévissait alors dans la ville. Eybenschütz prépara des amulettes qu’il distribua à la population. Par curiosité, on en ouvrit une, et il y était écrit : « Ô Dieu d’Israël, qui demeure dans la beauté de ta puissance, fais descendre le salut sur cette personne par le mérite de ton serviteur Sabbathaï Tsevi, afin que ton nom et celui du Messie Sabbathaï Tsevi soient sanctifiés dans le monde. » Cette amulette tomba entre les mains d’Emden. Eybenschütz nia tout lien avec les adeptes de Sabbathai et, comme il avait déjà acquis une grande influence, on le crut ; du moins, presque tout le monde garda le silence. Mais Emden ne se laissa pas faire, et l’interdiction fut finalement prononcée contre Eybenschütz. Même le roi Frédéric V de Danemark [ p. 64 ] se rangea du côté d’Emden, et Eybenschütz perdit son poste. Abandonné par ses amis, Eybenschütz se tourna vers son ancien élève, Moses Gerson Kohen, qui, après son baptême, prit le nom de Karl Anton. Anton écrivit des excuses en faveur de son maître, qu’il dédia au roi du Danemark. Cette influence, et d’autres, fit que toute l’affaire fut abandonnée et qu’Eybenschütz fut réélu rabbin de la congrégation. Eybenschütz mourut en 1764, suivi douze ans plus tard par son adversaire Emden. Tous deux sont enterrés au cimetière juif d’Altona.
Un autre zoharite était Jacob Frank [9] (Jankiew Lebowicz), fondateur de la secte juive des Frankistes, né en Pologne en 1712. Il acquit une grande réputation de kabbaliste et s’installa en Podolie, où il prêcha une nouvelle doctrine, dont il avait emprunté les principes fondamentaux aux enseignements de Sabbathai Zevi. Il fut arrêté sous l’influence des rabbins, mais fut libéré grâce à l’intervention du clergé catholique romain et autorisé par le roi à professer librement ses doctrines. Ses disciples, sous le nom de zoharites et d’antitalmudistes, opprimèrent alors à leur tour leurs anciens adversaires. Le nonce apostolique à Varsovie se déclarant contre eux, Frank et la plupart de ses adhérents embrassèrent le christianisme. Frank continua à faire des prosélytes et sa secte se développa en Pologne et en Bohême. Il vécut dans un style princier grâce aux moyens que lui fournissaient ses disciples et mourut à Offenbach, en Hesse, le 10 décembre 1791.
Les kabbalistes du XVIIIe siècle, à l’exception de Moses Chayim Luzzatto (né en 1707, mort en 1747), sont de peu d’importance. Les influences modernes ont progressivement mis un terme à l’autorité de la Kabbale, et le judaïsme moderne ne voit dans la Kabbale en général qu’une curiosité historique ou un objet de dissertations historiques littéraires.
57:1 Voir mon article s.v. « Moses Cordovero », loc. cit. ↩︎
57:2 p. 58 Il est l’auteur d’un hymne « Lecha dodi », c’est-à-dire « Viens mon bien-aimé », qui se trouve dans tous les livres de prières juifs et utilisé dans le service de la veille du sabbat. ↩︎
59:3 Voir mon article s.v. « Vital » dans McClintock et Strong. ↩︎
59:4 Pour une description des éléments constitutifs de cet ouvrage, voir Fürst, Bibliotheca Judaica, III, pp. 479-481. ↩︎
61:5 La traduction anglaise se trouve dans Cérémonies et coutumes religieuses des diverses nations du monde connu de Picard, vol. I, Londres, 1733. ↩︎
61 : 6 Voir mon article s.v. « Sabbatai Zebi » dans McClintock et Strong ; voir aussi Geschichte des Sabbatai-Zebi, sein Leben et Treiben, Varsovie, 1883 ; et Der Erzbetrüger Sabbatai Sevi, der letzte falsche Messias der Juden, etc., Halle, 1760 ; Berlin, 1908. ↩︎
62:7 Appelé par les Juifs shem-hammephorash, sur lequel voir mon article s.v. dans McClintock et Strong. ↩︎
63:8 Voir mon article s.v. « Eybenschütz » dans loc. cit., Vol. XII, p. 367. ↩︎
64:9 Comp. Graetz, Frank et die Frankisten, Berlin, 1868. ↩︎