PRÉFACE À L’ÉDITION ORIGINALE DE LA TRADUCTION DE YONGE
L’auteur des traités suivants était, comme le signifie généralement son titre, d’origine juive et descendant de la tribu sacerdotale de Lévi. Josèphe le présente comme l’un des plus éminents de ses compatriotes contemporains, et comme le principal de l’ambassade envoyée à Caligula pour le supplier de revenir sur l’ordre qu’il avait donné d’ériger sa statue dans le temple de Jérusalem. L’ambassade échoua, bien que la mort de l’empereur ait sauvé l’édifice sacré de la profanation envisagée ; mais nous constatons que Philon ne souffrit aucunement de son échec, puisque, plus tard, son neveu, Tibère Alexandre, épousa Bérénice, la fille du roi Agrippa.
La date de sa naissance et celle de sa mort sont également incertaines ; il se présente comme un vieillard lors de l’ambassade à Rome ; et le traité dans lequel il en rend compte semble avoir été écrit sous le règne de Claude, successeur de Caligula en 41 après J.-C., et qui régna près de quatorze ans. Sa résidence principale était Alexandrie, qui était alors, après Athènes, le plus célèbre centre de philosophie du monde, et qui avait longtemps été un lieu de prédilection des savants juifs. Il mentionne une fois avoir visité Jérusalem ; c’est tout ce que nous savons de son histoire personnelle.
Par ses opinions religieuses, il semble avoir été pharisien, et les principes de cette secte expliquent peut-être en partie son penchant pour l’interprétation allégorique. Cependant, c’est surtout à ses travaux philosophiques que sa célébrité auprès de ses contemporains et sa notoriété actuelle sont dues. Il était un disciple si dévoué du grand fondateur de l’école académique qu’il semble que les anciens aient dit : « Ou Platon Philonise, ou Philon Platonise. » De nombreuses doctrines défendues dans les traités suivants peuvent être clairement rattachées aux principes et même aux œuvres existantes du fils d’Ariston. et c’est en conséquence de cette tendance qu’on parle de lui comme du premier des néoplatoniciens, c’est-à-dire de cette école qui a tenté de réconcilier les doctrines de la philosophie grecque, et plus particulièrement de la philosophie académique, avec les révélations contenues dans les écritures sacrées, tandis qu’en même temps il transférait dans le système platonicien beaucoup des opinions qu’il avait empruntées à l’Orient.
Cependant, à la manière des éclectiques, il mêla à son platonisme de nombreuses doctrines dérivées d’autres écoles, et notamment celles de Pythagore, à tel point que Clément d’Alexandrie le qualifie de pythagoricien, oubliant qu’Aristote nous dit que l’Académie s’harmonisait sur de nombreux points avec la philosophie de Cortone. Sur bien des points encore, notamment dans la suprématie qu’il attribue à la vertu, il trahit une inclination pour les principes des stoïciens. La tentative de concilier la philosophie païenne avec la Bible n’était pas entièrement nouvelle. Dès l’époque de Ptolémée Lagus, de nombreux Juifs s’étaient installés à Alexandrie ; et, à l’époque où Philon prospérait, ils étaient censés constituer la moitié de la population de cette ville, dont la splendide bibliothèque ouvrait aux érudits de leur nation des trésors de sagesse et d’éloquence grecques qu’ils ignoraient auparavant. Français et comme ils ne pouvaient manquer d’être frappés par la vérité de plusieurs des principes qu’ils trouvaient exposés dans ces ouvrages, il n’était pas surprenant que, étant également convaincus auparavant de l’origine divine de leurs propres Écritures, ils s’efforcèrent de réconcilier deux systèmes qui semblaient tous deux reposer dans une si grande mesure sur le même fondement. La vérité de leurs propres livres, ils la savaient provenir de la révélation divine ; celle des philosophes grecs, ils la considéraient comme un efflux plus ou moins éloigné de cette révélation, et l’orgueil de l’intellect humain les conduisit à s’efforcer de montrer leur pénétration supérieure en discernant un sens caché dans leurs propres Écritures, qui devait contenir le germe de la philosophie grecque.
De tous les écrivains de cette école, le plus éminent était Philon, et ses œuvres sont très intéressantes car elles nous montrent la manière dont les sophistes de son époque et de son pays cherchèrent à s’approprier la philosophie grecque par une interprétation allégorique des œuvres de Moïse, qu’ils présentaient ainsi comme contenant tous les principes que les Grecs développèrent ensuite dans les doctrines précises de leurs différentes sectes. En conséquence, il représente Jéhovah comme un Être unique et incomposé, immuable, éternel, incompréhensible, dont la connaissance doit être considérée comme l’objectif ultime de tous les efforts humains. Il enseigne que les phénomènes visibles doivent conduire les hommes vers le monde invisible, et que la contemplation d’un monde si merveilleusement et magnifiquement créé en prouve la sagesse et l’intelligence. Ayant adopté, cependant, la doctrine épicurienne selon laquelle rien ne peut être produit à partir de rien, il supposa également l’existence d’une masse de matière inerte, passive et primitive, dépourvue de qualité et de forme, mais contenant en elle les quatre éléments primaires : et de cette masse, il considérait l’Esprit de Dieu comme celui qui la divisait et la façonnait en une forme distincte.
Il concevait la matière comme quelque chose de subordonné à l’ordonnance divine, tout en lui résistant, et, de ce fait, comme la source de toute imperfection et de tout mal. De plus, n’ayant pas encore établi de notion juste de la Déité comme cause immédiate de l’existence du monde, il supposait l’existence d’une cause intermédiaire qu’il appelait le Logos ; et il imaginait également un monde invisible, appréciable seulement par l’intellect, comme modèle du monde visible dans lequel nous vivons ; appliquant sa théorie de manière à donner les grandes lignes de la doctrine des émanations, qui fut ultérieurement élaborée et pleinement développée par les gnostiques.
Les traités contenus dans le présent volume se réfèrent aux livres de Moïse. Au début du premier, celui sur la Création du monde, il laisse entendre que son but est de montrer comment la loi et le monde s’accordent, et comment l’homme qui vit selon la loi est, de ce fait, citoyen du monde. Car Moïse, comme il le remarque dans son traité sur la vie de ce prophète, démontre dans son histoire qu’un même Être est le Père et le Créateur de l’univers, et le véritable législateur du monde ; et par conséquent, que quiconque suit ses lois s’adapte au cours de la nature et vit en harmonie avec les lois générales de l’univers ; tandis que, de son côté, l’homme qui transgresse ces lois est puni par les opérations de la nature, telles que les inondations, le feu du ciel, etc.
Dans son traité sur les Lois, il les divise en ce qu’il considère comme des lois non écrites, c’est-à-dire les modèles de vie d’une vie irréprochable que l’Écriture nous présente dans Enoch, Noé, Abraham, etc., et des lois particulières dans l’acception technique commune plus étroite du mot.
Dans les autres traités, il déduit du simple récit historique de Moïse un sens allégorique qui lui sert de fondement à son système philosophique.
Dans toutes ces œuvres, il fait preuve d’une érudition profonde et variée, se montrant profondément versé dans la littérature grecque de tous âges et de tous genres, et d’une grande maîtrise des sciences de la musique, de la géométrie et de l’astronomie. Son style est clair, et même s’il peut parfois être accusé d’une subtilité excessive, on ne peut lui refuser les éloges de sa perspicacité et de son ingéniosité, mises en valeur par la netteté du langage et la félicité de l’expression.
Pour le lecteur chrétien, ces traités présentent un intérêt particulier en raison des nombreux matériaux qu’ils fournissent pour illustrer les Épîtres de saint Paul ; matériaux si abondants et si précieux qu’un éminent théologien contemporain a émis l’opinion (se référant probablement plus particulièrement aux traités sur les Sacrifices d’Abel et de Caïn, sur les Différents incidents de la vie de Noé, sur Abraham, sur la vie de Moïse, sur les Dix Commandements et sur la Providence) que tous les autres commentateurs anciens des Écritures réunis n’ont pas laissé d’ouvrages de plus grande valeur sur ce sujet si important. Eusèbe affirme même avoir fait la connaissance de saint Pierre à Rome, mais cette affirmation est généralement considérée comme manquant de confirmation. De son traité contre Flaccus, et de celui qui se rapporte à son ambassade à Rome, nous tirons également des informations sur la condition des Juifs au temps de notre Sauveur, et sur la manière dont ils étaient traités par les gouverneurs romains, ce qui fournit de nombreuses corroborations fortuites de certaines des allusions historiques contenues dans différentes parties du Nouveau Testament.
Le texte qui a été utilisé dans cette traduction est généralement celui de Mangey.