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II. LE JAÏNISME
L’apparition des hérésies était inévitable dès que l’ascétisme commença à se répandre dans l’Inde ancienne. On peut poser comme axiome qu’un homme qui ne vit pas comme la foule ne pensera pas non plus comme elle. Il ne peut que devenir non orthodoxe, tant en esprit qu’en conduite, considérant la vie sous son propre angle et tirant ses propres conclusions. Il était donc tout naturel que l’avènement de l’ascétisme en Inde s’accompagne de celui de l’hétérodoxie. Au VIe siècle avant J.-C., l’Inde grouillait littéralement d’hérésies. Des sectes naissaient en une nuit et périssaient en une nuit ; des prophètes étaient salués et oubliés entre les phases de la lune. De fait, seuls deux des mouvements initiés à ce siècle durèrent assez longtemps pour que leurs noms restent gravés dans les mémoires. Mais ces deux-là durèrent bien – bien que passant…
La moins importante des deux était la secte aujourd’hui connue sous le nom de Jaïnisme. Son fondateur était un jeune prince nommé Mahavira, un homme qui mena jusqu’à l’âge de trente ans la vie tumultueuse d’un rajah indien, puis d’un [ p. 130 ] soudain devenu ascétique. « Je négligerai mon corps pendant douze ans », jura-t-il ; et, se débarrassant de ses beaux vêtements, s’arrachant les cheveux en cinq poignées, il s’en alla dans la jungle. Et après ces douze années d’abnégation, il atteignit le Nirvana. Dès lors, on le surnomma le Jina, le « Conquérant », car de tous les hommes, il semblait être celui qui avait le mieux conquis toutes les formes de désir humain. Abandonnant dès lors sa solitude, il entreprit d’arpenter la vallée du Gange pour raconter à ses semblables comment il avait atteint le salut.
Mahavira était désormais certain d’être devenu le Jina, le « Conquérant », sans l’aide ni des dieux ni des brahmanes. Il ne croyait pas aux dieux et se moquait de l’idée même de la prière. « Homme ! Tu es ton propre ami ! » s’écria-t-il. « Pourquoi désirerais-tu un ami au-delà de toi-même ? » Il tournait en dérision les Védas et condamnait le système des castes tout entier. Il ne croyait qu’à l’annihilation volontaire du soi, à la destruction rigoureuse et impitoyable de tout désir, sauf celui de l’absence de désir. Il exigeait de ses disciples qu’ils ne fassent de mal à aucun être vivant, qu’ils demeurent toujours pauvres et toujours humbles. « Eau de vaisselle, bouillie d’orge, gruau aigre-doux, eau dans laquelle on a lavé l’orge : ces mets répugnants, les mendiants ne devraient jamais les mépriser. » Il interdisait à ses disciples de haïr, et il leur interdisait aussi d’aimer, car Mahavira considérait l’un comme aussi contraignant que l’autre. Et il les mettait particulièrement en garde contre toute faveur envers les femmes. Il est regrettable que nous en sachions si peu sur la vie authentique de Mahavira, car nous pourrions alors découvrir ce qui faisait de lui un misogyne si acharné. La luxure [ p. 131 ] devait naturellement être une terrible épine dans sa chair princière gâtée, et c’est peut-être pourquoi il accusait si injustement les femmes d’être la cause de tous les péchés. Il ordonnait au véritable disciple de ne pas « parler des femmes, ni les regarder, ni converser avec elles, ni les revendiquer comme siennes, ni accomplir leurs œuvres ».
Mais par-dessus tout, il interdisait à ses moines de tuer. « Ceci, disait Mahavira, est la quintessence de la sagesse : ne rien tuer ! » Et de tous les interdits, celui-ci était le plus scrupuleusement observé. Le souci de ne pas détruire la vie – et on pensait que la vie n’était pas seulement dans l’homme, mais aussi dans les animaux, les plantes, et même dans les grains de poussière – poussa les disciples de Mahavira aux excès les plus grotesques. Certains restèrent immobiles pendant des années, refusant de bouger un membre ou même de respirer profondément, de peur de détruire ainsi quoi que ce soit de ces petits insectes dont l’air de l’Inde grouille. Ils refusaient de se laver les dents, de nettoyer leurs vêtements, ou de se gratter le corps lorsque la vermine les mordillait. Aujourd’hui encore, ils entretiennent des hôpitaux pour animaux, soignant même les serpents, les rats et même les poux malades !… Une seule forme de destruction était permise : l’autodestruction. À l’approche de la mort, le saint jaïn pourrait bien tenter une dernière fois de briser la chaîne de la transmigration en étouffant courageusement tout désir de subsistance et en mourant de faim ! Alors, enfin, il serait libre.
MAHAVIRA, le fondateur du jaïnisme, naquit en 599 av. J.-C. et mourut en 529. Selon la tradition, il prêcha sans relâche durant les trente dernières années de sa vie et, à sa mort, laissa de nombreux disciples pour poursuivre [ p. 132 ] son œuvre. Mais ces disciples étaient des hommes plus modestes que les Jinas, et leur évangile subit une profonde et regrettable perversion. Tout d’abord, la personnalité du Jinas fut exaltée au point de le considérer comme un quasi-dieu. Des légendes se formèrent autour de son nom, des histoires fantastiques relatant les miracles qui accompagnèrent sa naissance et sa mort. Et, avant même que de nombreuses générations ne se soient écoulées, il fut effectivement proclamé véritable dieu ! Cet anachorète doux et silencieux, qui avait consacré plus de la moitié de sa vie à prêcher l’inutilité des dieux et la futilité des prières, fut lui-même déifié et vénéré. Dès l’an 400, les Jaïns érigeaient déjà des idoles de Mahavira et construisaient de magnifiques temples où ils brûlaient régulièrement des offrandes de fleurs et d’encens. Puis, insatisfaits d’un seul dieu, ils créèrent vingt-quatre autres Jinas à adorer. Ils disaient que Mahavira n’était que le dernier et le plus grand d’une longue lignée de « Conquérants » divins, et ils entourèrent son image des images des vingt-quatre autres. Même alors, ils ne furent pas satisfaits, car ils ajoutèrent plus tard de nombreuses divinités féminines au panthéon. Siècle après siècle, le peuple adopta de nouveaux dieux et esprits à vénérer et auxquels il s’attacha, jusqu’à ce que le jaïnisme devienne finalement presque aussi grossièrement polythéiste que l’ancienne religion védique qu’il avait jadis entrepris de réformer. L’esprit athée et courageux qui avait présidé à la conception du jaïnisme s’en évanouit entièrement, et la plus haute hérésie prêchée par Mahavira fut celle qui fut la plus ouvertement trahie.
Bien sûr, c’était quasiment inévitable. Une fois que le jaïnisme commença à se répandre parmi les gens ordinaires, ses principes fondamentaux n’avaient aucune chance de survivre. Mahavira avait prêché un évangile totalement incompréhensible [ p. 133 ] pour l’homme ordinaire. Lui-même avait été l’une de ces âmes puissantes pour qui la simple conscience de vivre une vie juste suffisait. Il n’avait pas eu besoin de dieux pour s’y fier. La Foi Juste, la Connaissance Juste et la Vie Juste – qu’il appelait les « Trois Joyaux » – avaient suffi à lui seul à lui assurer le salut… Mais ceux qui lui succédèrent furent plus faibles. À leurs yeux aveugles, les Trois Joyaux semblaient sans valeur sans un décor théologique de luxe. Ces disciples n’étaient pas assez courageux pour tout miser sur leur seule force de volonté. Il leur fallait simplement des dieux pour les aider…
Mais ce n’était pas le seul point de l’évangile de Mahavira auquel ses disciples renoncèrent. Mahavira s’était révolté contre le système des castes, déclarant que tous les hommes, de caste inférieure comme de caste supérieure, étaient égaux dès leur entrée dans la Sangha, la « Congrégation ». Mais dès sa mort, cette hérésie disparut aussi, et bientôt même les dieux furent divisés en classes sociales distinctes. Seul le commandement interdisant de tuer ne fut pas ouvertement trahi ; mais, comme nous l’avons déjà vu, son observance fut poussée jusqu’aux extrêmes les plus absurdes. Hormis cela, le jaïnisme devint difficilement distinguable de l’hindouisme orthodoxe. La religion s’attribua des dieux, des temples dédiés aux idoles, des prêtres, des sacrifices – tous les anciens moyens de salut que Mahavira avait rejetés avec le plus grand mépris… Mais à quoi d’autre pouvait-on s’attendre ? Après tout, le peuple indien – comme le peuple du monde entier – était (et est) encore trop faible pour chercher son salut par lui-même. Ils avaient besoin de roseaux auxquels s’accrocher, de dieux en qui croire. Car ils avaient (et ont) peur… peur…