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CONFUCIUS, l’homme pratique, l’organisateur, le grand prêtre de la méticulosité, est souvent présenté comme la personnification du caractère chinois tout entier. Mais ce n’est pas tout. Dans le labyrinthe qu’est l’esprit chinois – comme dans le labyrinthe qu’est tout autre esprit –, de nombreux chemins sont ombragés par les haies sauvages du mysticisme. Si la Chine a fait de cette pratique un dieu, [ p. 184 ] Confucius, elle n’en a pas moins fait de même avec le mystique Lao Tseu. …
Malheureusement, nous ne disposons que de peu de données fiables concernant la vie de Lao-Tseu. Son cas diffère de celui de la plupart des autres grands hommes du passé, comme par exemple celui de Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus ou Mahomet. Concernant chacun de ces hommes, nous disposons de légendes et de traditions qui offrent au moins quelques éléments solides pour étayer les fragiles récits biographiques « critiques ». Mais concernant Lao-Tseu, nous ne disposons d’aucun fait, même à moitié fiable. Notre principale source d’information est un bref aperçu de deux cent quarante-huit mots chinois, consignés au moins cinq siècles après la mort du philosophe.
Lao-Tseu, dont le nom pourrait se traduire par « Vieux Érudit », ou peut-être « Vieux Garçon », serait né en 604 av. J.-C. et aurait été bibliothécaire à la cour de la province de Tcheou. On raconte une anecdote selon laquelle Confucius, lors d’un séjour à cette cour, aurait tenté d’obtenir du bibliothécaire, alors très âgé, d’obscurs détails sur les coutumes désuètes de la province. Mais il n’en reçut qu’une sévère correction et quitta la cour en déclarant que Lao-Tseu était aussi inexplicable et terrible qu’un dragon. Confucius fut complètement déconcerté par ce vieil homme, car il se trouvait confronté à un esprit plus éloigné du sien qu’il ne semblait possible. Lao-Tseu possédait un esprit extrêmement curieux, spéculatif et aventureux. Il se demandait sans cesse « pourquoi ? » Contrairement à Confucius, Lao-Tseu ne pouvait pas tenir le monde pour acquis, mais devait d’abord savoir qui le lui accordait, comment et pourquoi. Il était vieux, très fatigué et très sage. Le désir de conquête terrestre s’était depuis longtemps dissipé de ses [ p. 185 ] os fragiles, et seule la vanité de toute vie et de tout effort emplissait ses petits yeux en amande. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait eu peu de patience envers le jeune sauveur du monde, enthousiaste, plein d’espoir et affairé, venu le consulter sur les coutumes oubliées du passé.
On raconte comment, à la fin de sa vie, Lao Tseu tenta de fuir la province de Tcheou à cause de l’anarchie qui régnait dans le pays. Comme Confucius, le vieil homme déplora amèrement la « pauvreté du peuple », le « grand désordre » et les escroqueries qui régnaient dans le pays ; mais, contrairement à Confucius, il ne se sentit pas obligé de remédier à ces maux. Il se dit que « se retirer dans l’obscurité est la voie du Ciel » et tenta aussitôt de fuir. Mais à la frontière, le capitaine de la garnison arrêta le vieil homme et lui demanda d’écrire sa philosophie de vie avant de partir en exil. C’est ainsi que, dans une petite garnison frontalière de la Chine ancienne, Lao Tseu écrivit le livre qui est la Bible de toute la religion taoïste. Ce livre est intitulé « Tao-Teh-king », et bien que de nombreux érudits affirment qu’il n’a jamais été écrit par Lao-Tseu lui-même, il est raisonnablement certain qu’il contient nombre des idées que le vieux sage a lui-même formulées. C’est un livre très bref, d’à peine cinq mille mots, qui pourrait être consigné ici mot pour mot en moins de vingt pages. Sa concision même, sa brièveté excessivement grossière, expliquent sans doute le peu de compréhension qu’il a reçue des générations suivantes.
Le livre se compose de deux parties : la première, le Tao, s’attache à expliquer le pourquoi de l’univers, et la seconde, [ p. 186 ] le Teh, s’efforce d’expliquer le comment de la vie. Le mot Tao est presque intraduisible. Une approximation lointaine est le mot « Nature » ou peut-être « Voie ». Le Tao est ce qui est derrière toutes les autres choses, la réalité fondamentale, la « Voie de l’Univers ». Comme le disait Lao-Tseu lui-même : « Il existe quelque chose d’indifférencié et pourtant parfait, qui existait avant même que le ciel et la terre ne soient créés. Je ne connais pas son nom, et si je dois le désigner, je ne peux que l’appeler Tao. » La caractéristique principale de ce Tao est qu’il fait tout sans donner le moindre signe d’action. C’est quelque chose de grand, inachevé, incorporel, intangible, qui ne s’exerce jamais et ne s’excite jamais. C’est tout simplement c’est . . .
Et dans cette passivité même, disait Lao-Tseu, le Tao établit la norme de la vie humaine. Il n’y a qu’un Teh, une seule « Vertu », pour l’homme : imiter l’équilibre et l’inaction du Tao. Il est vain, au-delà des mots, de vouloir accomplir quoi que ce soit dans la fièvre. S’ingérer avec acharnement dans le monde, s’efforcer frénétiquement de le réformer ou de le débaucher sont une pure folie. Il n’y a que « Trois Joyaux » du caractère, et le plus précieux d’entre eux est wu wei, « l’inactivité ». Le véritable disciple est éternellement silencieux, même sur le Tao. Il rejette tout savoir et se moque de toute soif d’apprendre. C’est un nihiliste convaincu, refusant de se donner la peine de croire ou d’agir. Même se défendre contre une blessure est une tâche trop ardue. Confucius enseignait que la réciprocité est l’une des principales lois de l’éthique. Le bien doit être rendu par le bien et le mal par le mal. Mais Lao-Tseu enseignait bien différemment. Il déclarait : « Je suis bon [ p. 187 ] pour ceux qui sont bons, et je suis aussi bon pour ceux qui ne sont pas bons ; ainsi, tous deviennent bons. Je suis sincère pour ceux qui sont sincères, et je suis aussi sincère pour ceux qui ne le sont pas ; ainsi, tous deviennent sincères. »… La faiblesse lui semblait la plus grande force. « Il n’y a rien au monde de plus doux et de plus faible que l’eau », disait-il ; « pourtant, pour attaquer ce qui est ferme et fort, rien ne la surpasse. » Spectacle extraordinaire : un vieux sage décrépit à la peau jaune, assis là, dans un campement frontalier sauvage en Chine, cinq cents ans avant que Jésus ne pose le pied sur terre, et disant calmement au monde de rendre le bien pour le mal !…
Après l’inactivité, le « joyau » le plus précieux du caractère est l’humilité. « Quand tu as acquis du mérite, ne le prends pas pour toi », disait Lao-Tseu. « Si tu ne le prends pas pour toi, vois, il ne pourra jamais t’être enlevé ! » Ou encore : « Reste en arrière, et tu seras inévitablement maintenu en avant. » « Seul le sage se contente de ce qu’il a. » « Il n’y a pas de plus grande culpabilité que d’approuver l’ambition ; ni de plus grande calamité que d’être mécontent de son sort… Et après l’humilité, le « joyau » le plus précieux est la frugalité. De même que de la faiblesse naît la force et de l’humilité la notoriété, de même de la frugalité naît la générosité. Comme le disait Lao-Tseu : « Le sage n’accumule pas. Plus il dépense pour les autres, plus il possède ; plus il donne aux autres, plus il possède pour lui-même. »
De la religion au sens strict du terme, Lao Tseu ne dit mot. Il ne croyait pas aux dieux et était irrémédiablement opposé à toute forme de culte. [ p. 188 ] Il considérait le sacrifice et la prière comme vains et impertinents, car ils cherchaient à mettre la nature en harmonie avec l’homme, alors qu’en réalité, le devoir de l’homme est de se laisser passivement s’y immerger. Le dieu suprême, Shang-ti, n’est mentionné qu’une seule fois dans le « Tao-Teh-king », et ce uniquement pour faire savoir qu’il est inférieur à l’ineffable Tao. Au sens strict du terme, Lao Tseu n’était donc clairement pas un homme religieux.
Mais au sens large du terme, Lao-Tseu était un homme de foi par excellence. Malgré toute l’étrange morbidité de sa doctrine nihiliste, Lao-Tseu était un être profondément spirituel. Il percevait avec une clarté aveuglante ce que Confucius n’avait jamais soupçonné, même de loin : que toute vie n’est qu’une arche de joncs noyée dans un marécage de vanité. Il était désespérément conscient du besoin de sécurité, du besoin d’un infini dans le temps et l’espace auquel le petit homme fini puisse s’accrocher. Et c’est pourquoi il était si attaché à l’idée du Tao et enseignait que la seule voie de salut pour chaque homme était l’union totale avec ce Tao. Dans toute la littérature mystique du monde, il serait difficile de trouver une lueur plus chaleureuse et plus riche que celle du « Tao-Teh-king ».
Bien sûr, un enseignement aussi distant et peu pratique ne pouvait rester intact et avoir la moindre chance de pénétrer le cœur des hommes ordinaires. La tradition raconte que lorsque Lao-Tseu eut terminé ses écrits et fut libre de reprendre son voyage, il s’en alla dans l’au-delà et ne fut plus jamais revu par les hommes. Il mourut, et peut-être fut-il enterré – bien [ p. 189 ] que personne ne sache comment ni où. Mais son livre survécut, et bientôt de nombreux philosophes se retrouvèrent dans les collines ou au fin fond des forêts de Chine, s’efforçant de vivre selon les enseignements de ce livre. Dans des grottes et des troncs d’arbres creux, ils s’assirent et s’efforcèrent de pratiquer la kénose – le fait de ne rien voir, de ne rien faire et de ne rien penser.
Et les gens ordinaires furent, bien sûr, extrêmement impressionnés lorsque les rumeurs des étranges doctrines du « Roi du Tao » leur parvinrent. Et ils furent encore plus impressionnés par les hommes extraordinaires qui s’efforçaient réellement de les appliquer. Ils imaginaient que ces hommes n’étaient pas seulement des saints, mais aussi des magiciens. Sur ce, nombre d’entre eux, par fourberie ou par illusion, se sont érigés en magiciens. Le « Roi du Tao » se transforma entre leurs mains, passant d’une source de sagesse spirituelle à un manuel de formules magiques. Ils le harcelèrent et le réduisirent en miettes, dans une quête effrénée des secrets qu’il pouvait contenir. Les empereurs furent dupés et dépensèrent des fortunes dans les recherches insensées de soi-disant « professeurs de taoïsme ». Au IIIe siècle de notre ère, un empereur lança deux vastes expéditions pour découvrir des îles magiques où, selon les « professeurs », on pourrait trouver l’élixir de vie qui rendrait tous les hommes immortels, et la pierre philosophale capable de transformer tous les métaux en or. Au Moyen Âge, un autre empereur mourut d’avoir bu trop d’élixir de vie !… Des hommes de toutes classes dépensèrent leurs biens dans une quête effrénée de ces choses vaines, la vie et la richesse, que le petit vieux mystique Lao-Tseu avait si amèrement méprisées.
Toute une religion, le taoïsme, naquit. Sous l’influence [ p. 190 ] du bouddhisme, les ermites taoïstes commencèrent à s’organiser en ordres. Toute leur vie, ils firent tout ce qui était imaginable pour acquérir de grands monastères où ne rien faire !… Des temples apparurent, et des prêtres – on les appelait Wu – y offraient des sacrifices aux idoles ! Un grand sacerdoce apparut même, et aujourd’hui encore, au sommet d’une montagne de la province du Kiang-si, vit un pape de l’Église taoïste qui se fait appeler T’ien-shi, le « Maître du Ciel » !
Et c’est ainsi que le temps a joué avec l’œuvre de Lao-Tseu. Celui qui déclarait que le sage n’accumule jamais est devenu le prophète d’un culte qui ne recherche rien d’autre que l’accumulation. Celui qui déclarait que la vie est la plus triste des vanités est devenu le découvreur [ p. 191 ] de potions magiques pour rendre la vie éternelle. Surtout, celui qui se moquait des dieux et se moquait de leur culte est devenu lui-même un dieu… Quelle ironie ! Depuis deux mille quatre-vingt-un ans maintenant, depuis 156 av. J.-C., ce petit nihiliste, Lao-Tseu, est vénéré par des sacrifices dans toute la Chine !…