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L’amour, la magnanimité, l’affection pour autrui, la sympathie et la pitié ont toujours été reconnus comme des vertus suprêmes, les plus hautes de toutes les qualités de l’âme humaine. On la considérait comme une vertu princière à double titre : princière parmi les multiples qualités d’un esprit noble ; princière car particulièrement digne d’une profession princière. Nul besoin de Shakespeare pour sentir – même si, peut-être, comme le reste du monde, nous avions besoin qu’il l’exprime – que la miséricorde convenait mieux à un monarque que sa couronne, qu’elle était au-dessus de son sceptre. Que de fois Confucius et Mencius répètent que la plus haute exigence d’un dirigeant humain est la bienveillance ! Confucius disait : « Qu’un prince cultive la vertu, et le peuple affluera à lui ; avec le peuple viendront à lui des terres ; les terres lui apporteront la richesse ; la richesse lui fera bénéficier de la vertu. La vertu est la racine, et la richesse le résultat. » De plus, « Il n’y a jamais eu de cas où un souverain aimait la bienveillance et le peuple n’aimait pas la justice. » Mencius le suit de près et dit : « On connaît des cas où des individus ont accédé au pouvoir suprême dans un seul État, sans bienveillance, mais je n’ai jamais entendu parler d’un empire entier tombant entre les mains de quelqu’un qui manquait de cette vertu. De plus, il est impossible que quelqu’un devienne dirigeant du peuple sans avoir soumis son cœur. » Tous deux ont défini cette exigence indispensable chez un dirigeant en disant : « La bienveillance, c’est l’homme. »
Sous le régime féodal, qui pouvait facilement dégénérer en militarisme, c’est à la bienveillance que nous devions notre délivrance du despotisme le plus odieux. Un abandon total de « vie et de corps » de la part des gouvernés n’aurait laissé aux gouvernants que leur propre volonté, ce qui a eu pour conséquence naturelle le développement de cet absolutisme si souvent appelé « despotisme oriental », comme s’il n’y avait pas eu de despotes dans l’histoire occidentale !
Loin de moi l’idée de défendre le despotisme, quel qu’il soit ; mais c’est une erreur d’y assimiler le féodalisme. Lorsque Frédéric le Grand écrivait : « Les rois sont les premiers serviteurs de l’État », les juristes pensaient à juste titre qu’une nouvelle ère s’ouvrait dans le développement de la liberté. Par une étrange coïncidence, dans les forêts reculées du nord-ouest du Japon, Yozan de Yonézawa fit exactement la même déclaration, démontrant que le féodalisme n’était pas que tyrannie et oppression. Un prince féodal, bien qu’oubliant ses obligations réciproques envers ses vassaux, ressentait un sens plus élevé de responsabilité envers ses ancêtres et le Ciel. Il était un père pour ses sujets, que le Ciel lui confiait. Selon l’ancien Livre de poésie chinoise, « Jusqu’à ce que la maison de Yin perde le cœur du peuple, celui-ci pouvait se présenter devant le Ciel. » Et [ p. 39 ] Confucius, dans son Grand Savoir, enseignait : « Lorsque le prince aime ce que le peuple aime et hait ce que le peuple hait, alors il est ce qu’on appelle le parent du peuple. » Ainsi, l’opinion publique et la volonté monarchique, ou la démocratie et l’absolutisme, se confondent. Ainsi, dans un sens qui n’est pas habituellement attribué à ce terme, le Bushido a accepté et corroboré le gouvernement paternel – paternel également par opposition au gouvernement avunculaire, moins intéressé. (Celui de l’Oncle Sam, à savoir !) La différence entre un gouvernement despotique et un gouvernement paternel réside dans le fait que, dans l’un, le peuple obéit à contrecœur, tandis que dans l’autre, il le fait avec « cette fière soumission, cette obéissance digne, cette subordination du cœur qui maintenait vivant, même dans la servitude elle-même, l’esprit de liberté exaltée. » [1] Le vieux dicton qui appelait le roi d’Angleterre le « roi des diables, à cause des fréquentes insurrections et destitutions de ses sujets contre leurs princes », et qui faisait du monarque français le « roi des ânes, à cause de leurs impôts et impositions infinis », n’est pas entièrement faux, mais qui donnait le titre de roi des hommes au souverain d’Espagne « à cause de l’obéissance volontaire de ses sujets ». Mais assez !
Vertu et pouvoir absolu peuvent sembler aux Anglo-Saxons des termes impossibles à harmoniser. Pobyedonostseff nous a clairement exposé le contraste entre les fondements des communautés anglaise et européennes : celles-ci étaient organisées sur la base de l’intérêt commun, tandis que celle-ci se distinguait par une personnalité indépendante fortement développée. Ce que cet homme d’État russe dit de la dépendance personnelle des individus à une alliance sociale et, en fin de compte, à l’État, parmi les nations continentales d’Europe, et particulièrement parmi les peuples slaves, est doublement vrai pour les Japonais. Ainsi, non seulement le libre exercice du pouvoir monarchique n’est pas ressenti aussi lourdement chez nous qu’en Europe, mais il est généralement tempéré par une considération paternelle pour les sentiments du peuple. « L’absolutisme », [ p. 41 ], dit Bismarck, « exige avant tout du dirigeant impartialité, honnêteté, dévouement au devoir, énergie et humilité intérieure. » Si je peux me permettre de faire une autre citation sur ce sujet, je citerai le discours de l’empereur allemand à Coblence, dans lequel il parlait de « la royauté, par la grâce de Dieu, avec ses lourds devoirs, ses énormes responsabilités envers le seul Créateur, dont aucun homme, aucun ministre, aucun parlement, ne peut libérer le monarque. »
Nous savions que la bienveillance était une vertu tendre et maternelle. Si la rectitude intègre et la justice rigoureuse étaient particulièrement masculines, la miséricorde avait la douceur et la force de persuasion d’une nature féminine. On nous a mis en garde contre le fait de nous adonner à une charité aveugle, sans l’assaisonner de justice et de rectitude. Masamuné l’a bien exprimé dans son aphorisme souvent cité : « La rectitude poussée à l’excès se durcit en raideur ; la bienveillance excessivement répandue sombre dans la faiblesse. » Heureusement, la miséricorde n’était pas aussi rare que belle, car il est universellement vrai que « Les [ p. 42 ] plus braves sont les plus tendres, les aimants sont les audacieux. » « Bushi no nasaké » – la tendresse d’un guerrier – avait une sonorité qui appelait immédiatement ce qu’il y avait de noble en nous ; Non pas que la miséricorde d’un samouraï fût fondamentalement différente de celle de tout autre être, mais parce qu’elle impliquait une miséricorde là où la miséricorde n’était pas une impulsion aveugle, mais où elle reconnaissait le respect dû à la justice, et où la miséricorde ne demeurait pas un simple état d’esprit, mais où elle était soutenue par le pouvoir de sauver ou de tuer. De même que les économistes qualifient la demande d’efficace ou d’inefficace, de même nous pouvons qualifier la miséricorde du Bushi d’efficace, puisqu’elle impliquait le pouvoir d’agir pour le bien ou le détriment du bénéficiaire.
Fiers de leur force brute et des privilèges qui leur permettaient de l’exploiter, les samouraïs acceptaient pleinement les enseignements de Mencius sur le pouvoir de l’amour. « La bienveillance », dit-il, « soumet tout ce qui entrave son pouvoir, tout comme l’eau soumet le feu : seuls doutent du pouvoir de l’eau d’éteindre les flammes ceux qui tentent d’éteindre d’un coup de verre tout un chariot de fagots en feu. » Il affirme également que « le sentiment de détresse est la racine de la bienveillance », et qu’un homme bienveillant est donc toujours attentif à ceux qui souffrent et sont dans la détresse. Mencius a ainsi devancé de loin Adam Smith, qui fonde sa philosophie éthique sur la compassion.
Il est frappant de constater à quel point le code d’honneur chevaleresque d’un pays coïncide étroitement avec celui d’autres pays ; autrement dit, comment les idées morales orientales, si malmenées, trouvent leur pendant dans les plus nobles maximes de la littérature européenne. Si l’on en croit les célèbres vers :
Ce seront vos arts, et pour imposer la paix et l’ordre,
Pour épargner les sujets et conquérir les orgueilleux,
Si l’on montrait un gentleman japonais, il pourrait facilement accuser le barde de Mantoue de plagier la littérature de son propre pays.
La bienveillance envers les faibles, les opprimés ou les vaincus a toujours été prônée comme si elle sied particulièrement à un samouraï. Les amateurs d’art japonais connaissent sans doute la représentation d’un prêtre chevauchant une vache à reculons. Le cavalier était autrefois un guerrier qui, à son époque, avait fait de son nom un synonyme de terreur. Lors de la terrible bataille de Sumano-ura (1184 apr. J.-C.), l’une des plus décisives de notre histoire, il surmonta un ennemi et, en combat singulier, le tint sous ses bras gigantesques. Or, l’étiquette de la guerre exigeait qu’en de telles occasions, aucun sang ne soit versé, à moins que le plus faible ne se révèle être un homme de rang ou de capacité égal à celui du plus fort. Le combattant féroce portait le nom de l’homme sous ses ordres ; mais refusant de le faire savoir, son casque fut impitoyablement arraché, et la vue d’un visage juvénile, beau et imberbe, fit relâcher l’emprise du chevalier étonné. Aidant le jeune homme à se relever, il ordonna au jeune homme d’aller d’un ton paternel : « Va, jeune prince, au côté de ta mère ! L’épée de Kumagayé ne sera jamais ternie par une goutte de ton sang. Hâte-toi et fuis par-dessus ton passage avant que tes ennemis n’apparaissent ! » Le jeune guerrier refusa de partir et supplia Kumagayé, [ p. 45 ] pour l’honneur de tous deux, de l’achever sur-le-champ. Au-dessus de la tête chenue du vétéran brille la lame froide qui, maintes fois, a brisé les cordes de la vie, mais son cœur vaillant frémit ; La vision de son propre garçon, qui, ce même jour, marchait au son du clairon pour essayer ses armes de jeune fille, lui traverse l’esprit ; la main puissante du guerrier tremble ; il supplie à nouveau sa victime de fuir pour sauver sa vie. Trouvant toutes ses supplications vaines et entendant le pas de ses camarades approcher, il s’exclame : « Si tu es rattrapé, tu pourrais tomber sous une main plus ignoble que la mienne. Ô toi Infini ! reçois son âme ! » En un instant, l’épée étincelle dans les airs, et lorsqu’elle retombe, elle est rouge de sang adolescent. La guerre terminée, notre soldat revient triomphalement, mais il se soucie peu de l’honneur ou de la gloire ; il renonce à sa carrière guerrière, se rase la tête, revêt un habit sacerdotal, consacre le reste de ses jours à un saint pèlerinage, sans jamais tourner le dos à l’Occident où se trouve le Paradis d’où vient le salut et où le soleil se hâte chaque jour pour son repos.
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Les critiques pourraient relever des failles dans cette histoire, d’une vulnérabilité casuistique. Soyons clairs : elle montre néanmoins que la tendresse, la pitié et l’amour étaient des traits qui ornaient les exploits les plus sanglants d’un samouraï. Une vieille maxime parmi eux disait : « Il ne sied pas à l’oiseleur de tuer l’oiseau qui se réfugie dans son sein. » Ceci explique en grande partie pourquoi le mouvement de la Croix-Rouge, considéré comme si particulièrement chrétien, a si facilement trouvé une place solide parmi nous. Des décennies avant que nous entendions parler de la Convention de Genève, Bakin, notre plus grand romancier, nous avait familiarisés avec le traitement médical d’un ennemi tombé au combat. Dans la principauté de Satsuma, réputée pour son esprit martial et son éducation, la coutume prévalait pour les jeunes hommes de pratiquer la musique ; Ce ne sont pas les sons des trompettes ni les battements des tambours, « ces bruyants annonciateurs de sang et de mort », qui nous incitent à imiter les actions d’un tigre, mais les mélodies tristes et tendres du biwa, [2] apaisant nos esprits ardents, détournant nos pensées des odeurs de sang et des scènes de carnage. Polybe nous parle de la Constitution d’Arcadie, qui exigeait que tous les jeunes de moins de trente ans pratiquent la musique, afin que cet art doux puisse atténuer les rigueurs de cette région inclémente. C’est à son influence qu’il attribue l’absence de cruauté dans cette partie des montagnes arcadiennes.
Satsuma n’était pas le seul endroit au Japon où la douceur était inculquée à la classe guerrière. Un prince de Shirakawa note ses pensées, parmi lesquelles celle-ci : « Même si elles s’approchent furtivement de votre chevet pendant les veilles silencieuses de la nuit, ne les chassez pas, mais chérissez-les plutôt : le parfum des fleurs, le son des cloches lointaines, le bourdonnement des insectes par une nuit glaciale. » Et encore : « Même si elles peuvent vous blesser, vous n’avez qu’à pardonner ces trois-là : la brise qui disperse vos fleurs, le nuage qui cache votre lune et l’homme qui cherche querelle avec vous. »
C’est ostensiblement pour exprimer, mais en réalité pour cultiver, ces émotions plus douces que l’écriture versifiée était encouragée. Notre poésie est donc imprégnée d’un fort sentiment de pathos et de tendresse. Une anecdote célèbre, celle d’un samouraï campagnard, illustre bien ce point de vue. Lorsqu’on lui demanda d’apprendre la versification, et que « Les Notes du Fauvette » [3] lui fut donnée comme sujet de sa première tentative, son esprit fougueux se révolta et il jeta aux pieds de son maître cette œuvre grossière, qui se prolongea
« Le brave guerrier se tient à l’écart
L’oreille qui pourrait écouter
Au chant de la fauvette.
Son maître, sans se laisser intimider par ce sentiment grossier, continua d’encourager le jeune homme, jusqu’au jour où la musique de son âme s’éveilla pour répondre aux douces notes de l’uguisu, et il écrivit
« Le guerrier se tient debout, armé et fort,
Pour entendre le chant de l’uguisu,
« Le doux gazouillis des arbres parmi eux. »
Nous admirons et savourons l’incident héroïque de la courte vie de Körner : alors qu’il gisait blessé [ p. 49 ] sur le champ de bataille, il griffonna son célèbre Adieu à la vie. Des incidents de ce genre n’étaient pas rares dans nos guerres. Nos poèmes concis et épigrammatiques se prêtaient particulièrement bien à l’improvisation d’un sentiment unique. Toute personne, quelle que soit son éducation, était poète ou poète. Il n’était pas rare de voir un soldat en marche s’arrêter, sortir ses instruments d’écriture de sa ceinture et composer une ode ; on retrouvait ensuite ces papiers dans les casques ou les cuirasses, lorsque ceux-ci étaient retirés de leurs porteurs inanimés.
Ce que le christianisme a fait en Europe pour susciter la compassion au milieu des horreurs belliqueuses, l’amour de la musique et des lettres l’a fait au Japon. Cultiver des sentiments tendres engendre une considération attentive pour les souffrances d’autrui. La modestie et la complaisance, animées par le respect des sentiments d’autrui, sont à la base de la politesse.