Chapitre V : La bienveillance, le sentiment de détresse | Page de titre | Chapitre VII : Véracité et sincérité |
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La courtoisie et l’urbanité ont été remarquées par tous les touristes étrangers comme un trait distinctif des Japonais. La politesse est une piètre vertu si elle n’est motivée que par la crainte de heurter le bon goût, alors qu’elle devrait être la manifestation extérieure d’une compassion pour les sentiments d’autrui. Elle implique également une juste considération pour la convenance des choses, et donc un respect dû aux positions sociales ; celles-ci n’expriment en effet aucune distinction ploutocratique, mais étaient à l’origine des distinctions fondées sur le mérite.
Dans sa forme la plus élevée, la politesse frôle l’amour. On peut dire avec révérence que la politesse « est patiente et bienveillante ; n’envie pas, ne se vante pas, ne s’enfle pas d’orgueil ; ne se conduit pas de manière inconvenante, ne cherche pas son propre intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal. » Faut-il s’étonner que le professeur Dean, en parlant des six éléments de l’humanité, accorde à la politesse une place de choix, dans la mesure où elle est le fruit le plus mûr des relations sociales ?
Tout en prônant ainsi la politesse, loin de moi l’idée de la placer au premier rang des vertus. Si nous l’analysons, nous la trouverons en corrélation avec d’autres vertus d’un ordre supérieur ; car quelle vertu est isolée ? Tandis que – ou plutôt parce que – elle était exaltée comme propre au métier des armes, et estimée à ce titre à un degré supérieur à ses mérites, ses contrefaçons ont vu le jour. Confucius lui-même a enseigné à maintes reprises que les apparats extérieurs font aussi peu partie de la bienséance que les sons de la musique.
Lorsque la bienséance fut élevée au rang de condition sine qua non des relations sociales, il était normal qu’un système élaboré d’étiquette soit mis en place pour former la jeunesse à un comportement social correct. La manière de s’incliner pour aborder les autres, la façon de marcher et de s’asseoir, [ p. 52 ] étaient enseignées et apprises avec le plus grand soin. Les bonnes manières à table devinrent une science. Servir et boire le thé furent élevés au rang de cérémonie. Un homme instruit est, bien sûr, censé maîtriser toutes ces techniques. M. Veblen, dans son intéressant ouvrage [1], qualifie à juste titre la bienséance de « produit et d’expression de la vie de la classe oisive ».
J’ai entendu des remarques désobligeantes de la part des Européens sur notre discipline complexe de politesse. On lui a reproché d’absorber une part trop importante de nos pensées et de s’y conformer strictement, ce qui est une folie. J’admets qu’il puisse y avoir des subtilités inutiles dans l’étiquette cérémonielle, mais la question de savoir si elle relève autant de la folie que l’adhésion aux modes occidentales en perpétuelle évolution n’est pas très claire à mes yeux. Même les modes ne sont pas, pour moi, uniquement des caprices de la vanité ; au contraire, je les perçois comme une quête incessante du beau par l’esprit humain. Je considère encore moins les cérémonies élaborées comme totalement triviales ; elles dénotent [ p. 53 ] le fruit d’une longue observation de la méthode la plus appropriée pour parvenir à un résultat donné. S’il y a quelque chose à faire, il y a certainement une meilleure façon de le faire, et la meilleure façon est à la fois la plus économique et la plus élégante. M. Spencer définit la grâce comme la manière la plus économique de se mouvoir. La cérémonie du thé présente des manières précises de manipuler un bol, une cuillère, une serviette, etc. Pour un novice, cela paraît fastidieux. Mais on découvre vite que la méthode prescrite est, après tout, celle qui permet le plus d’économiser du temps et de la main-d’œuvre ; autrement dit, l’utilisation la plus économique de la force, et donc, selon la maxime de Spencer, la plus gracieuse.
La signification spirituelle du décorum social – ou, pour reprendre le vocabulaire de la « Philosophie des Vêtements », discipline spirituelle dont l’étiquette et le cérémonial ne sont que des vêtements extérieurs – est hors de proportion avec ce que leur apparence nous autorise à croire. Je pourrais suivre l’exemple de M. Spencer et retracer dans nos institutions cérémonielles leurs origines et les motivations morales qui les ont engendrées ; mais ce n’est pas ce que je m’efforcerai de faire dans ce livre. C’est la formation morale qu’implique le strict respect des convenances que je souhaite souligner.
J’ai dit que l’étiquette était élaborée jusqu’aux plus subtiles subtilités, à tel point que différentes écoles, prônant des systèmes différents, ont vu le jour. Mais elles se rejoignaient toutes sur l’essentiel, exprimé par un grand représentant de la plus célèbre école d’étiquette, l’Ogasawara, en ces termes : « Le but de toute étiquette est de cultiver son esprit de telle sorte que, même assis tranquillement, pas le plus brutal des brigands n’ose s’en prendre à vous. » Cela signifie, en d’autres termes, que par un exercice constant de bonnes manières, on met toutes les parties et facultés de son corps en parfait ordre et en harmonie avec lui-même et son environnement, de manière à exprimer la maîtrise de l’esprit sur la chair. Quelle signification nouvelle et profonde prend le mot français « bienséance » [12].
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Si la promesse selon laquelle la grâce implique une économie de force est vraie, il s’ensuit logiquement qu’une pratique constante d’une attitude gracieuse doit s’accompagner d’une réserve et d’un emmagasinage de force. De belles manières, par conséquent, signifient la puissance au repos. Lorsque les barbares gaulois, lors du sac de Rome, firent irruption dans le Sénat assemblé et osèrent tirer la barbe des vénérables Pères, nous pensons que les vieux gentilshommes étaient à blâmer, car ils manquaient de dignité et de fermeté de manières. Une haute réalisation spirituelle est-elle vraiment possible grâce à l’étiquette ? Pourquoi pas ? – Tous les chemins mènent à Rome !
Pour illustrer comment la chose la plus simple peut devenir un art, puis une culture spirituelle, je peux citer le Cha-no-yu, la cérémonie du thé. Siroter du thé est un art raffiné ! Pourquoi ne le serait-il pas ? Dans les dessins d’enfants sur le sable, ou dans les sculptures sauvages sur un rocher, se trouvait la promesse d’un Raphaël ou d’un Michel-Ange. Combien plus encore, la consommation d’une boisson, née de la contemplation transcendantale [ p. 56 ] d’un anachorète hindou, est-elle appelée à se développer en servante de la religion et de la morale ? Ce calme d’esprit, cette sérénité d’humeur, ce sang-froid et cette tranquillité d’esprit, qui sont les premiers éléments essentiels du Cha-no-yu, sont sans aucun doute les conditions premières d’une pensée et d’un sentiment justes. La propreté scrupuleuse de cette petite pièce, à l’abri des regards et des bruits de la foule déchaînée, est en elle-même propice à détourner l’attention du monde. L’intérieur dépouillé ne retient pas l’attention comme les innombrables tableaux et bibelots d’un salon occidental ; la présence de kakémono [2] attire davantage notre attention sur la grâce du dessin que sur la beauté des couleurs. Le plus grand raffinement du goût est l’objectif visé ; tandis que tout ce qui ressemble à de l’ostentation est banni avec une horreur religieuse. Le fait même qu’elle ait été inventée par un reclus contemplatif, à une époque où les guerres et les rumeurs de guerres étaient incessantes, est bien de nature à montrer que cette institution était plus qu’un passe-temps. Avant d’entrer dans l’enceinte silencieuse du salon de thé, la compagnie rassemblée pour participer à la cérémonie a mis de côté, avec leurs épées, la férocité du champ de bataille ou les soucis du gouvernement, pour y trouver la paix et l’amitié.
Le Cha-no-yu est plus qu’une cérémonie : c’est un art raffiné ; c’est de la poésie, rythmée par des gestes articulés : c’est un modus operandi de discipline de l’âme. Sa plus grande valeur réside dans cette dernière phase. Il n’est pas rare que les autres phases prédominent dans l’esprit de ses adeptes, mais cela ne prouve pas que son essence ne soit pas de nature spirituelle.
La politesse sera une grande acquisition, si elle ne fait que transmettre la grâce aux bonnes manières ; mais sa fonction ne s’arrête pas là. Car la bienséance, née de motifs de bienveillance et de modestie, et mue par des sentiments tendres envers la sensibilité d’autrui, est toujours une expression gracieuse de sympathie. Son exigence est que nous pleurions avec ceux qui pleurent et nous réjouissions avec ceux qui se réjouissent. Une telle exigence didactique, [ p. 58 ], lorsqu’elle est réduite aux petits détails quotidiens de la vie, s’exprime par de petits actes à peine perceptibles, ou, s’ils sont remarqués, sont, comme me l’a dit un jour une missionnaire de vingt ans de résidence, « terriblement drôles ». Vous êtes dehors sous un soleil brûlant et éblouissant, sans ombre ; une connaissance japonaise passe ; Vous l’abordez, et aussitôt il vous ôte son chapeau – c’est tout à fait naturel, mais le plus drôle, c’est que pendant qu’il vous parle, son ombrelle est baissée et il se tient lui aussi sous le soleil aveuglant. Quelle folie ! – Oui, tout à fait, à condition que le motif soit autre que celui-ci : « Vous êtes au soleil ; je compatis ; je vous prendrais volontiers sous mon ombrelle s’il était assez grand, ou si nous nous connaissions bien ; comme je ne peux pas vous protéger, je partagerai vos désagréments. » Ces petits gestes, tout aussi amusants, ne sont pas de simples gestes ou conventions. Ils sont l’expression de sentiments attentionnés pour le confort d’autrui.
Une autre coutume « terriblement drôle » est dictée par nos canons de politesse ; mais de nombreux auteurs superficiels sur le Japon l’ont balayée en l’attribuant simplement à la confusion générale du pays. Tout étranger qui l’a observée confessera la gêne qu’il a éprouvée à répondre correctement en cette occasion. Aux États-Unis, lorsqu’on offre un cadeau, on en vante les mérites ; au Japon, on le déprécie ou on le calomnie. L’idée sous-jacente chez vous est : « C’est un beau cadeau. S’il n’était pas beau, je n’oserais pas vous l’offrir ; car ce serait une insulte de vous offrir autre chose que ce qui est beau. » À l’opposé, notre logique est la suivante : « Tu es quelqu’un de bien, et aucun cadeau n’est assez beau pour toi. Tu n’accepteras rien de ce que je peux déposer à tes pieds, sauf en gage de ma bonne volonté ; alors accepte ceci, non pour sa valeur intrinsèque, mais comme un gage. Ce serait une insulte à ta valeur que de dire que le meilleur cadeau est assez beau pour toi. » Si l’on compare ces deux idées, on constate que l’idée fondamentale est la même. Aucune n’est « horriblement drôle ». L’Américain parle du matériau qui compose le cadeau ; le Japonais parle de l’esprit qui le suscite.
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C’est un raisonnement pervers que de conclure, parce que notre sens des convenances se manifeste dans les plus infimes ramifications de notre comportement, de prendre le moins important d’entre eux et de le considérer comme le type, et de juger le principe lui-même. Qu’est-ce qui est le plus important : manger ou observer les règles de bienséance ? Un sage chinois répond : « Si vous prenez un cas où manger est primordial et observer les règles de bienséance secondaire, et que vous les comparez, pourquoi ne pas simplement dire que manger est le plus important ? » « Le métal est plus lourd que les plumes », mais ce dicton s’applique-t-il à une simple agrafe de métal et à un chariot de plumes ? Prenez un morceau de bois d’un pied d’épaisseur et élevez-le au-dessus du pinacle d’un temple, personne ne le dirait plus haut que le temple. À la question : « Qu’est-ce qui est le plus important : dire la vérité ou être poli ? » On dit que les Japonais donnent une réponse diamétralement opposée à ce que dira l’Américain, mais je m’abstiens de tout commentaire jusqu’à ce que je parle de véracité et de sincérité.
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