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L’Empereur a enfin abdiqué son trône, comme il l’avait prévu depuis longtemps, en faveur de l’héritier présomptif, et l’enfant unique de la princesse Wistaria est nommé héritier présomptif du nouvel Empereur.
L’ex-empereur vivait désormais dans un palais privé avec cette princesse, dans un style moins royal ; et la Niogo de Kokiden, à qui fut conféré le titre honorifique d’ex-impératrice, résidait au palais impérial avec l’empereur, son fils, et occupait une position en vue. L’ex-empereur éprouvait encore une certaine inquiétude au sujet de l’héritier présomptif et nomma Genji comme tuteur, ne trouvant pas encore de personne apte à occuper cette fonction.
Ce changement dans l’empereur régnant et l’avancement progressif de la position de Genji donnèrent à ce dernier une plus grande responsabilité, et il dut restreindre ses errances.
Or, selon l’usage, on choisit les Saigû [^79] et les Saiin [1] ; pour ce dernier on choisit la seconde sœur de l’Empereur, et pour le premier la fille unique de la Dame de Rokjiô, dont le mari avait été un Prince Royal.
Le jour du départ du Saigû pour Ise n’était pas encore fixé ; et l’esprit de sa mère, qui avait quelques raisons d’être mécontente de Genji, hésitait encore dans son indécision, si elle devait ou non aller à Ise avec sa fille.
Le cas de la Saiin, cependant, était différent, et le jour de son intronisation fut rapidement fixé. Elle était l’enfant préférée de sa mère comme de son père, et les cérémonies du jour de la consécration furent organisées avec une splendeur particulière. Le nombre de personnes participant à la procession à cette occasion est fixé par règlement ; cependant, la sélection de ce nombre fut effectuée avec le plus grand soin parmi les nobles les plus en vogue de l’époque, et leurs robes et selles étaient toutes choisies avec élégance. Genji fut également invité par ordre spécial à participer à la cérémonie.
Comme l’événement s’annonçait grandiose, chaque classe de la population manifesta un vif intérêt pour la scène, et de nombreux stands furent installés tout au long de la route. Le jour tant attendu arriva enfin.
Dame Aoi se montrait rarement en de telles occasions ; de plus, sa santé était fragile, proche de ses couches, et elle n’avait donc aucune envie de sortir. Ses suivantes, cependant, lui suggérèrent de s’y rendre. « C’est vraiment dommage », dirent-elles, « de ne pas le voir ; on vient de loin pour le voir. » Sa mère ajouta : « Tu as l’air d’aller mieux aujourd’hui. Je pense que tu ferais mieux d’y aller. Emmène ces jeunes filles avec toi. »
Pressée de cette façon, elle se décida à la hâte et partit avec un convoi de voitures. Toute la route était encombrée d’une foule nombreuse, dont beaucoup étaient vêtues selon un style appelé Tsubo-Shôzok. Nombre d’hommes d’un certain âge se prosternaient en adoration, et beaucoup d’autres, malgré leur simplicité naturelle, semblaient presque épanouis par la joie qui se lisait sur leurs visages ; on pouvait même apercevoir parmi eux des nonnes et des femmes âgées, sorties de leurs retraites. De nombreuses voitures étaient serrées les unes contre les autres, si bien que la large voie de la route d’Ichijiô était presque vide. Cependant, lorsque les voitures du groupe de Dame Aoi apparurent, ses suivantes ordonnèrent à plusieurs autres de s’écarter et se fraya un passage vers l’endroit d’où l’on avait la meilleure vue, et où le peuple n’était pas admis. Parmi elles se trouvaient deux voitures ajir_o [2], dont les occupants étaient manifestement incognitos et de haut rang.
Ceux-ci appartenaient au groupe de la Dame de Rokjiö. Lorsque ces carrosses furent contraints de céder la place, leurs serviteurs s’écrièrent : « Ces carrosses n’appartiennent pas à des gens qu’on devrait chasser si brusquement. » Mais les serviteurs de la Dame Aoi, légèrement ivres, refusèrent d’écouter leurs remontrances. Ils finirent par s’éloigner et prendre position, repoussant les deux autres là où ils ne pouvaient plus rien voir, brisant même leurs perches.
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La dame ainsi maltraitée était évidemment extrêmement indignée, et elle aurait bien voulu rentrer chez elle sans voir le spectacle, mais il n’y avait pas de passage pour se retirer. Cependant, l’approche du cortège fut annoncée, ce qui la calma un peu.
Genji, comme d’habitude, était remarquable dans le cortège. Plusieurs carrosses longeaient les routes et ses occupants attiraient son regard ; celui de Dame Aoi, cependant, était le plus frappant, et à son passage, les assistants le saluèrent courtoisement, ce que Genji reconnut. Quels étaient les sentiments de la Dame de Rokjiô, repoussée à cet instant !
Le cortège passa en temps voulu, et la scène passionnante de la journée prit fin. Les querelles au sujet du carrosse parvinrent naturellement aux oreilles de Genji. Il pensait que Dame Aoi était trop modeste pour être l’instigatrice d’une telle dispute ; mais sa maison était celle de grandes et puissantes familles, célèbres pour leur orgueil excessif, une tendance partagée par ses domestiques ; et ceux-ci, pour d’autres motifs, notamment de rivalité, étaient heureux d’avoir l’occasion de mortifier la Dame de Rokjiô.
Il eut pitié de la dame blessée et se hâta d’aller la voir ; mais elle, sous un prétexte quelconque, refusa de le voir.
Le jour de la fête de la rose trémière du même temple arriva. Elle était particulièrement grandiose, car c’était la première après l’installation du nouveau Saiin, mais ni Dame Aoi ni la Dame de Rokjiô n’étaient présentes, tandis que Genji emmenait Violette en privé dans une calèche pour assister à la fête et aux courses de chevaux.
Nous avons déjà mentionné que l’esprit de la Dame de Rokjiô était encore hésitant et incertain quant à savoir si elle devait ou non se rendre à Ise avec sa fille ; et cet état d’esprit devint de plus en plus grave après le jour de la dispute au sujet des carrosses, ce qui lui fit ressentir un profond dédain et une jalousie envers Dame Aoi. Chose étrange, à peu près à la même époque, Dame Aoi tomba malade et commença à souffrir d’influences spirituelles. Toutes sortes d’exorcismes furent dûment pratiqués, et des esprits se manifestèrent et donnèrent leurs noms. Mais parmi eux se trouvait un esprit, apparemment « vivant », [3] qui refusait obstinément d’être transmis au tiers. Cela lui causa de grandes souffrances et ne semblait pas être de nature fortuite, mais une influence hostile permanente. Certains imaginèrent qu’il s’agissait d’une jalousie redoutable envers une personne intimement connue de Genji et qui avait sur lui une influence considérable ; mais l’esprit ne donna aucune information à ce sujet. Certains supposèrent même que l’esprit errant d’une vieille nourrice, ou d’une autre créature du même genre, morte depuis longtemps, hantait encore le manoir et aurait pu profiter de la santé fragile de la dame pour s’emparer d’elle. Pendant ce temps, au manoir de Rokjiô, la dame, informée des souffrances de Dame Aoi, éprouva une certaine compassion pour elle et commença à éprouver une sorte de compassion.
Cette inquiétude s’accentua lorsqu’on lui apprit que les souffrances de Dame Aoi étaient dues à un esprit vivant. Elle pensait ne jamais lui avoir souhaité de mal ; mais, en y réfléchissant, elle commença à plusieurs reprises à envisager qu’un esprit blessé, comme le sien, puisse avoir une influence de ce genre. Elle faisait parfois des rêves, après une réflexion lasse, entre le sommeil et le réveil, dans lesquels elle semblait voler vers une belle jeune fille, apparemment Dame Aoi, et se lancer dans une lutte acharnée avec elle. Ces rêves la terrifiaient même ; pourtant, ils se produisaient très souvent. « Même dans les choses ordinaires », pensa-t-elle, « c’est une pratique trop courante, sans parler du bien fait par les gens, d’exagérer le mal ; et donc, dans de tels cas, si la rumeur courait que mon esprit était l’esprit vivant qui tourmentait [ p. 151 ] Dame Aoi, comme ce serait pénible pour moi ! Il n’est pas rare qu’un esprit désincarné, après la mort, erre ; mais même cela n’est pas une idée très agréable. Combien plus désagréable, alors, d’avoir la réputation que son esprit vivant inflige de la souffrance à autrui ! »
Ces pensées continuaient de la tourmenter et la rendaient apathique et déprimée.
Le moment venu, l’accouchement de Dame Aoi approcha. Cependant, l’esprit de jalousie la tourmentait toujours, et des exorcismes plus vigoureux furent alors employés. Elle en fut profondément affectée et s’écria : « Veuillez me libérer un peu ; j’ai quelque chose à dire au Prince. »
Sur ce, il fut introduit dans la pièce. Le rideau tomba et la mère de la dame quitta la pièce, pensant que sa fille préférerait lui parler en privé. Le bruit des sorts exécutés dans la pièce voisine cessa, et le Hoke-kiô fut lu à sa place. La dame était allongée sur son divan, vêtue d’un vêtement blanc immaculé, ses longues tresses dénouées. Il s’approcha d’elle et, lui prenant la main, dit : « Quel triste malheur vous nous causez ! » Elle leva alors ses lourdes paupières et contempla Genji quelques minutes.
Il essaya de la calmer et dit : « Ne vous inquiétez pas trop. Tout ira bien. Je pense que votre maladie disparaîtra bientôt. Même si vous quittiez ce monde, il y en a un autre où nous nous retrouverons, et où je vous reverrai joyeuse, et où vos parents vous rejoindront aussi. »
Ah ! non. Je viens ici seulement pour vous supplier de m’accorder un peu de repos. Je me sens extrêmement perturbé. Je n’aurais jamais pensé venir ici de cette façon ; mais il semble que l’esprit de quelqu’un dont les pensées sont si déconcertées s’égare à son insu.
Oh, lie mon esprit errant, je t’en prie,
Mon cher, ne le laisse plus errer.
Ces paroles n’étaient pas celles de Dame Aoi elle-même ; et lorsque Genji réfléchit, elles appartenaient clairement à la Dame de Rokjiô. Auparavant, lorsqu’on lui parlait d’un esprit vivant venant tourmenter Dame Aoi, il était toujours tenté de réprimer de telles idées ; mais maintenant, il commençait à penser que de telles choses pouvaient réellement arriver, et il se sentait troublé. « Vous parlez ainsi », dit Genji, comme s’il s’adressait à l’esprit, « mais vous ne me dites pas qui vous êtes. Par conséquent, dites-le-moi clairement. » À ces mots, chose étrange, le visage de Dame Aoi sembla prendre momentanément l’apparence de Rokjiô. Sur ce, Genji fut encore plus perplexe et anxieux, et mit fin à la conversation. Elle redevint alors très calme, et on la crut un peu soulagée. Peu de temps après, la dame a accouché d’un enfant en toute sécurité.
Pour rendre grâces à cette heureuse délivrance, le chef du monastère du mont Hiye et quelques autres prêtres distingués furent convoqués. Ils arrivèrent en toute hâte, essuyant la sueur de leurs visages au fil de la route ; et, de l’empereur et des princes royaux jusqu’aux nobles ordinaires, tous prirent part à la cérémonie de l’Ubyashinai (premier repas), d’autant plus que l’enfant était un garçon.
Pour en revenir à la Dame de Rokjiô. Lorsqu’elle apprit la bonne naissance de Dame Aoi, un léger sentiment de jalousie sembla de nouveau la tourmenter ; et lorsqu’elle commença à bouger, elle ne comprit pas pourquoi, mais elle remarqua que sa robe était parfumée d’une odeur étrange. [4] Elle trouva cela très surprenant, prit des bains et changea de robe pour s’en débarrasser ; mais l’odeur revint bientôt, et elle se dégoûta d’elle-même.
Quelques jours passèrent, et le jour des rendez-vous d’automne arriva. À ce moment-là, la santé de Dame Aoi semblait se développer favorablement, et Genji la quitta pour se rendre à la Cour.
Lorsqu’il lui dit au revoir, une expression étrange et inhabituelle apparut dans ses yeux. Sadaijin se rendit également à la Cour, ainsi que ses fils, qui espéraient une promotion, et il restait peu de monde au manoir.
C’est dans la soirée de ce jour-là que Dame Aoi fut soudainement attaquée par un spasme, et avant que la nouvelle ne puisse être portée à la Cour, elle mourut.
Ces tristes nouvelles parvinrent bientôt à la Cour et créèrent une grande détresse et une grande confusion : même les arrangements pour les nominations et les promotions furent perturbés. Comme cela arriva tard dans la soirée, il n’y eut pas le temps d’envoyer chercher le supérieur du monastère, ni aucun autre prêtre distingué. Les messagers se succédèrent au manoir, si nombreux qu’il fut presque impossible de leur répondre à tous. Inutile de préciser combien ses proches furent profondément affectés.
La mort ayant été causée par une influence spirituelle maligne, on la laissa tranquille pendant deux ou trois jours, dans l’espoir qu’elle puisse revivre ; mais aucun changement ne se produisit, et tout espoir fut abandonné. Le corps fut finalement transporté au cimetière de Toribeno. De nombreux proches et prêtres de différentes églises se pressèrent sur les lieux, tandis que des représentants de l’ex-empereur, la princesse Wistaria, et de l’héritier présomptif étaient également présents. La cérémonie d’enterrement se déroula avec solennité et émotion.
Ainsi, la modeste et vertueuse Dame Aoi s’éteignit à jamais.
Genji se confina aussitôt dans son appartement du grand manoir de Sadaijin, pour se consoler et se consoler. Tô-no-Chiûjiô, désormais élevé au rang de Sammi, lui tenait constamment compagnie et conversait avec lui de sujets aussi bien sérieux qu’amusants. Leur dispute dans l’appartement de Gen-naishi, ainsi que leur rencontre dans le jardin de la « Fleur de Safran », figuraient parmi les sujets de leur conversation réconfortante.
C’est lors d’une de ces occasions qu’une légère averse tomba. La soirée était devenue morne, et Tô-no-Chiûjiô vint le voir, marchant lentement dans sa robe de deuil d’une couleur terne. Genji était penché à la fenêtre, la joue appuyée sur sa main ; et, regardant les buissons à moitié fanés, il fredonnait :
« Est-elle devenue pluie ou nuage ?
C’est désormais inconnu.
[paragraphe continue] Tô-no-Chiûjiô s’approcha doucement de lui. Ils eurent, comme d’habitude, une conversation pathétique, puis ce dernier fredonna, comme pour lui-même :
« Au-delà du nuage dans le ciel là-bas,
D’où descend la pluie qui passe,
Sa douce âme peut demeurer,
Bien que nous puissions cesser de retracer sa forme en vain.
[ p. 154 ]
Genji répondit bientôt à cela :
« Ce sanctuaire nuageux que nous contemplons d’en haut,
Où mon amour perdu peut demeurer invisible,
Cela semble sombre maintenant à cet œil triste
Qui regarde avec larmes ce qui a été.
Il y avait parmi les plantes fanées du jardin un Rindô-nadeshko solitaire. [5] Lorsque Tô-no-Chiûjiô fut parti, Genji cueillit cette fleur et l’envoya à sa belle-mère par l’intermédiaire de la nourrice du nourrisson, avec ce qui suit :
« Dans des bosquets où tout le monde est mort
Survit seule cette jolie fleur,
Le joyau chéri de l’automne disparu,
Symbole de l’heure révolue de la joie." [6]
[paragraphe continue] Genji se sentait toujours seul. Il écrivit une lettre à la princesse Momo-zono (jardins de pêchers). Il la connaissait depuis longtemps. Il l’admirait aussi. Elle avait assisté, avec son père, à la consécration du Saiin et était de ceux pour qui l’apparition de Genji était la plus bienvenue. Dans sa lettre, il affirmait qu’elle pourrait compatir un peu à son chagrin, et il y ajoutait également le texte suivant :
« J’ai passé de nombreux automnes
Dans une sombre pensée, mais aucune ne me semble
A été aussi triste que la dernière fois,
Qui a été rempli de chagrin et de changement.
Il n’y avait, en effet, rien de sérieux entre Genji et cette princesse ; pourtant, en ce qui concerne leur correspondance, ils échangeaient de temps à autre des lettres, si bien qu’elle ne s’opposait pas à recevoir cette communication. Elle éprouvait beaucoup de compassion pour lui, et une réponse lui fut adressée, dans laquelle elle exprimait sa sympathie pour son deuil.
Or, dans la demeure de Sadaijin, chaque requiem était célébré. Le quarante-neuvième jour était passé, et les souvenirs des morts, insignifiants et précieux, furent distribués de manière appropriée et agréable ; et Genji quitta enfin la grande demeure avec l’intention d’aller d’abord trouver l’ancien empereur, puis de retourner dans sa demeure de Nijiô. Après son départ, Sadaijin regagna l’appartement qu’il occupait jusqu’alors. La pièce était la même qu’auparavant, et [ p. 155 ] tout était inchangé ; mais sa fille unique, la fierté de ses vieux jours, n’était plus, et son gendre était parti aussi.
Il regarda autour de lui quelques instants. Il vit des papiers qui traînaient. C’étaient ceux sur lesquels Genji s’était exercé à l’écriture pour s’amuser – certains en chinois, d’autres en japonais ; certains en style libre, d’autres en style rigide. Parmi ces papiers, il en vit un sur lequel étaient écrits les mots « Vieux oreillers et vieilles couettes », et près d’eux les mots suivants :
« Combien l’âme est partie, encore
J’aimerais peut-être m’attarder autour de ce canapé,
Mon propre cœur me le dit, même moi
Je suis réticent à le quitter maintenant.
[le paragraphe continue] Et sur un autre de ces papiers, accompagnant les mots « Le givre blanc repose sur les tuiles », ce qui suit :
« Combien de nuits encore vais-je passer ?
Sur ce lit solitaire, repose sans toi ;
La fleur a quitté son parterre bien connu,
Et sur sa place la rosée est répandue.
Alors que Sadaijin feuilletait ces papiers, une fleur fanée, qui semble avoir marqué une occasion particulière, tomba d’entre eux.
Revenons maintenant à Genji. Il se rendit auprès de l’ancien empereur, qui le trouvait encore maigre et soucieux. Il eut une conversation affectueuse avec lui, resta jusqu’au soir, puis se rendit à son manoir de Nijiô. Il se rendit dans l’aile ouest pour rendre visite à la jeune Violette. Tous étaient vêtus de leurs nouveaux vêtements d’hiver et paraissaient frais et épanouis.
« Il me semble que ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue ! » s’exclama-t-il. Violet détourna légèrement le regard. Elle était apparemment timide, ce qui ne fit qu’accroître sa beauté.
Il s’approcha et, après avoir eu une petite conversation, dit : « J’ai beaucoup de choses à vous dire, mais maintenant je dois me reposer un peu », et retourna dans ses quartiers.
Le lendemain matin, il envoya tout d’abord une lettre à Sadaijin, s’enquérant de son enfant en bas âge.
À cette époque, il se confinait plus que d’habitude chez lui, et pour lui tenir compagnie, il était constamment avec Violette, qui approchait de l’âge adulte. Il lui parlait parfois différemment de la manière dont il s’adresserait à une jeune fille ; mais elle, de son côté, ne semblait pas remarquer la différence, et pour leur divertissement quotidien, ils avaient recours soit à Go, soit à Hentski [7], et parfois ils jouaient jusque tard dans la soirée.
Quelques semaines s’écoulèrent ainsi, et un matin, Violette n’apparut pas aussi tôt que d’habitude. Les habitants de la maison, qui n’en savaient pas la raison, s’inquiétaient pour elle, la pensant indisposée. Vers midi, Genji arriva. Il entra dans la petite pièce et dit : « Tu ne vas pas bien ? Tu aimerais peut-être rejouer au go, comme hier soir, pour changer. » Mais elle était plus timide que jamais.
« Pourquoi es-tu si timide ? » s’exclama-t-il ; « sois un peu plus gaie, les gens pourraient trouver cela étrange », dit-il, et il resta longtemps avec elle pour essayer de la calmer ; mais en vain : elle restait toujours silencieuse et timide.
C’était le soir du jour du Sanglier, et du mochi (gâteau de riz pilé) lui fut présenté, selon la coutume, sur un plateau en bois blanc uni.
Il fit venir Koremitz et dit : « Ce n’est pas un jour très opportun ; je préférerais les avoir demain soir. Envoyez-en-moi donc demain. [8] Il n’est pas nécessaire qu’il y ait autant de couleurs. » En disant cela, il sourit légèrement, et le vif Koremitz comprit bientôt ce qu’il voulait dire. Et il le fit le lendemain, sur un magnifique porte-fleurs.
Jusqu’à ce moment, rien à propos de Violet n’avait été connu publiquement, et Genji pensa qu’il était temps d’informer son père au sujet de sa fille ; mais il considéra qu’il valait mieux que la cérémonie de Mogi soit d’abord célébrée, et ordonna que des préparatifs soient faits dans ce but.
Notons ici que la jeune fille d’Udaijin, après avoir vu Genji, désirait ardemment le revoir. Ses proches s’en rendirent compte. Son père, semble-t-il, n’y était pas opposé et il raconta à sa fille aînée, mère de l’empereur régnant, que Genji venait de perdre sa bonne épouse et qu’il ne serait pas mécontent si sa fille prenait la place de Dame Aoi ; mais la mère royale désapprouva cette proposition. « Il serait bien préférable pour elle d’être présentée à la Cour », dit-elle, et elle entreprit de conspirer pour y parvenir.
147:1 La vierge sacrée du temple d’Ise. ↩︎
147:2 Le même de Kamo, qui est situé dans le voisinage de Kiôto, la capitale d’alors. ↩︎
148:3 « Ajiro » signifie bambou tressé, et ici, il désigne un chariot fait de bambou tressé. ↩︎
149:4 Avant de poursuivre l’histoire, il est nécessaire pour le lecteur de lire attentivement la note suivante : Au Japon, il existait, et existe encore plus ou moins, une certaine superstition entretenue, selon laquelle les esprits des morts ont le pouvoir d’infliger des dommages à l’humanité ; par exemple, une femme, lorsqu’elle est méprisée ou abandonnée, p. 150 meurt, son esprit fait souvent du mal à l’homme qui l’a abandonnée, ou à son rival. C’est l’esprit des morts. Il existe également une autre croyance selon laquelle les esprits des vivants ont parfois le même pouvoir, mais dans ce cas, cela n’a lieu que lorsqu’on est farouchement jaloux. Lorsque cet esprit agit sur le rival, le propriétaire de l’esprit n’en est pas conscient ; mais elle-même devient plus sombre, comme si elle avait, pour ainsi dire, perdu son propre esprit. Ces esprits peuvent être exorcisés, et l’acte est accompli par une certaine secte de prêtres ; Mais l’esprit vivant est considéré comme bien plus difficile à exorciser que l’autre, car on imagine que l’esprit mort peut être facilement « déposé » ou repoussé au tombeau, tandis que l’esprit vivant, étant encore dans son état présent, ne peut être aussi facilement apaisé. La méthode d’exorcisme est la suivante : certains sorts sont lancés sur le malade, et des discours religieux tirés des bibles bouddhistes sont lus, puis le malade est amené à exprimer tous ses griefs ; mais ce n’est pas lui qui parle et expose les causes de ses griefs, mais l’esprit qui le possède. Ce processus est parfois pratiqué sur une tierce personne ; dans ce cas, le prêtre transmet temporairement l’esprit du malade à son substitut et le fait parler par sa bouche. Après avoir exposé toutes les causes de ses griefs et de ses torts, le prêtre discute avec lui, le réprimande, l’apaise, le menace, et enfin dit à l’esprit : « Si tu ne pars pas discrètement, je te confinerai par mon pouvoir sacré. » Par ce moyen, l’esprit est exorcisé ; le processus ressemble au mesmérisme par certains aspects, mais il est bien sûr dénué de fondement. Dans d’autres cas, les esprits de ceux qui ont récemment, ou même des années auparavant, subi des injustices cruelles ou la mort, peuvent, au cours de leurs pérégrinations, s’emparer d’une personne à proximité, pourtant totalement étrangère au crime commis, et lui infliger des souffrances. Il peut même arriver que des esprits incapables de trouver le repos, quelle qu’en soit la raison, fassent de même. ↩︎
152:5 Dans la cérémonie d’exorcisme, un parfum sacré est brûlé, et c’est cette odeur que la Dame de Rokjiô percevait dans son vêtement car son esprit était censé aller et venir entre elle et Dame Aoi, et apporter avec lui l’odeur de ce parfum. ↩︎
154:6 Une sorte de rose ; certains le traduisent par Gentiane. ↩︎
154:7 Ici la fleur est comparée à l’enfant, et l’automne à la mère. ↩︎
156:8 « Hentski », un jeu pour enfants. Il consiste à choisir au préalable une « poule » ou un demi-personnage, à ouvrir un livre et à voir lequel des joueurs peut le plus rapidement repérer les mots commençant par cette « poule ». ↩︎