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La véritable religion du Japon, celle que la nation entière professe encore, sous une forme ou une autre, est ce culte qui a été le fondement de toute religion et de toute société civilisées : le culte des ancêtres. Au cours des millénaires, ce culte originel a subi des modifications et pris des formes diverses ; mais partout au Japon, son caractère fondamental demeure inchangé. Sans compter les différentes formes bouddhistes du culte des ancêtres, on trouve trois rites distincts d’origine purement japonaise, modifiés ultérieurement par l’influence et le cérémonial chinois. Ces formes japonaises de culte sont regroupées sous le nom de « Shintô », qui signifie « La Voie des Dieux ». Ce terme n’est pas ancien ; il fut initialement adopté uniquement pour distinguer la religion indigène, ou « Voie », du bouddhisme étranger appelé « Butsudô », ou « La Voie du Bouddha ». Les trois formes du culte shintô des ancêtres sont le culte domestique, le culte communautaire et le culte d’État ; autrement dit, le culte des ancêtres familiaux, le culte des ancêtres claniques ou tribaux, [ p. 22 ] et le culte des ancêtres impériaux. Le premier est la religion du foyer ; le deuxième est la religion de la divinité locale, ou dieu tutélaire ; le troisième est la religion nationale. Il existe diverses autres formes de culte shintô ; mais il n’est pas nécessaire de les examiner ici.
Des trois formes de culte des ancêtres mentionnées ci-dessus, le culte familial est le premier dans l’ordre évolutif, les autres étant des développements ultérieurs. Mais, en parlant du culte familial comme le plus ancien, je n’entends pas la religion du foyer telle qu’elle existe aujourd’hui ; je n’entends pas non plus par « famille » quoi que ce soit correspondant au terme « foyer ». La famille japonaise des temps anciens désignait bien plus que « foyer » : elle pouvait comprendre cent ou mille foyers ; c’était un peu comme le génos grec ; ou la gens romaine, la famille patriarcale au sens large du terme. Dans le Japon préhistorique, le culte domestique de l’ancêtre de la maison n’existait probablement pas ; les rites familiaux semblaient n’avoir été pratiqués que sur le lieu de sépulture. Mais le culte domestique ultérieur, issu du rite familial primitif, représente indirectement la forme la plus ancienne de la religion et devrait donc être considéré en premier dans toute étude de l’évolution sociale japonaise.
L’histoire évolutive du culte des ancêtres a été très similaire dans tous les pays ; et celle du culte japonais offre une preuve remarquable à l’appui de l’exposé d’Herbert Spencer sur la loi du développement religieux. Pour comprendre cette loi générale, il faut cependant remonter à l’origine des croyances religieuses. Il faut garder à l’esprit que, d’un point de vue sociologique, il n’est pas plus correct de qualifier de « primitif » le culte des ancêtres existant au Japon que de qualifier de « primitif » le culte domestique des Athéniens à l’époque de Périclès. Aucune forme persistante de culte des ancêtres n’est primitive ; et tout culte domestique établi s’est développé à partir d’un culte familial irrégulier et non domestique, qui, lui-même, a dû provenir de rites funéraires encore plus anciens.
Notre connaissance du culte des ancêtres, en ce qui concerne les premières civilisations européennes, ne peut pas s’étendre à la forme primitive du culte. Chez les Grecs et les Romains, notre connaissance du sujet remonte à une époque où une religion domestique était établie depuis longtemps ; et nous disposons de preuves documentaires quant à la nature de cette religion. Mais du culte antérieur qui a dû précéder le culte domestique, nous disposons de peu de témoignages ; et nous ne pouvons en deviner la nature qu’en étudiant l’histoire naturelle du culte des ancêtres chez les peuples non encore civilisés. Le véritable culte domestique commence par une civilisation établie. Or, lorsque les Japonais s’établirent au Japon, ils ne semblent pas avoir apporté avec eux une civilisation que nous qualifierions d’établie, ni un culte des ancêtres bien développé. Le culte existait certainement ; mais ses cérémonies semblaient n’avoir été célébrées que de manière irrégulière, sur des tombes. Le culte domestique proprement dit n’a peut-être été établi qu’aux alentours du VIIIe siècle, époque à laquelle la tablette spirituelle aurait été introduite de Chine. Le culte des ancêtres le plus ancien, comme nous le verrons plus loin, s’est développé à partir des rites funéraires et des cérémonies propitiatoires primitifs.
La religion familiale actuelle est donc une évolution relativement moderne ; mais elle est au moins aussi ancienne que la véritable civilisation du pays, et elle conserve des croyances et des idées indubitablement primitives, ainsi que des idées et des croyances qui en découlent. Avant d’aborder plus en détail le culte lui-même, il sera nécessaire d’examiner certaines de ces croyances plus anciennes.
Le premier culte des ancêtres – « la racine de toutes les religions », comme l’appelle Herbert Spencer – fut probablement contemporain de la première croyance précise aux fantômes. Dès que les hommes furent capables de concevoir l’idée d’un moi intérieur obscur, ou double, le culte propitiatoire des esprits commença sans doute. Mais ce premier culte des fantômes devait avoir longtemps précédé la période de développement mental où les hommes devinrent capables de former des idées abstraites. Les primitifs adorateurs des ancêtres ne pouvaient pas se forger la notion d’une divinité suprême ; et tous les témoignages concernant les premières formes de leur culte tendent à démontrer qu’il n’existait à l’origine aucune différence entre la conception des fantômes et celle des dieux. Il n’existait donc aucune croyance précise en un état futur de récompense ou de châtiment, aucune idée d’un paradis ou d’un enfer. Même la notion d’un monde souterrain ténébreux, ou Hadès, a évolué bien plus tard. Au début, on pensait que les morts résidaient uniquement dans les tombeaux prévus à leur intention, d’où ils pouvaient sortir de temps à autre pour visiter leurs anciennes demeures ou apparaître dans les rêves des vivants. Leur monde réel était le lieu de leur inhumation, la tombe, le tumulus. Par la suite, l’idée d’un monde souterrain, mystérieusement lié au lieu de sépulture, s’est lentement développée. Ce n’est que bien plus tard que ce monde souterrain obscur de l’imagination s’est étendu et divisé en régions de félicité et de malheur fantomatiques… Il est remarquable que la mythologie japonaise n’ait jamais développé les idées d’Élysée ou de Tartare, ni la notion de paradis ou d’enfer. Aujourd’hui encore, la croyance shintoïste représente le stade préhomérique de l’imagination en matière de surnaturel.
Français De même, parmi les races indo-européennes, il semble n’y avoir eu au début aucune différence entre les dieux et les fantômes, ni aucun classement des dieux en grands et petits [ p. 26 ]. Ces distinctions se sont progressivement développées. « Les esprits des morts », dit M. Spencer, « formant, dans une tribu primitive, un groupe idéal dont les membres ne se distinguent que peu les uns des autres, se distingueront de plus en plus ; et à mesure que les sociétés progressent, et que les traditions, locales et générales, s’accumulent et se compliquent, ces âmes humaines autrefois semblables, acquérant dans l’esprit populaire des différences de caractère et d’importance, divergeront, jusqu’à ce que leur communauté de nature originelle devienne à peine reconnaissable. » De même, dans l’Europe antique, et de même en Extrême-Orient, les plus grands dieux des nations ont évolué à partir des cultes des fantômes ; mais ces éthiques du culte des ancêtres qui ont façonné les premières sociétés d’Occident et d’Orient, datent d’une période antérieure à l’époque des grands dieux, de l’époque où tous les morts étaient supposés devenir des dieux, sans distinction de rang.
Pas plus que les adorateurs primitifs des ancêtres de race aryenne, les premiers Japonais ne considéraient leurs morts comme s’élevant vers une région extra-terrestre de lumière et de félicité, ou comme descendant vers un royaume de tourments. Ils pensaient que leurs morts habitaient encore ce monde, ou du moins entretenaient avec lui une communication constante. Leurs plus anciens documents sacrés font effectivement mention d’un monde souterrain, où de mystérieux dieux du Tonnerre et des gobelins maléfiques vivaient dans la corruption ; mais ce monde vague des morts communiquait avec le monde des vivants ; [ p. 27 ] et l’esprit qui s’y trouvait, bien qu’attaché d’une certaine manière à son enveloppe en décomposition, pouvait encore recevoir sur terre les hommages et les offrandes des hommes. Avant l’avènement du bouddhisme, il n’existait aucune idée de paradis ou d’enfer. Les fantômes des défunts étaient considérés comme des présences constantes, ayant besoin de propitiation et capables, d’une certaine manière, de partager les plaisirs et les peines des vivants. Ils avaient besoin de nourriture, de boisson et de lumière ; en échange, ils pouvaient apporter des bienfaits. Leurs corps s’étaient fondus dans la terre ; mais leur pouvoir spirituel subsistait encore dans le monde d’en haut, vibrait dans sa substance, se mouvait dans ses vents et ses eaux. Par la mort, ils avaient acquis une force mystérieuse ; ils étaient devenus des « êtres supérieurs », des Kami, des dieux.
C’est-à-dire des dieux au sens grec et romain le plus ancien. Il faut remarquer qu’il n’y avait aucune distinction morale, orientale ou occidentale, dans cette déification. « Tous les morts deviennent des dieux », écrivait le grand commentateur shintô Hirata. De même, dans la pensée des premiers Grecs et même des derniers Romains, tous les morts devenaient des dieux. M. de Coulanges observe, dans La Cité Antique : « Cette sorte d’apothéose n’était pas le privilège des seuls grands. aucune distinction n’était faite… Il n’était même pas nécessaire d’avoir été un homme vertueux : l’homme méchant devenait un dieu aussi bien que l’homme de bien, — seulement que dans cette existence ultérieure, il conservait les mauvais penchants de sa vie antérieure. » Tel aussi [ p. 28 ] était le cas dans la croyance shintoïste : l’homme bon devenait une divinité bienfaisante, l’homme mauvais une divinité maléfique, mais tous devenaient également Kami. « Et puisqu’il y a des dieux mauvais aussi bien que bons », écrivait Motowori, « il est nécessaire de les apaiser en leur offrant des aliments agréables, en jouant de la harpe, en soufflant de la flûte, en chantant et en dansant, et tout ce qui est susceptible de les mettre de bonne humeur. » Les Latins appelaient les fantômes maléfiques des morts, Larvae, et les fantômes bienfaisants ou inoffensifs, Lares, ou Manes, ou Genii, selon Apulée. Mais tous étaient également des dieux, dii-manes ; et Cicéron exhortait ses lecteurs à rendre à tous les dii-manes le culte qui leur est dû : « Ce sont des hommes, déclarait-il, qui ont quitté cette vie ; considérez-les comme des êtres divins… »
Dans le shintoïsme, comme dans la croyance grecque ancienne, mourir, c’était entrer en possession d’un pouvoir surhumain, devenir capable de procurer un bienfait ou d’infliger un malheur par des moyens surnaturels. . . . Mais hier, tel homme était un vulgaire travailleur, une personne sans importance ; aujourd’hui, mort, il devient une puissance divine, et ses enfants le prient pour la prospérité de leurs entreprises. Ainsi, nous trouvons aussi les personnages de la tragédie grecque, telle Alceste, soudainement transformés en divinités par la mort, et auxquels on s’adresse en langage d’adoration ou de prière. Mais, malgré leur pouvoir surnaturel [ p. 29 ], les morts dépendent toujours des vivants pour leur bonheur. Bien qu’invisibles, sauf en rêve, ils ont besoin de nourriture et d’hommages terrestres – nourriture et boisson, et du respect de leurs descendants. Chaque fantôme doit compter sur ses proches pour trouver ce réconfort ; seule la dévotion de ces derniers lui permet de trouver le repos. Chaque fantôme doit avoir un abri, un tombeau digne de ce nom, des offrandes. Tant qu’il est honorablement abrité et correctement nourri, l’esprit est satisfait et contribue au bonheur de ses propitiateurs. Mais si on lui refuse le sépulcre, les rites funéraires, les offrandes de nourriture, de feu et de boisson, il souffrira de la faim, du froid et de la soif, et, s’irritant, agira avec malveillance et sèmera le malheur sur ceux qui l’ont « négligé ». Telles étaient les idées des anciens Grecs sur les morts ; telles étaient celles des anciens Japonais.
Bien que la religion des fantômes fût autrefois celle de nos ancêtres, qu’ils soient d’Europe du Nord ou du Sud, et bien que des pratiques qui en découlent, comme la coutume de décorer les tombes de fleurs, persistent aujourd’hui parmi nos communautés les plus avancées, nos modes de pensée ont tellement évolué sous l’influence de la civilisation moderne qu’il nous est difficile d’imaginer comment on a pu supposer que le bonheur des morts dépendait de la nourriture matérielle. Mais il est probable que la véritable croyance des anciennes sociétés européennes ressemblait beaucoup à celle qui existe au Japon moderne. Les morts ne sont pas censés consommer la substance de la nourriture, mais seulement en absorber l’essence invisible. Aux débuts du culte des ancêtres, les offrandes de nourriture étaient importantes ; plus tard, elles sont devenues de plus en plus petites, à mesure que l’idée s’est répandue que les esprits n’avaient besoin que de peu de nourriture, même la plus vaporeuse. Mais, si modestes que soient les offrandes, il était essentiel qu’elles soient faites régulièrement. De ces repas ténébreux dépendait le bien-être des morts ; et du bien-être des morts dépendait le sort des vivants. Aucun des deux ne pouvait se passer de l’aide de l’autre. Les mondes visible et invisible étaient à jamais unis par d’innombrables liens de nécessité mutuelle ; et aucun lien de cette union ne pouvait être rompu sans les pires conséquences.
L’histoire de tous les sacrifices religieux remonte à cette ancienne coutume des offrandes aux fantômes ; et toute la race indo-aryenne n’avait autrefois d’autre religion que celle des esprits. En fait, toute société humaine avancée est passée, à un moment ou à un autre de son histoire, par le culte des ancêtres ; mais c’est en Extrême-Orient qu’il faut se rendre aujourd’hui pour trouver ce culte coexistant avec une civilisation élaborée. Or, le culte des ancêtres japonais – bien que représentant les croyances d’un peuple non aryen et présentant diverses particularités intéressantes dans l’histoire de son développement – incarne encore de nombreuses caractéristiques du culte des ancêtres en général. On y retrouve notamment ces trois croyances, qui sous-tendent toutes les formes de culte des ancêtres sous tous les climats et dans tous les pays :
I.—Les morts restent dans ce monde, hantant leurs tombeaux, ainsi que leurs anciennes demeures, et partageant invisiblement la vie de leurs descendants vivants ;—
II.—Tous les morts deviennent des dieux, dans le sens où ils acquièrent un pouvoir surnaturel ; mais ils conservent les caractères qui les distinguaient durant leur vie ;—
III.—Le bonheur des morts dépend du service respectueux que leur rendent les vivants ; et le bonheur des vivants dépend de l’accomplissement d’un devoir pieux envers les morts.
À ces croyances très anciennes, on peut ajouter les suivantes, probablement d’un développement ultérieur, qui ont dû exercer à un moment donné une immense influence :
IV.—Tout événement dans le monde, bon ou mauvais,—les belles saisons ou les récoltes abondantes,—les inondations et les famines,—les tempêtes, les raz-de-marée et les tremblements de terre,—est l’œuvre des morts.
V.—Toutes les actions humaines, bonnes ou mauvaises, sont contrôlées par les morts.
Les trois premières croyances remontent à l’aube de la civilisation, ou même avant, à l’époque où les morts étaient les seuls dieux, sans distinction de pouvoir. Les deux dernières semblent plutôt remonter à l’époque où une véritable mythologie – un immense polythéisme – s’était développée à partir du culte primitif des fantômes. Rien de simple dans ces croyances : ce sont des croyances terribles, terribles ; et avant que le bouddhisme ne contribue à les dissiper, leur pression sur l’esprit d’un peuple vivant dans un pays de cataclysmes devait être comme un poids infini de cauchemar. Mais les croyances les plus anciennes, sous une forme adoucie, constituent pourtant un élément fondamental du culte existant. Bien que le culte des ancêtres japonais ait subi de nombreuses modifications au cours des deux derniers millénaires, ces modifications n’ont pas transformé son caractère essentiel en termes de comportement ; et toute la structure de la société repose sur lui, comme sur un fondement moral. L’histoire du Japon est en réalité l’histoire de sa religion. À cet égard, aucun fait n’est plus significatif que le fait que l’ancien terme japonais pour gouvernement – matsuri-goto – signifie largement « choses liées au culte ». Nous découvrirons plus loin que non seulement le gouvernement, mais presque tout dans la société japonaise, découle directement ou indirectement de ce culte des ancêtres ; et qu’en toutes choses, ce sont les morts, plutôt que les vivants, qui ont été les dirigeants de la nation et les artisans de son destin.