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On distingue trois stades du culte des ancêtres au cours de l’évolution religieuse et sociale ; chacun d’eux trouve une illustration dans l’histoire de la société japonaise. Le premier stade est celui qui précède l’établissement d’une civilisation stable, lorsqu’il n’existe pas encore de souverain national et que l’unité sociale est la grande famille patriarcale, avec ses anciens ou chefs de guerre comme seigneurs. Dans ces conditions, seuls les esprits des ancêtres familiaux sont vénérés ; chaque famille se conciliant ses propres morts et ne reconnaissant aucune autre forme de culte. Lorsque les familles patriarcales se regroupent plus tard en clans tribaux, se développe la coutume du sacrifice tribal aux esprits des chefs de clan ; ce culte se superpose au culte familial et marque le deuxième stade du culte des ancêtres. Enfin, avec l’union de tous les clans ou tribus sous un chef suprême, se développe la coutume de se concilier les esprits des chefs nationaux. Cette troisième forme du culte devient la religion obligatoire [ p. 34 ] du pays ; mais elle ne remplace aucun des cultes précédents : les trois continuent d’exister ensemble.
Bien que, dans l’état actuel de nos connaissances, l’évolution au Japon de ces trois stades du culte des ancêtres ne soit que vaguement retraçable, divers documents permettent de deviner assez bien comment les formes permanentes du culte se sont développées à partir des premiers rites funéraires. Entre les anciennes coutumes funéraires japonaises et celles de l’Europe antique, il existait une grande différence, une différence qui dénotait, pour le Japon, une condition sociale bien plus primitive. En Grèce et en Italie, il était très ancien d’enterrer les morts dans les limites du domaine familial ; et les lois grecques et romaines sur la propriété sont issues de cette pratique. Parfois, les morts étaient enterrés près de la maison. L’auteur de La Cité Antique cite, parmi d’autres textes anciens portant sur le sujet, une invocation intéressante tirée de la tragédie d’Hélène d’Euripide : « Salut ! tombeau de mon père ! Je t’ai enterré, Protée, à l’endroit où les hommes passent, afin de pouvoir souvent te saluer ; et ainsi, même en sortant et en entrant, moi, ton fils Théoclymène, je t’invoque, père ! . . . » Mais dans l’ancien Japon, les hommes fuyaient le voisinage de la mort. Il fut longtemps d’usage d’abandonner, temporairement ou définitivement, la maison où un décès survenait ; [ p. 35 ] et nous pouvons difficilement supposer qu’à aucun moment on ait pensé désirable d’enterrer les morts près de l’habitation des membres survivants de la maison. Certains experts japonais affirment qu’aux tout premiers âges, il n’y avait pas d’enterrement, et que les corps étaient simplement transportés dans des lieux désolés, puis abandonnés aux créatures sauvages. Quoi qu’il en soit, nous disposons de preuves documentaires incontestables concernant les premiers rites funéraires tels qu’ils existaient lorsque la coutume d’enterrer s’était établie – rites étranges et insolites, sans aucun rapport avec les pratiques d’une civilisation établie. Il y a lieu de croire que la demeure familiale était d’abord abandonnée aux morts de façon permanente, et non temporaire ; et comme il s’agissait d’une cabane en bois de structure très simple, cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable. En tout état de cause, le corps était laissé pendant une certaine période, appelée période de deuil, soit dans la maison abandonnée où le décès avait eu lieu, soit dans un abri spécialement construit à cet effet ; et, pendant cette période de deuil, des offrandes de nourriture et de boisson étaient déposées devant les morts, et des cérémonies étaient célébrées hors de la maison. L’une de ces cérémonies consistait à réciter des poèmes à la gloire des morts, appelés shinobigoto. On y écoutait aussi de la musique de flûtes et de tambours, et on dansait ; et, la nuit, on entretenait un feu devant la maison. Après tout cela, pendant la durée fixée du deuil – huit jours, selon certaines autorités.Quatorze selon d’autres, le corps fut enterré. Il est probable que la maison abandonnée soit devenue par la suite un temple ancestral, ou une maison fantôme, prototype du miya shintoïste.
À une époque reculée, bien que nous ignorions quand, il était certainement d’usage d’ériger une moya, ou « maison funéraire », en cas de décès ; les rites y étaient célébrés avant l’enterrement. Le mode d’enterrement était très simple : il n’y avait pas encore de tombes au sens littéral du terme, ni de pierres tombales. Seul un tertre était érigé sur la tombe, dont la taille variait selon le rang du défunt.
La coutume d’abandonner la maison où un décès a eu lieu concorde avec la théorie d’une ascendance nomade chez les Japonais : c’était une pratique totalement incompatible avec une civilisation sédentaire comme celle des Grecs et des Romains, dont les coutumes funéraires présupposaient de petites propriétés foncières occupées en permanence. Mais il a pu y avoir, dès les temps anciens, des exceptions à cette coutume générale – des exceptions imposées par la nécessité. Aujourd’hui, dans diverses régions du pays, et peut-être plus particulièrement dans les districts éloignés des temples, les agriculteurs ont coutume d’enterrer leurs morts sur leurs propres terres.
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À intervalles réguliers après l’enterrement, des cérémonies étaient célébrées sur les tombes ; nourriture et boisson étaient ensuite servies aux esprits. Lorsque la tablette spirituelle fut introduite de Chine et qu’un véritable culte domestique s’établit, la pratique des offrandes sur le lieu de sépulture ne cessa pas. Elle survit encore aujourd’hui, tant dans le rite shintoïste que bouddhiste ; et chaque printemps, un messager impérial dépose sur la tombe de l’empereur Jimmu les mêmes offrandes d’oiseaux, de poissons, d’algues, de riz et de vin de riz que celles offertes à l’esprit du fondateur de l’Empire il y a deux mille cinq cents ans. Mais avant l’influence chinoise, la famille semble n’avoir vénéré ses morts que devant la maison mortuaire ou sur la tombe ; et les esprits étaient encore censés résider spécialement dans leurs tombes, avec accès à un monde souterrain mystérieux. Ils étaient censés avoir besoin d’autres choses que de nourriture ; et il était d’usage de placer dans la tombe divers objets destinés à leur usage fantomatique, une épée, par exemple, dans le cas d’un guerrier ; un miroir dans le cas d’une femme, ainsi que certains objets particulièrement prisés de leur vivant, tels que des objets en métal précieux et des pierres polies ou des gemmes. . . . À ce stade du culte des ancêtres, où les esprits sont censés exiger un service occulte d’une sorte correspondant à celui exigé pendant leur vie dans le corps, nous devrions nous attendre à entendre parler de [ p. 38 ] sacrifices humains aussi bien que de sacrifices d’animaux. Lors des funérailles de grands personnages, de tels sacrifices étaient courants. En raison de croyances dont toute connaissance a été perdue, ces sacrifices ont pris un caractère beaucoup plus cruel que celui des immolations de l’époque homérique grecque. Les victimes humaines [1] étaient enterrées jusqu’au cou en cercle autour de la tombe, et ainsi abandonnées à l’agonie sous les becs des oiseaux et les dents des bêtes sauvages. Le terme appliqué à cette forme d’immolation, hitogaki, ou « haie humaine », implique un nombre considérable de victimes dans chaque cas. Cette coutume fut abolie par l’empereur Suinin il y a environ mille neuf cents ans ; le Nihongi déclare qu’il s’agissait alors d’une coutume ancienne. Attristé par les pleurs des victimes inhumées dans le tumulus érigé sur la tombe de son frère, Yamato-hiko-no-mikoto, l’empereur aurait déclaré : « C’est une chose très douloureuse de forcer ceux qu’on a aimés de son vivant à nous suivre dans la mort. Bien que ce soit une coutume ancienne, pourquoi la suivre, si elle est mauvaise ? À partir de maintenant, prenez conseil pour mettre fin à la poursuite des morts. » Nomi-no-Sukuné, un noble de cour – aujourd’hui considéré comme le protecteur des lutteurs – suggéra alors de substituer des images en terre cuite d’hommes et de chevaux aux victimes vivantes ; sa suggestion fut approuvée. Le hitogaki fut ainsi aboli ; mais l’observance obligatoire et volontaire du « 1 » devint une pratique.La manière dont les chevaux et autres animaux étaient sacrifiés n’apparaît pas clairement.] [ p. 39 ] Les morts ont certainement continué pendant plusieurs centaines d’années après, puisque nous trouvons l’empereur Kôtoku émettant un édit sur le sujet en l’an 646 après J.-C. :
« Lorsqu’un homme meurt, il arrive que des gens se sacrifient par strangulation, ou étranglent d’autres personnes en guise de sacrifice, ou obligent le cheval du défunt à être sacrifié, ou enterrent des objets de valeur dans la tombe en l’honneur du défunt, ou encore lui coupent les cheveux et lui transpercent les cuisses avant de prononcer un éloge funèbre. Que toutes ces vieilles coutumes soient entièrement abandonnées. » — Nihongi ; traduction d’Aston.
En ce qui concerne le sacrifice obligatoire et la coutume populaire, cet édit a peut-être eu l’effet immédiat escompté ; mais les sacrifices humains volontaires n’ont pas été définitivement supprimés. Avec l’essor du pouvoir militaire, une autre coutume, le junshi, ou suivre son seigneur dans la mort, est progressivement apparue : le suicide par l’épée. On dit qu’elle a commencé vers 1333, lorsque le dernier des régents Hôjô, Takatoki, s’est suicidé, et qu’un certain nombre de ses serviteurs se sont donné la mort par harakiri, afin de suivre leur maître. On peut douter que cet incident ait réellement établi cette pratique. Mais au XVIe siècle, le junshi était certainement devenu une coutume honorée parmi les samouraïs. Les serviteurs loyaux estimaient qu’il était de leur devoir de se donner la mort après la mort de leur seigneur, afin de l’accompagner pendant son voyage fantomatique. Mille ans [ p. 40 ] de l’enseignement bouddhiste n’avait donc pas suffi à éradiquer toutes les notions primitives du devoir sacrificiel. La pratique s’est perpétuée jusqu’à l’époque du shogunat Tokugawa, lorsqu’Iyeyasu a édicté des lois pour la réprimer. Ces lois étaient appliquées avec rigueur, la famille entière du suicidé étant tenue pour responsable d’un cas de junshi : pourtant, on ne peut pas dire que la coutume ait disparu avant bien après le début de l’ère Meiji. Même à mon époque, il y a eu des survivances, certaines d’un genre très touchant : des suicides commis dans l’espoir de pouvoir servir ou aider l’esprit d’un maître, d’un mari ou d’un parent dans le monde invisible. Le cas le plus étrange est peut-être celui d’un garçon de quatorze ans qui s’est donné la mort pour servir l’esprit d’un enfant, le petit garçon de son maître.
Le caractère particulier des premiers sacrifices humains sur les tombes, le caractère des rites funéraires, l’abandon de la maison où le décès avait eu lieu, tout cela prouve que le culte des ancêtres était d’une nature résolument primitive. L’horreur shintoïste particulière de la mort comme souillure le suggère également : même de nos jours, assister à des funérailles, à moins qu’elles ne soient célébrées après le rite shintoïste, constitue une souillure religieuse. L’ancienne légende de la descente d’Izanagi aux enfers, à la recherche de son épouse disparue, illustre les terribles croyances qui existaient autrefois quant aux pouvoirs des gobelins présidant à la décomposition. [ p. 41 ] Entre l’horreur de la mort comme corruption et l’apothéose du fantôme, il n’y a rien d’incongru : nous devons comprendre l’apothéose elle-même comme une propitiation. Cette Voie des Dieux primitive était une religion de peur perpétuelle. Les foyers ordinaires n’étaient pas les seuls à être désertés après un décès : même les empereurs, pendant des siècles, avaient coutume de changer de capitale après la mort d’un prédécesseur. Mais, progressivement, à partir des rites funéraires primitifs, un culte plus élevé s’est développé. La maison de deuil, ou moya, s’est transformée en temple shintoïste, qui conserve encore la forme de la hutte primitive. Puis, sous l’influence chinoise, le culte des ancêtres s’est implanté au foyer ; et le bouddhisme, plus tard, a maintenu ce culte domestique. Progressivement, la religion familiale est devenue une religion de tendresse autant que de devoir, et a transformé et adouci les pensées des hommes envers leurs morts. Dès le VIIIe siècle, le culte des ancêtres semble avoir développé les trois principales formes sous lesquelles il existe encore ; et par la suite, le culte familial a commencé à prendre un caractère qui présente de nombreuses similitudes avec la religion domestique des anciennes civilisations européennes.
Examinons maintenant les formes existantes de ce culte domestique, religion universelle du Japon. Dans chaque foyer se trouve un sanctuaire qui lui est consacré. Si la famille professe exclusivement la croyance shintô, ce sanctuaire, [ p. 42 ] ou mitamaya[1] (« demeure des esprits augustes »), miniature modèle de temple shintô, est placé sur une étagère fixée contre le mur d’une chambre intérieure, à environ deux mètres du sol. Une telle étagère est appelée Mitama-San-no-tana, ou « Étagère des esprits augustes ». Dans l’autel sont placées de fines tablettes de bois blanc, portant les noms des défunts de la famille. Ces tablettes sont appelées par un nom signifiant « substituts des esprits » (mitamashiro), ou par un nom probablement plus ancien signifiant « bâtons des esprits ». Si la famille vénère ses ancêtres selon le rite bouddhiste, les tablettes mortuaires sont placées dans le sanctuaire bouddhiste, ou Butsudan, qui occupe généralement l’étagère supérieure d’une alcôve dans l’un des appartements intérieurs. Les tablettes mortuaires bouddhistes (à quelques exceptions près) sont appelées ihai, terme signifiant « commémoration de l’âme ». Elles sont laquées et dorées, et ont généralement une fleur de lotus sculptée comme piédestal ; elles ne portent généralement pas le nom réel, mais seulement le nom religieux et posthume du défunt.
Il est important d’observer que, dans l’un ou l’autre culte, la tablette mortuaire évoque en réalité une pierre tombale miniature, ce qui est un fait intéressant du point de vue de l’évolution, même si l’évolution elle-même devrait être chinoise plutôt que japonaise. Les pierres tombales simples des cimetières shintoïstes ressemblent par leur forme aux simples bâtons fantômes en bois, ou bâtons spirituels, [1. On l’appelle plus communément miya, « maison auguste », nom donné aux temples shintoïstes ordinaires.] [ p. 43 ] ; tandis que les monuments bouddhistes des cimetières bouddhistes traditionnels ont la forme du ihai, dont la forme est légèrement modifiée pour indiquer le sexe et l’âge, ce qui est également le cas de la pierre tombale.
Le nombre de tablettes mortuaires dans un sanctuaire domestique ne dépasse généralement pas cinq ou six, seuls les grands-parents, les parents et les personnes récemment décédées étant ainsi représentés ; mais les noms des ancêtres plus éloignés sont inscrits sur des parchemins qui sont conservés dans le Butsudan ou le mitamaya.
Quel que soit le rite familial, des prières sont répétées et des offrandes sont déposées chaque jour devant les tablettes ancestrales. La nature des offrandes et le caractère des prières dépendent de la religion du foyer ; mais les devoirs essentiels du culte sont partout les mêmes. Ces devoirs ne doivent être négligés sous aucun prétexte. Leur accomplissement est alors généralement confié aux anciens ou aux femmes du foyer.
[1. Mais pas lors d’une occasion publique, comme par exemple lors d’un rassemblement de parents à la maison pour un anniversaire religieux : à ces moments-là, les rites sont accomplis par le chef de famille.
Parlant de l’ancienne coutume (autrefois répandue dans tous les foyers japonais, et toujours observée dans les foyers shintô) de faire des offrandes aux divinités de la cuisine et de la nourriture, Sir Ernest Satow observe : « Les rites en l’honneur de ces dieux étaient d’abord accomplis par le chef de famille ; mais plus tard, cette tâche fut déléguée aux femmes de la famille » (Ancient Japanese Rituals). On peut en déduire que, pour les rites ancestraux, le même transfert de tâches s’est opéré très tôt, pour des raisons évidentes de commodité. Lorsque la tâche incombe aux aînés de la famille – grand-père et grand-mère –, c’est généralement la grand-mère qui s’occupe des offrandes. Dans les foyers grecs et romains (note de bas de page p. 44), l’accomplissement des rites domestiques semble avoir été obligatoire pour le chef de famille ; mais nous savons que les femmes y participaient.
[ p. 44 ]
Il n’y a pas de longue cérémonie, pas de règle impérative concernant les prières, rien de solennel : les offrandes de nourriture sont choisies dans la cuisine familiale ; les invocations murmurées sont brèves et peu nombreuses. Mais, aussi insignifiants que puissent paraître les rites, leur accomplissement ne doit jamais être négligé. Ne pas faire d’offrandes est une possibilité inimaginable : tant que la famille existe, elles doivent être faites.
Décrire les détails du rite domestique nécessiterait beaucoup de place, non pas parce qu’ils sont complexes en eux-mêmes, mais parce qu’ils sont d’une nature peu familière à l’expérience occidentale et varient selon la secte de la famille. Mais il ne sera pas nécessaire d’examiner les détails : l’important est d’examiner la religion et ses croyances en relation avec la conduite et le caractère. Il faut reconnaître qu’aucune religion n’est plus sincère, aucune foi plus touchante que ce culte domestique, qui considère les morts comme faisant partie intégrante de la vie familiale et nécessitant toujours l’affection et le respect de leurs enfants et de leurs proches. Né en ces temps reculés où la peur était plus forte que l’amour, où le désir de plaire aux fantômes des défunts devait être principalement inspiré par la crainte de leur colère, ce culte s’est finalement transformé en une religion d’affection ; et c’est toujours le cas. La croyance selon laquelle les morts [ p. 45 ] ont besoin d’affection, que les négliger est une cruauté, que leur bonheur dépend du devoir, est une croyance qui a presque chassé la peur primitive de leur mécontentement. On ne les considère pas comme morts : on croit qu’ils restent parmi ceux qui les aimaient. Invisibles, ils gardent la maison et veillent sur le bien-être de ses habitants : ils planent la nuit à la lueur de la lampe du sanctuaire ; et le mouvement de sa flamme est leur mouvement. Ils résident la plupart du temps dans leurs tablettes lettrées ; parfois, ils peuvent animer une tablette, la transformer en la substance d’un corps humain, et retourner dans ce corps à la vie active, afin de secourir et de consoler. De leur sanctuaire, ils observent et entendent ce qui se passe dans la maison ; ils partagent les joies et les peines de la famille ; ils se délectent des voix et de la chaleur de la vie qui les entoure. Ils ont besoin d’affection ; mais les salutations matinales et vespérales de la famille suffisent à les rendre heureux. Ils ont besoin de nourriture ; mais la vapeur de la nourriture les satisfait. Ils ne sont exigeants que dans l’accomplissement quotidien de leur devoir. Ils ont été les dispensateurs de vie, les dispensateurs de richesse, les artisans et les maîtres du présent : ils représentent le passé de l’espèce et tous ses sacrifices ; tout ce que possèdent les vivants vient d’eux. Pourtant, combien peu exigent-ils en retour ! À peine plus que d’être remerciés, en tant que fondateurs et gardiens du foyer, par des mots simples comme ceux-ci : « Pour l’aide reçue, jour et nuit, acceptez, Êtres augustes, notre respectueuse gratitude. »
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Les oublier ou les négliger, les traiter avec une grossière indifférence, est la preuve d’un cœur mauvais ; les couvrir de honte par une mauvaise conduite, déshonorer leur nom par de mauvaises actions, est le crime suprême. Ils représentent l’expérience morale de la race : quiconque nie cette expérience les renie également et tombe au niveau de la bête, ou au-dessous. Ils représentent la loi non écrite, les traditions de la communauté, les devoirs de tous envers tous : quiconque les offense, pèche contre les morts. Et, enfin, ils représentent le mystère de l’invisible : pour la croyance shintoïste, du moins, ce sont des dieux.
Il faut bien sûr se rappeler que le mot japonais pour dieux, Kami, n’implique pas, pas plus que l’ancien terme latin, dii-manes, des idées similaires à celles qui sont associées à la notion moderne de divinité. Le terme japonais pourrait être plus fidèlement traduit par une expression telle que « les Supérieurs », « les Êtres Supérieurs » ; il s’appliquait autrefois aux dirigeants vivants aussi bien qu’aux divinités et aux fantômes. Mais il implique bien plus que l’idée d’un esprit désincarné ; car, selon l’ancien enseignement shintoïste, les morts devenaient les maîtres du monde. Ils étaient la cause de tous les événements naturels : vents, pluies et marées, bourgeonnements et maturations, croissance et déclin, de tout ce qui est désirable ou redoutable. Ils formaient une sorte d’élément plus subtil, un éther ancestral, s’étendant universellement et [ p. 47 ]] agissant sans cesse. Leurs pouvoirs, lorsqu’ils étaient réunis pour quelque raison que ce soit, étaient irrésistibles ; et en cas de péril national, ils étaient invoqués en masse pour venir à l’aide contre l’ennemi. . . . Ainsi, aux yeux de la foi, derrière chaque fantôme familial s’étendait l’incommensurable pouvoir ténébreux d’innombrables Kami ; et le sens du devoir envers l’ancêtre était approfondi par une vague crainte des forces qui contrôlaient le monde, l’Immensité invisible tout entière. Dans la conception shintô primitive, l’univers était rempli de fantômes ; dans la conception shintô ultérieure, la condition fantomatique n’était limitée ni par le lieu ni par le temps, même dans le cas des esprits individuels. « Bien que », écrivait Hirata, « la demeure des esprits soit dans la Maison des Esprits, ils sont également présents partout où ils sont vénérés, étant des dieux, et donc omniprésents. »
Les morts bouddhistes ne sont pas appelés dieux, mais Bouddhas (Hotoké), terme qui, bien sûr, exprime un vœu pieux plutôt qu’une foi. On croit qu’ils sont simplement en chemin vers un état d’existence supérieur ; et ils ne doivent pas être invoqués ou vénérés à la manière des dieux shintô : les prières doivent être dites pour eux, et non, en règle générale, à eux.[1] Mais la grande majorité des bouddhistes japonais sont également des adeptes du shintô ; et les deux croyances, bien qu’apparemment incongrues, sont depuis longtemps réconciliées dans l’esprit populaire. La doctrine bouddhiste a donc [1. Certains rituels bouddhistes constituent des exceptions à cet enseignement.] [ p. 48 ] modifié les idées attachées au culte beaucoup moins profondément qu’on pourrait le supposer.
Dans toutes les sociétés patriarcales dotées d’une civilisation établie, le culte des ancêtres a donné naissance à une religion de piété filiale. La piété filiale demeure la vertu suprême chez les peuples civilisés pratiquant le culte des ancêtres. […] Il ne faut cependant pas entendre par piété filiale ce que l’on désigne communément par le terme anglais : le dévouement des enfants à leurs parents. Il faut plutôt comprendre le mot « piété » dans son sens classique, celui de la pietas des premiers Romains, c’est-à-dire le sens religieux du devoir domestique. Le respect des morts, ainsi que le sentiment du devoir envers les vivants ; l’affection des enfants envers leurs parents, et l’affection des parents envers leurs enfants ; les devoirs mutuels du mari et de la femme ; les devoirs des gendres et des belles-filles envers la famille dans son ensemble ; les devoirs du serviteur envers son maître, et du maître envers ses dépendants ; tout cela était inclus sous ce terme. La famille elle-même était une religion ; le foyer ancestral, un temple. Ainsi, la famille et le foyer sont-ils toujours présents au Japon, même de nos jours. La piété filiale au Japon ne se limite pas au devoir des enfants envers leurs parents et grands-parents : elle englobe bien plus encore le culte des ancêtres, le service révérencieux rendu aux morts, la gratitude du présent envers le passé et la conduite de l’individu envers l’ensemble du foyer. Hirata déclara donc que toutes les vertus découlaient du culte des ancêtres ; et ses paroles, traduites par Sir Ernest Satow, méritent une attention particulière :
« Il est du devoir d’un sujet d’honorer scrupuleusement ses ancêtres, dont il doit se considérer comme le ministre. La coutume de l’adoption est née du désir naturel d’avoir quelqu’un pour accomplir des sacrifices ; et ce désir ne doit pas être réduit à néant par négligence. La dévotion à la mémoire des ancêtres est le fondement de toutes les vertus. Quiconque s’acquitte de son devoir envers eux ne manquera jamais de respect aux dieux ni à ses parents vivants. Un tel homme sera également fidèle à son prince, loyal à ses amis, et bienveillant et doux envers sa femme et ses enfants. Car l’essence de cette dévotion est bien la piété filiale. »
Du point de vue du sociologue, Hirata a raison : il est incontestable que tout le système éthique extrême-oriental découle de la religion du foyer. C’est grâce à ce culte que se sont développées toutes les notions de devoir envers les vivants comme envers les morts : le sentiment de révérence, le sentiment de loyauté, l’esprit de sacrifice et l’esprit de patriotisme. La signification de la piété filiale en tant que force religieuse peut être mieux imaginée par le fait qu’en Orient, la vie s’achète, qu’elle a son prix sur le marché. Cette religion est celle de la Chine et des pays voisins ; et la vie s’y vend. C’est la piété filiale de la Chine qui a rendu [ p. 50 ] possible l’achèvement du chemin de fer de Panama, où frapper le sol équivalait à libérer la mort, où la terre dévorait les ouvriers par milliers, jusqu’à ce que la main-d’œuvre blanche et noire ne puisse plus être obtenue en quantité suffisante pour le travail. Mais on pouvait obtenir de la main-d’œuvre de Chine – n’importe quelle quantité de main-d’œuvre – au prix de la vie ; et le prix était payé ; et des multitudes d’hommes sont venus d’Orient pour travailler et mourir, afin que le prix de leur vie puisse être envoyé à leurs familles. . . . Je ne doute pas que, si le sacrifice était impérativement exigé, la vie pourrait être achetée aussi facilement au Japon, bien que beaucoup, peut-être, à si bon marché. Là où cette religion prévaut, l’individu est prêt à donner sa vie, dans la majorité des cas, pour la famille, le foyer, les ancêtres. Et la piété filiale qui pousse à un tel sacrifice devient, par extension, la loyauté qui sacrifie jusqu’à la famille pour le seigneur, ou, par extension encore, la loyauté qui prie, comme Kusunoki Masashige, de sacrifier sept vies successives pour le souverain. De la piété filiale est né tout le pouvoir moral qui protège l’État, pouvoir qui a rarement manqué d’imposer les limites légitimes au despotisme officiel chaque fois que celui-ci devenait dangereux pour le bien commun.
Il est probable que la piété filiale centrée sur les autels domestiques de l’Occident antique ne différait guère de celle qui règne encore dans l’Orient le plus oriental. Mais le foyer aryen, l’autel familial et son feu perpétuel nous manquent au Japon. La religion domestique japonaise représente, semble-t-il, une étape bien antérieure du culte à celle qui existait à l’époque historique chez les Grecs et les Romains. La ferme du vieux Japon n’était pas une institution stable comme le foyer grec ou romain ; la coutume d’enterrer les morts de la famille sur le domaine familial ne s’est jamais généralisée ; la demeure elle-même n’a jamais pris un caractère substantiel et durable. On ne pouvait pas dire littéralement du guerrier japonais, comme du Romain, qu’il combattait pro aris et focis. Il n’y avait ni autel ni feu sacré : ils étaient remplacés par l’étagère aux esprits ou sanctuaire, avec sa petite lampe, rallumée chaque soir ; et, dans les temps anciens, il n’existait pas d’images japonaises de divinités. Pour les Lares et les Pénates, il n’y avait que les tablettes mortuaires des ancêtres, et certaines petites tablettes portant les noms d’autres dieux – des dieux tutélaires… La présence de ces fragiles objets en bois fait encore la maison ; et ils peuvent, bien sûr, être transportés n’importe où.
Appréhender la pleine signification du culte des ancêtres en tant que religion familiale, foi vivante, est aujourd’hui difficile pour l’esprit occidental. Nous ne pouvons imaginer que vaguement ce que nos ancêtres aryens ressentaient et pensaient de leurs morts. Mais dans les croyances vivantes du Japon, nous trouvons beaucoup de choses qui suggèrent la nature de l’ancienne piété grecque. Chaque membre de la famille se croit sous la surveillance perpétuelle d’un fantôme. Les yeux des esprits observent chaque acte ; les oreilles des esprits écoutent chaque mot. Les pensées aussi, tout autant que les actes, sont visibles aux yeux des morts : le cœur doit être pur, l’esprit doit être sous contrôle, en présence des esprits. L’influence de ces croyances, exercée sans interruption sur les comportements pendant des milliers d’années, a probablement beaucoup contribué à forger le charme du caractère japonais. Pourtant, il n’y a rien de sévère ni de solennel dans cette religion domestique d’aujourd’hui, rien de cette discipline rigide et invariable que Fustel de Coulanges supposait avoir particulièrement caractérisée le culte romain. C’est plutôt une religion de gratitude et de tendresse ; les morts étant servis par la maisonnée comme s’ils étaient réellement présents dans le corps… J’imagine que si nous pouvions pénétrer un instant dans la vie disparue de quelque vieille cité grecque, nous y trouverions la religion domestique non moins joyeuse que le culte domestique japonais n’en reste aujourd’hui. J’imagine que les enfants grecs, il y a trois mille ans, devaient guetter, comme les enfants japonais d’aujourd’hui, l’occasion de voler quelques-unes des bonnes choses offertes aux fantômes des ancêtres ; et j’imagine que les parents grecs devaient les réprimander tout aussi doucement que les parents japonais [ p. 53 ] réprimandent à l’ère Meiji, mêlant réprimande et instruction, et faisant allusion à d’étranges possibilités.[1]
[1. La nourriture offerte aux morts peut ensuite être consommée par les anciens de la maisonnée ou donnée aux pèlerins ; mais on dit que si les enfants en mangent, ils grandiront avec une mémoire faible et seront incapables de devenir des érudits.]