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1200-1400 après J.-C.
AVEC l’établissement du Shogunat, ou vice-royauté militaire par Yoritomo de la famille Minamoto à Kamakura, en 1186 après J.-C., commence une nouvelle phase de la vie japonaise, dont les principales caractéristiques se sont poursuivies jusqu’à la restauration Meiji de nos jours.
Cette époque de Kamakura est importante car elle constitue le lien entre les époques Fujiwara, d’une part, et Ashikaga et Tokugawa, d’autre part. Elle se caractérise par le développement complet de la notion de droits féodaux et de conscience individuelle. Et elle est intéressante, comme toutes les périodes de transition, car elle contient, pour ainsi dire, en solution, des évolutions dont l’épanouissement complet a dû attendre une époque ultérieure. [ p. 154 ] Nous trouvons ici l’idée d’un individualisme luttant pour s’exprimer parmi les débris délabrés d’un régime aristocratique, inaugurant une ère de culte des héros et de romantisme héroïque proche de l’esprit de l’individualisme européen à l’époque de la chevalerie, son culte des femmes étant restreint par les notions orientales de bienséance, et sa religion – en raison de la liberté et de la facilité de la secte Jodo – dépourvue de l’ascétisme sévère de cette papauté imposante qui tenait la conscience occidentale dans des chaînes de fer. La division du pays en tenures féodales, dirigées par la noble et puissante famille de Minamoto à Kamakura, a conduit chaque province à trouver parmi ses propres seigneurs et chevaliers une figure centrale qui représentait pour elle la plus haute personnification de la virilité. L’afflux de ce qu’on appelait les Barbares de l’Est, avec leur courage simple et leurs idées peu sophistiquées, a brisé la complexité efféminée laissée par le formalisme trop raffiné des Fujiwara. Chaque chevalier local luttait avec acharnement contre tous les autres, non seulement en prouesses martiales, mais aussi en maîtrise de soi, en courtoisie et en charité, qualités considérées comme supérieures à la force musculaire et comme les signes du véritable courage.
« Connaître la tristesse des choses » était la devise de l’époque, donnant ainsi naissance au grand idéal du samouraï, dont la raison d’être était de souffrir pour les autres. En effet, l’étiquette même de cette classe chevaleresque durant la période de Kamakura renvoie aussi indéniablement à la conception du moine que la vie de toute Indienne à celle de la nonne. Certains samouraïs, ou officiers militaires, groupés autour de leurs chefs ou daimyos, suivis à leur tour par les membres de leur propre clan, portaient un vêtement sacerdotal par-dessus leur armure, et beaucoup allaient même jusqu’à se raser la tête. Il n’y avait rien d’incongru avec la religion dans l’art de la guerre, et le noble qui renonçait au monde [ p. 156 ] devint l’un des moines militants de son nouvel ordre. L’idée indienne du gourou, dispensateur de vie spirituelle, était ici projetée sur le seigneur de guerre du samouraï, quel qu’il fût, et une passion débordante de loyauté envers le « chef de la bannière » devint le moteur d’une carrière. Les hommes consacraient leur vie à venger sa mort, comme dans d’autres pays les femmes sont mortes pour leur mari, ou les adorateurs pour ses dieux.
Il est possible que ce feu du monachisme ait grandement contribué à priver la chevalerie japonaise de son côté romantique. L’idéalisation des femmes semble avoir été une caractéristique instinctive de la vie japonaise primitive. N’étions-nous pas de la race de la déesse du Soleil ? Ce n’est qu’après l’époque Fujiwara, avec son exploration du domaine de l’émotion religieuse, que la dévotion de l’homme à la femme prend chez nous sa véritable forme orientale, celle d’un culte d’autant plus puissant que le sanctuaire est secret, d’une inspiration d’autant plus forte que sa source est cachée. Une réserve, comme celle de la religion, scelle les lèvres des poètes de Kamakura, mais il ne faut pas en conclure pour autant que la femme japonaise n’était pas adorée. Car l’isolement des zenanas orientaux est une sainteté voilée. C’est peut-être lors des croisades que les troubadours ont appris ce secret de la force du mystère. On se souviendra que leur tradition la plus marquante résidait dans l’obscurité entourant le nom de « ma dame ». Dante, en tout cas, en tant que chanteur d’amour, est un poète oriental chantant Béatrice, la femme orientale.
Ce fut donc une époque de silence amoureux, mais aussi d’héroïsme épique, au cœur de laquelle se profile la figure romantique de Yoshitsune, de la maison de Minamoto, dont la vie rappelle les contes de la Table ronde et se perd, comme celle du chevalier de Pendragon, dans une brume poétique, de manière à fournir à l’imagination d’une époque ultérieure des raisons plausibles de l’identifier à Gengis Khan en Mongolie, dont la merveilleuse carrière débute une quinzaine d’années après la disparition de Yoshitsune à Yezo. Son nom se prononce également Ghengi Khei, et certains noms des généraux du grand conquérant mogol ressemblent à ceux des chevaliers de Yoshitsune. Nous avons aussi Tokiyorie, le régent des Shoguns, qui, comme Haroun-al-Raschid, parcourut seul l’Empire en simple moine, s’enquérant de l’état du pays. Ces épisodes donnent naissance à une littérature d’aventures qui, centrée sur un personnage héroïque, est rigoureuse dans sa simplicité brute, contrastant avec l’élégante mollesse des écrits Fujiwara précédents.
Le bouddhisme a dû être simplifié pour répondre aux exigences de cette nouvelle ère. L’idéal du Jodo séduit désormais l’opinion publique par des représentations plus grossières du châtiment. Des images du purgatoire [ p. 159 ] et des horreurs de l’enfer sont présentées pour la première fois, afin d’impressionner la population montante, qui, sous ce nouveau régime, devenait plus importante qu’auparavant. Au même moment, les samouraïs, ou chevaliers, adoptaient comme idéal l’enseignement de la secte Zen (perfectionné sous la dynastie Song par l’esprit de la Chine du Sud), selon lequel le salut se trouve dans la maîtrise de soi et la force de volonté. Ainsi, l’art de cette période manque à la fois de la perfection idéalisée de l’époque Nara et de la délicatesse raffinée de l’époque Fujiwara, mais se caractérise par la vigueur de son retour à la ligne, ainsi que par la virilité et la force de son dessin.
Les statues-portraits, production si importante de l’âge héroïque, occupent aujourd’hui la première place en sculpture. Parmi celles-ci, on peut citer les statues de moines de la secte Kegon à Kofukuji à Nara, et plusieurs autres. Même les bouddhas et les dévas revêtent des caractéristiques personnelles, comme en témoigne le grand Nioo de Nandaimon à Nara. Le beau Bouddha en bronze de Kamakura n’est pas exempt de la tendresse humaine absente des bronzes plus abstraits de Nara et de Fujiwara.
La peinture se prêtait, outre le portrait, à l’illustration des légendes héroïques, généralement sous la forme de makimono, ou rouleaux, où les images sont entrecoupées de textes. Aucun sujet n’était trop élevé ou trop bas pour que les artistes de l’époque puissent l’illustrer, car les canons formalistes de la distinction aristocratique étaient abandonnés dans l’enthousiasme naissant de la conscience individuelle ; mais ce qu’ils prenaient le plus plaisir à peindre était l’esprit du mouvement. Rien n’est plus illustratif que les magnifiques scènes de rue représentées dans le makimono du prince Tokugawa de Bandainagon, ou les trois scènes de bataille des récits de Heiji, appartenant à l’empereur, au baron Iwasaki et au musée de Boston. Ces scènes sont faussement attribuées à Keion, un artiste dont l’existence même est sans fondement.
La magnifique succession de représentations des terreurs de l’enfer dans les makimonos de Jigokusoshi et de Tenjinengi de Kitano — où l’esprit guerrier de l’époque semble se délecter du spectacle affreux de la destruction et de l’horreur sublime — suggère l’imagerie de l’Enfer de Dante.
Shogunat. Shogun est l’abréviation de Seyi tai Shogun, ou commandant en chef des armées qui combattent les barbares. Ce titre fut d’abord conféré à Yoritomo, de la famille Minamoto, qui détruisit les Taira. La longue succession de régents militaires du Japon, après cette date, fut appelée Shogun. Parmi eux, les Minamoto régnèrent à Kamakura, les Ashikaga à Kyoto et les Tokugawa à Yedo (Tokio).
Sakti. — Mot sanscrit signifiant force ou puissance, énergie cosmique. Il est toujours symbolisé par le féminin, comme Durga, Kali et d’autres. Toutes les femmes sont censées en être l’incarnation.
Sûtras.—Sûtra, en sanscrit, signifie fil et est [ p. 162 ] un terme appliqué à certains textes anciens, composés d’aphorismes ou de parties d’aphorismes, et nécessairement obscurs en raison de leur concision. Ils appartiennent à l’ancien système de mémorisation et sont en réalité une série de suggestions couvrant l’ensemble d’un argument, dans laquelle une phrase d’accroche est destinée à raviver la mémoire de certaines étapes. Le mot correspondant en chinois est chaîne, ce sur quoi on doit tisser.