À la mort d’Aurangzeb, son fils aîné, Bahadur Shah, participait à une expédition militaire en Afghanistan[1]. Lorsque son frère cadet Tara Azim usurpa le trône, Badadur Shah retourna [ p. 230 ] en toute hâte en Inde pour revendiquer son héritage et se battre pour lui. Il consulta Nand Lal, un de ses amis, sur la manière de réussir. Nand Lal lui conseilla de solliciter l’aide du gourou. Le gourou, sollicité, lui promit non seulement son aide, mais aussi la souveraineté s’il accédait à la requête qu’il s’apprêtait à formuler et ne trahissait pas son père. Bahadur Shah accepta volontiers ces vagues conditions et en informa le gourou.
Le gourou envoya Dharm Singh avec quelques Sikhs de confiance pour lui apporter toute l’aide possible et, se sentant inquiet face à la grave situation politique du pays, jugea opportun de revenir sur ses pas vers le nord dans l’espoir de rencontrer et de conférer avec l’empereur.
Lorsque Bahadur Shah eut entièrement équipé son armée, il marcha sur Agra. Tara Azim, qui se trouvait alors dans la lointaine ville d’Ahmadnagar, apprenant les opérations de son frère, passa par Gualiar pour lui disputer l’empire. Bahadur Shah s’avança à sa rencontre et campa à Jaju, près de Dhaulpur (Dholpur), où les armées adverses se rencontrèrent[2]. Après un combat de trois jours, non seulement Tara Azim, mais plusieurs de ses principaux officiers furent tués. Son armée s’enfuit alors et la victoire resta à Bahadur Shah. Devenu monarque incontesté de l’Inde, il retourna à Agra et envoya Dharm Singh informer le gourou de sa victoire.
À son arrivée à Dihli, le gourou campa sur la rive gauche de la Jamna. Ses sikhs estimaient qu’il était dangereux pour lui de pénétrer dans ce puissant centre musulman et impérial. Il érigea un temple à l’endroit où son père, le gourou Teg Bahadur, avait été incinéré. Apprenant la victoire de Bahadur Shah, le gourou résolut de se rendre à Agra pour le féliciter et prit des dispositions pour laisser ses épouses à Dihli sous la protection de ses sikhs. À cette nouvelle, Mata Sundari pleura abondamment. Le gourou [ p. 231 ] la consolait avec les arguments et les réflexions qu’il avait précédemment employés à Damdama sur le caractère éphémère de la vie humaine et sur la félicité dans laquelle son fils demeurait, héros puissant et martyr religieux.
Un orfèvre résidant à Dihli vint prier le gourou de lui accorder la faveur d’un fils. Un jour, alors que le gourou partait à la chasse, accompagné de quelques autres, ils aperçurent une femme abandonner son enfant mâle dans la forêt. Le gourou ordonna à l’orfèvre de prendre l’enfant et de l’élever. L’orfèvre affirma qu’il n’avait pas les moyens de payer une nourrice. Le gourou lui ordonna de prendre de l’eau, de réciter le Wahguru dessus et de laver les seins de sa femme avec. Lorsqu’elle prendrait l’enfant sur ses genoux, le lait viendrait aussitôt en abondance. L’orfèvre suivit le conseil du gourou et le résultat promis fut obtenu. À l’âge de cinq ans, l’enfant fut aperçu par Mata Sundari, qui trouva en lui une ressemblance merveilleuse avec son fils martyr et l’adopta.
Sahib Kaur insista auprès du gourou pour qu’il l’autorise à l’accompagner. Il finit par céder à ses supplications. Bahadur Shah envoya un messager au gourou pour accélérer son départ. Le messager l’informa que l’empereur craignait l’intolérance de ses coreligionnaires s’il effectuait lui-même la première visite.
Le troisième jour après son départ de Dihli, le gourou arriva à Mathura et campa à Suraj Kund, sur les rives de la Jamna. Il fit un tour à Bindraban et visita tous ses sites célèbres et intéressants.
Lors de son voyage à Agra, le gourou avait besoin d’eau. Un de ses sikhs alla la chercher chez une femme stérile, de la classe sacerdotale, et dit au gourou qu’en l’absence d’enfants, l’eau devait être pure. Le gourou refusa d’admettre que les enfants souillent l’eau et demanda qu’on lui en apporte d’une maison où se trouvaient des fils et des filles. À cette occasion, il dit : « Un ermite [ p. 232 ] est meilleur lorsqu’il est seul ; son corps et son esprit sont purs ; mais lorsqu’il y a un chef de famille nombreuse, sa maison est encore plus pure, tout comme son corps, son esprit et son intelligence. »
Le gourou rencontra l’empereur Bahadur Shah à Agra. L’empereur le remercia pour l’aide qu’il lui avait apportée pour accéder au trône, lui offrit de précieux présents et l’invita à passer du temps avec lui. Le gourou accepta avec plaisir l’invitation.
Un jour, alors que le gourou et un haut officier étaient assis ensemble, un Saiyid de Sarhind demanda au gourou s’il pouvait accomplir un miracle. Le gourou répondit que les miracles étaient au pouvoir de l’empereur. Il pouvait élever une personne humble à la plus haute fonction et dignité, ou l’en dégrader. Le Saiyid répondit qu’il le savait, mais le gourou lui-même avait-il le pouvoir d’accomplir des miracles ? Sur ce, le gourou tira une pièce d’or et déclara que c’était un miracle, car elle permettait d’acheter tout. Le Saiyid demanda s’il pouvait montrer d’autres miracles. En réponse, le gourou tira son épée et déclara que c’était également un miracle. Elle pouvait couper des têtes et conférer trônes et empires à ceux qui la maniaient avec dextérité. Sur ce, le Saiyid baissa la tête et ne posa plus de questions.
Des rajas du Rajputana vinrent rendre visite au gourou. Il leur raconta un acte très regrettable : ils avaient donné leurs filles en mariage à des empereurs et des princes musulmans. Il leur fit jurer de renoncer à cette pratique à l’avenir.
Un jour, lors d’une conversation avec le gourou, l’empereur soutint que quiconque répétait le credo musulman ne devait pas être condamné à l’enfer. Le gourou nia cette efficacité. Si, après l’avoir répété, quelqu’un commettait le mal, sa répétition ne lui servirait à rien. [ p. 233 ] L’empereur demanda comment s’en assurer. Le gourou répondit : « Le credo est gravé sur ta roupie ; nous verrons bien l’effet. » Le gourou envoya secrètement une roupie falsifiée au marché pour qu’elle soit changée. Le changeur sollicité la rejeta aussitôt comme contrefaçon. Elle fut ensuite apportée aux autres changeurs, avec le même résultat. Le gourou s’adressa alors à l’empereur : « Vois-tu, dans ton empire, même sur ta propre place publique, personne n’a prêté attention à ta croyance gravée sur cette roupie. Comment donc mènera-t-elle les hommes au paradis ? Tu jouis aujourd’hui de l’empire et peux faire ce que tu veux. Si, ici, en ta présence, cette roupie corrompue, même avec sa croyance, ne peut passer, comment pourrait-elle être acceptée par un autre monarque ? Devant la cour de Dieu, la dorure est inutile. On y distingue le faux du vrai, et les hommes obtiennent la récompense ou le châtiment qui leur est dû. Ta croyance, par conséquent, comme dans le cas présent, ne peut te permettre d’accéder au paradis sans bonnes œuvres. Lorsque tous les comptes seront réclamés par le Grand Examinateur, seuls ceux qui présentent des soldes à leur crédit seront délivrés. »
La conversation entre le gourou et l’empereur porta sur les pèlerinages hindous. Le gourou répondit qu’il n’y avait pour lui aucun intérêt. Le lendemain, lors de sa visite à l’empereur, ce dernier lui expliqua qu’il existait deux voies dans le monde : l’hindou et l’islam, et lui demanda laquelle le gourou préférait suivre. Le gourou se dit bien disposé envers les deux et instruisit chacun de ceux qu’il rencontrait. L’empereur répondit : « Il n’y a qu’un seul Dieu et une seule foi. Sur quoi te fies-tu ? » Le gourou sourit et dit : « Mon frère, il y a trois Dieux. » L’empereur demanda où cela était écrit et ajouta : « Un enfant né hier sait qu’il n’y a qu’un seul Dieu. » Le gourou poursuivit : « Pourquoi vos ancêtres ont-ils empêché les hindous d’adorer Ram, Narayan, et leur ont-ils dit qu’ils ne devaient [ p. 234 ] prononcer que Maula Pak ou Khuda[3] ? » Tu proclames que le paradis est fait pour les musulmans et l’enfer pour les hindous. Les hindous ne fréquentent personne qui adore Maula Pak ou Khuda. Telle est la querelle entre les deux sectes. Sache que ma religion est celle qui ne fait l’objet d’aucune controverse. Les hindous ont un Dieu que les musulmans ne reconnaissent pas, et j’ai un Dieu qu’aucun d’eux ne reconnaît.
Un jour, l’empereur fit un sermon au gourou contre les superstitions hindoues. Le gourou était d’accord avec lui, mais refusait de flatter la religion musulmane. Il expliqua que, de même que les hindous adoraient les pierres, les musulmans vénéraient les saints défunts et même une dalle noire et inanimée à La Mecque ; et que, de même que les hindous tournaient le visage vers l’est en prière, les musulmans tournaient le leur vers l’ouest. Les musulmans pensaient que leur prophète pouvait servir de médiateur, mais il était devenu cendres, et quel avantage ses cendres ou celles de ses saints pouvaient-elles apporter aux hommes ? Le gourou critiquait ainsi les religions hindoue et musulmane, affirmant avoir créé sa propre religion, fondée sur le culte du seul Dieu immortel. « Le discours du gourou suscita une discussion, mais il répondit promptement à toutes les objections. »
Le gourou exprima alors explicitement la requête qu’il avait maintes fois laissé entendre : lui livrer le vizir Khan, qui avait tué ses enfants à Sarhind. L’empereur désirait naturellement savoir ce que le gourou comptait faire de lui. Le gourou répondit franchement qu’il aurait la vie pour la vie, conformément à la loi du talion contenue dans le livre sacré de l’empereur. L’empereur frissonna en entendant cette requête, mais ne la refusa pas directement. Il dit qu’il répondrait après avoir consulté ses ministres. En même temps, [ p. 235 ] il sentait que s’il livrait un vice-roi au gourou, une rébellion populaire et une mutinerie de son armée musulmane en résulteraient. L’empereur demanda donc au gourou d’attendre un an que son règne soit plus fermement établi, après quoi il examinerait la requête. Le gourou reprocha alors à l’empereur son mensonge et dit qu’un Sikh[4] devrait se lever pour demander des comptes aux faux et aux contrefaçons, pour saisir et tuer les vice-rois, les prêtres et les magistrats de l’empereur et contribuer à la ruine de l’empire moghol.
Malgré ce langage brutal et cette menace non dissimulée, l’empereur invita le gourou à l’accompagner visiter Jaipur et d’autres villes. Le gourou promit de l’accompagner dans sa marche. Quelques jours plus tard, il se mit en route et rattrapa l’empereur. Ils visitèrent tous deux Jodhpur et Chitaur. Chaque raja envoya son émissaire pour concilier les intérêts du gourou et lui rendre hommage. À Chitaur, une querelle éclata entre les sikhs et les rajputs à propos de l’herbe que les premiers avaient prise pour leurs chevaux. Le gourou censura ses sikhs et leur ordonna de ne rien prendre à l’avenir sans paiement.
L’Empereur et le Gourou poursuivirent leur voyage vers la rivière Narbada. La querelle entre les Sikhs et les Musulmans fut entretenue par l’escorte de l’Empereur, dont beaucoup étaient des parents des soldats impériaux tués par les Sikhs à Anandpur. Le Gourou envoya Man Singh, l’un de ses Cinq Bien-Aimés, pour régler le différend entre les deux parties. Au cours de sa mission de paix, le courageux Man Singh, l’un des héros survivants de Chamkaur, qui n’avait jamais quitté le Gourou, fut assassiné par un fanatique. L’Empereur, profondément affligé d’apprendre sa mort, ordonna que son meurtrier soit arrêté et livré au Gourou pour qu’il le punisse. Le Gourou lui pardonna, [ p. 236 ], ce qui lui valut de nombreux éloges de la part des Musulmans pour sa clémence et sa miséricorde.
L’Empereur et le Guru poursuivirent leur marche vers Burhanpur, sur la rivière Tapti. Les habitants y avaient préparé une maison pour le Guru, où il séjourna quelque temps. Un saint homme vint lui rendre visite et lui dit : « Ô Guru, j’étais présent avec ton père sur les rives du Brahmapoutre lors de ta naissance à Patna. Il a dit que tu voyagerais ensuite vers le sud de l’Inde. La prophétie s’étant accomplie, je suis venu te rencontrer et t’accueillir. » Il offrit ensuite au Guru un accueil chaleureux.
L’empereur poursuivit son voyage et laissa le gourou à Burhanpur. Quelques jours plus tard, l’empereur lui écrivit de le rejoindre, et il accéda à sa requête. Tous deux se dirigèrent ensuite vers Puna, puis vers Nander, sur les rives de la rivière Godavari, dans l’actuel État de Haidarabad, à environ deux cent cinquante kilomètres au nord-ouest de sa capitale.