Chapitre II : Les textes du Tao Teh King et du Kwang Sze Shû, quant à leur authenticité et leur classement | Page de titre | Chapitre IV : Récits de Lâo-Dze et Kwang-dze donnés par Sze-mâ Khien |
1. La première traduction du Tâo Teh King dans une langue occidentale a été exécutée en latin par certains des
Signification du nom Tâo.
Missionnaires catholiques romains, et un exemplaire de ce livre fut apporté en Angleterre par un certain M. Matthew Raper, FRS, et présenté par lui à la Société lors d’une réunion le 10 janvier 1788. Il s’agissait du don que lui avait fait le P. Jos. de Grammont, « Missionarius Apostolicus, ex-Jésuite ». Dans cette version, Tâo est pris au sens de Ratio, ou Raison suprême de l’Être divin, le Créateur et le Gouverneur.
M. Abel Rémusat, premier professeur de chinois à Paris, ne semble pas avoir eu connaissance de l’existence de la version ci-dessus à Londres, mais son attention fut attirée par le traité de Lâo vers 1820, et, en 1823, il écrivit à propos du personnage Tâo : « Ce mot me semble ne pas pouvoir être bien traduit, si ce n’est par le mot λόγος dans le triple sens de souverain Être, de raison, et de libération conditionnelle.
Le successeur de Rémusat à la chaire de chinois, feu Stanislas Julien, publia en 1842 une traduction de l’ensemble du traité. Ayant conclu, après l’avoir examiné, ainsi que les premiers auteurs taoïstes, tels que Kwang-dze, Ho-kwan Dze et Ho-shang Kung, que le Tâo était dépourvu d’action, de pensée, de jugement et d’intelligence, il conclut qu’il était impossible d’entendre par lui « la Raison Primordiale, ou l’Intelligence Sublime qui a créé et qui gouverne le monde », et à cela il ajouta la note suivante : « Quelque étrange que puisse paraître cette idée de Lâo-dze, elle n’est pas sans exemple dans l’histoire de la philosophie. » Le mot nature n’a-t-il pas été employé par certains philosophes, que la religion et la raison condamnent, pour désigner une cause première, également dépourvue de pensée et d’intelligence ? Julien lui-même ne doutait pas que l’idée que Lâo se faisait du personnage était qu’il signifiait avant tout et proprement « un chemin », et c’est pourquoi il traduisit le titre Tâo Teh King par « Le Livre de la Voie et de la Vertu », transférant en même temps le nom Tâo au texte de sa version.
Le premier écrivain anglais à s’être attaché à donner une interprétation précise du taoïsme fut feu l’archidiacre Hardwick, alors qu’il occupait le poste de défenseur des chrétiens à l’université de Cambridge. Dans son ouvrage « Christ and other Masters » (vol. II, p. 67), traitant des religions de Chine, il écrit : « Je suis disposé à soutenir que le centre du système fondé par Lâo-dze avait été attribué à une énergie ou un pouvoir ressemblant à la « Nature » des spéculateurs modernes. L’expression indéfinie Tâo fut adoptée pour désigner une cause abstraite, le principe initial de vie et d’ordre, à laquelle les fidèles pouvaient attribuer les attributs d’immatérialité, d’éternité, d’immensité et d’invisibilité. »
C’est probablement la référence de Julien dans sa note à l’emploi du terme nature qui a suggéré à Hardwick son analogie entre le Tâo de Lâo-dze et « la Nature de la spéculation moderne ». Le chanoine Farrar a dit : « Nous avons longtemps personnifié sous le nom de Nature l’ensemble des lois divines observées dans le monde physique ; et maintenant la notion de Nature comme entité distincte, vivante et indépendante semble indéracinable de notre littérature comme de nos systèmes philosophiques [1]. » Mais il me semble que cet usage métaphorique ou mythologique du mot nature pour sa Cause et son Souverain implique la notion antérieure de Lui, c’est-à-dire de Dieu, dans l’esprit. Cela n’apparaît-il pas clairement dans les mots de Sénèque ? — « Vis illum (he jovem Deum) naturam [ p. 14 ] vocare, non peccabis :—hic est ex quo nata sunt omnia, cujus spiritu vivimus [^10].’
Dans sa traduction des Œuvres de Kwang-dze en 1881, M. Balfour a adopté le mot Nature comme traduction courante du Tâo chinois. Il dit : « Lorsque le mot est traduit par Voie, il désigne la Voie de la Nature, ses processus, ses méthodes et ses lois ; lorsqu’il est traduit par Raison, il est identique à lî, la puissance qui agit en toute chose créée, produisant, préservant et vivifiant, le principe intelligent du monde ; lorsqu’il est traduit par Doctrine, il désigne la véritable doctrine concernant les lois et les mystères de la Nature. » Il attire également l’attention sur le fait qu’il « utilise NATURE au sens de Natura naturans, tandis que l’expression chinoise wan wû (= toutes choses) désigne Natura naturata. » Mais cela revient en réalité à l’usage métaphorique de la nature évoqué plus haut. Elle peut revendiquer comme mécènes de grands noms comme ceux d’Aquin, de Giordano Bruno et de Spinoza, mais je n’ai jamais pu voir que sa phraséologie barbare en fasse plus qu’une figure de style [2].
Le terme Nature, cependant, est si pratique et s’intègre souvent si bien dans une version, que si Tâo avait jamais eu une telle signification, je n’hésiterais pas à l’employer aussi librement que M. Balfour l’a fait ; mais comme il n’a pas cette signification, essayer de lui donner un sens non naturel ne fait que rendre l’esprit perplexe et obscurcir l’idée de Lâo-dze.
M. Balfour lui-même dit (p. xviii) : « La signification première de Tâo est simplement « route ». » Cette signification sous-tend incontestablement son utilisation par le grand maître du taoïsme et par Kwang-dze [3]. Que le lecteur se réfère à la version du vingt-cinquième chapitre du traité de Lâo et aux notes qui y sont jointes. Tâo y apparaît comme la cause spontanément agissante de tout mouvement dans les phénomènes de l’univers ; et le nom le plus proche que l’auteur puisse lui donner est « le Grand Tâo ». Ayant établi ce nom, il l’utilise ensuite à plusieurs reprises ; voir ch. xxxiv et liii. Dans le troisième paragraphe de son vingtième chapitre, Kwang-dze utilise une expression synonyme au lieu du « Grand Tâo » de Lâo, l’appelant le « Grand Thû », à propos duquel il ne peut y avoir de controverse, comme signifiant « le Grand Chemin », la « Voie » ou la « Route » [4]. Dans le dernier paragraphe de son vingt-cinquième Livre, Kwang-dze expose à nouveau l’origine métaphorique du nom Tâo. « Tâo », dit-il, « ne peut être considéré comme ayant une existence positive ; les existences ne peuvent être considérées comme inexistantes. » Le nom Tâo est une métaphore utilisée à des fins descriptives. Dire qu’il exerce une certaine causalité, ou qu’il ne fait rien, c’est en parler à partir de la phase d’une chose ; comment un tel langage pourrait-il servir à le désigner dans sa grandeur ? Si les mots suffisaient à cet effet, nous pourrions en un jour épuiser le sujet du Tâo. Les mots ne suffisent pas, nous pouvons en parler toute la journée, et le sujet du discours n’aura été qu’une chose. Tâo est l’extrême où les choses nous conduisent. Ni la parole ni le silence ne suffisent à en exprimer la notion. Lorsque nous ne parlons ni ne nous abstenons de parler, nos spéculations à ce sujet atteignent leur paroxysme.
Le Tâo est donc un phénomène ; non pas un être positif, mais un mode d’être. L’idée que Lâo s’en fait peut devenir plus claire à mesure que nous aborderons d’autres points de son système. En attendant, la meilleure façon de le traiter en traduction est de le transférer dans la version, plutôt que de chercher à lui introduire un équivalent anglais.
2. Le nom Thien, qui vient après Tâo, signifie d’abord « ciel voûté » ou « ciel ouvert ». Dans les classiques confucéens et dans le langage chinois, ce nom est utilisé métaphoriquement, comme nous le faisons.
Utilisation du terme Thien.
pour l’Être suprême, en référence notamment à sa volonté et à son règne. C’est ainsi que l’idée de Dieu est née parmi les pères chinois ; c’est ainsi qu’ils ont commencé à forger un nom pour Dieu, l’appelant Tî, et Shang Tî, « le Souverain », et « le Souverain suprême ». Les pères taoïstes ont trouvé cela parmi leur peuple ; mais dans leur idée du Tâo, ils avaient déjà un Concept suprême qui supplantait la nécessité de tout autre. Le nom Tî pour Dieu n’apparaît qu’une seule fois dans le Tâo Teh King ; dans le passage bien connu du quatrième chapitre, où, parlant du Tâo, Lâo-dze dit : « Je ne sais de qui il est le Fils ; il pourrait sembler être avant Dieu. »
Le nom Thien n’est pas non plus très courant. On trouve l’expression « Ciel et Terre » pour les deux grands constituants du cosmos, issus du Tao, ainsi que pour une sorte de pouvoir binomial, agissant en harmonie avec le Tao, couvrant, protégeant, nourrissant et faisant mûrir toutes choses. Thien n’est jamais employé au sens de Dieu, l’Être suprême. Dans son emploi particulièrement taoïste, il s’agit davantage d’un adjectif que d’un nom. « Le Tao du Ciel » désigne le Tao céleste, la voie tranquille et sans démonstration, libre de motivation et d’effort, telle qu’on la voit dans les processus de la nature, se déroulant avec grandeur et succès sans effort ni cri. Le Tao de l’homme, non dominé par ce Tao, lui est contraire et fait preuve de volonté, de dessein et d’effort, jusqu’à ce que, s’y soumettant, il devienne « le Tao ou la Voie des Sages », qui dans toute son action n’a aucun effort.
Les caractéristiques du Ciel et de l’homme sont traitées plus en détail par Kwang que par Lâo. Dans la conclusion de son onzième Livre, par exemple, il dit : « Qu’entendons-nous par Tâo ? Il y a le Tâo (ou la Voie) du Ciel, et il y a le Tâo de l’homme. Agir sans agir, tout en s’attirant tous les honneurs, est la Voie du Ciel. Agir et en être embarrassé est la Voie de l’homme. La Voie du Ciel devrait jouer le rôle de seigneur ; la Voie de l’homme, celui de ministre. Les deux sont très éloignés et doivent être distingués l’un de l’autre. »
[ p. 17 ]
Dans son Livre suivant (par. 2), Kwang-dze nous explique ce qu’il entend par « Ciel » : « Agir sans agir, voilà ce qu’on appelle le Ciel. » Le Ciel tire ainsi sa loi du Tâo. « Les plus anciens sages et souverains ont atteint le même but », — tous les hommes devaient viser le même accomplissement. S’ils réussissaient, « le vide, le calme, la placidité, le manque de goût, la quiétude, le silence et la non-action » deviendraient leurs caractéristiques, et ils progresseraient vers la perfection du Tâo [^14].
L’emploi de Thien par les confucéens, comme nous employons le terme « Ciel », doit donc être distingué de l’usage taoïste de ce nom pour désigner l’influence discrète mais puissante du Tâo impersonnel ; et le traduire par « Dieu » ne fait qu’obscurcir le sens des auteurs taoïstes. C’est ce qu’a fait M. Giles dans sa version de Kwang-dze, par ailleurs si bonne pour la plupart. Partout dans ses pages apparaît le grand nom « Dieu » ; une tache sur sa traduction plus pénible à mes yeux et à mes oreilles que l’emploi de « Nature » pour Tâo par M. Balfour. Je sais que le plan de traduction de M. Giles est d’utiliser des équivalents strictement anglais pour toutes sortes de termes chinois [5]. Ce plan est valable lorsqu’il existe dans les deux langues de tels équivalents stricts ; mais dans le cas qui nous occupe, son application est injustifiée. L’équivalent anglais exact du thien chinois est « notre ciel ». Les confucéens utilisaient souvent le terme « thien » métaphoriquement pour désigner l’Être personnel qu’ils appelaient Tî (Dieu) et Shang Tî (le Dieu suprême). Un traducteur peut, à l’occasion, employer notre nom « Dieu » pour le désigner dans des ouvrages de littérature confucéenne. Mais ni Lâo ni Kwang n’y ont jamais attaché une quelconque notion de Dieu comparable à la nôtre ; et lorsqu’on traduit « thien » par « Dieu » dans des ouvrages de littérature taoïste ancienne, une telle traduction ne parvient pas à produire chez le lecteur anglophone une compréhension correcte du sens.
On trouve également chez Kwang-dze un usage particulier du nom Thien. Il l’applique aux Êtres qu’il présente comme
[ p. 18 ]
Utilisation particulière de Thien dans Kwang-dze.
[paragraphe continue] Maîtres du Tâo, généralement dotés d’appellations mystiques afin d’exposer leurs propres vues. Deux exemples tirés du Livre XI suffiront à illustrer cela. Au paragraphe 4, Hwang-Tî rend hommage à son instructeur Kwang Khäng-dze [6], en disant : « Dans Kwang Khäng-dze, nous avons un exemple de ce qu’on appelle le Ciel », ce que M. Giles traduit par « Kwang Khäng Dze est sûrement Dieu. » Au paragraphe 5, de nouveau, le mystique Yûn-kiang est amené à dire au tout aussi fabuleux et mystique Hung-mung : « Ô Ciel, m’as-tu oublié ? » et, plus loin : « Ô Ciel, tu m’as conféré (la connaissance de) ton opération et m’en as révélé le mystère ; » dans ces deux passages, M. Giles rend thien par « Votre Sainteté ».
Mais M. Giles semble être d’accord avec moi sur le fait que les anciens taoïstes n’avaient aucune idée d’un Dieu personnel, lorsqu’ils écrivaient à propos de
L’idéal personnel de M. Giles quant à la signification du nom « Dieu » comme équivalent de Thien.
Thien ou le Ciel. À la soixante-huitième page, vers le début du Livre VI, nous trouvons la phrase suivante, qui semble tout à fait avoir été traduite du texte chinois : « Dieu est un principe qui existe en vertu de sa propre nature et agit sans se manifester. » Par inadvertance, il a introduit sa propre définition de « Dieu » comme si elle était celle de Kwang-dze ; et bien que je ne trouve dans le texte aucun caractère dont je puisse supposer qu’il en ait voulu la traduction, elle est précieuse pour nous aider à comprendre le sens à attribuer au Grand Nom dans son volume.
J’ai fait référence ci-dessus (p. 16) au seul passage du traité de Lâo, où il utilise le nom Tî ou Dieu dans sa forme actuelle.
La relation du Tâo au Tî.
sens le plus élevé, en disant que « le Tâo pourrait sembler avoir été avant Lui ». Il pourrait bien le dire, car dans son premier chapitre, il décrit le Tâo, « (conçu comme) n’ayant pas de nom, comme l’Origine du ciel et de la terre, et (conçu comme) ayant un nom, comme la Mère de toutes choses ». Le lecteur trouvera également les mêmes prédicats du Tâo plus en détail dans son cinquante et unième chapitre.
Le caractère Tî est également rare en kwang-dze, sauf lorsqu’il est appliqué aux cinq anciens Tî. Au livre III, par. 4, et à un autre endroit, on le trouve pour désigner l’Être suprême, mais son usage est attribué aux anciens. Au livre XV, par. 3, dans une description de l’ESPRIT humain, son nom est dit « Thung Tî », que M. Giles traduit par « De Dieu » ; M. Balfour, « Un avec Dieu » ; tandis que ma propre version est « La Divinité en l’Homme ». Au livre XII, par. 6, on trouve l’expression « le lieu de Dieu » ; chez M. Giles, « le royaume de Dieu » ; chez M. Balfour, « la demeure de Dieu ». Dans ce cas comme dans le précédent, le caractère semble être utilisé avec le sens ancien qui était entré dans le folklore populaire. Mais au livre VI, par. 7, il y a un passage qui montre clairement la position relative du Tao et du Ti dans le système taoïste ; et après l’avoir attiré l’attention, je passerai à d’autres points. Que le lecteur remarque bien les prédicats suivants du Tao : « Avant que le ciel et la terre ne fussent, de tout temps, il était là, existant en toute sécurité. De lui est venue l’existence mystérieuse des esprits ; de lui l’existence mystérieuse de Ti (Dieu). Il a produit le ciel, il a produit la terre [7]. » Cela en dit plus que la déclaration de Lâo, selon laquelle « le Tao semblait être avant Dieu » ; ne dit-il pas que le Tao était avant Dieu, et qu’il était ce qu’il est en vertu de son opération ?
3. Parmi les différents noms personnels donnés aux Tâo
Aucune idée de Création proprement dite dans le taoïsme.
sont ceux de Zâo Hwâ, « Créateur et Transformateur », et de Zâo Wû Kê, « Créateur des choses ».
On trouve des exemples de ces deux noms dans le livre VI, parr. 9, 10. « Créateur » et « Dieu » ont tous deux été employés pour eux ; mais il n’y a aucune idée de Création dans le taoïsme.
Kwang-dze pose sans cesse la question de savoir comment les choses se passaient au commencement des choses. Différents points de vue sont exprimés. Au livre II, par. 4, il dit : « Parmi les hommes d’autrefois, leur connaissance atteignait son point extrême. Quel était ce point extrême ? »
Certains ont soutenu qu’au début il n’y avait rien. C’est le point extrême, la limite extrême à laquelle rien ne peut être ajouté.
« Une deuxième classe soutenait qu’il y avait quelque chose, mais sans aucune reconnaissance réciproque de cela (de la part de l’homme).
Une troisième catégorie soutenait qu’une telle reconnaissance existait, mais qu’aucune divergence d’opinions n’avait encore été exprimée à ce sujet. C’est à cause de cette expression précise d’opinions différentes que la doctrine du Tao a été mise à mal [8].
La première de ces trois conceptions était celle que Kwang-dze lui-même préférait. L’expression la plus condensée en est donnée au livre XII, par. 8 : « Au Grand Commencement de toutes choses, il n’y avait rien dans toute la vacuité de l’espace ; il n’y avait rien qui puisse être nommé [9]. C’est dans cet état qu’apparut la première existence ; la première existence, mais toujours sans forme corporelle. De là, les choses purent être produites, (recevant) ce que nous appelons leurs différents caractères. Ce qui n’avait pas de forme corporelle fut divisé, et alors, sans interruption, eut lieu ce que nous appelons le processus de confération. (Les deux processus) continuèrent à opérer, et les choses furent produites. À mesure qu’elles furent achevées, apparurent les lignes distinctives de chacune, que nous appelons la forme corporelle. Cette forme était le corps préservant en lui l’esprit, et chacune avait sa manifestation particulière que nous appelons sa nature. »
Telle fut la genèse des choses ; la formation du ciel [ p. 21 ] et de la terre et de tout ce qu’ils contiennent, sous la conduite du Tâo. Ce fut une évolution et non une création. Comment le Tâo lui-même est venu – je ne dis pas à l’existence, mais à l’action – ni Lâo ni Kwang n’ont jamais pensé à le dire. Nous avons vu qu’il n’est rien de matériel [10]. Il a agi spontanément de lui-même. Son apparition soudaine dans le champ de la non-existence, Producteur, Transformateur, Embellisseur, dépasse mon entendement. Pour Lâo, il semblait être devant Dieu. Je suis contraint d’accepter l’existence de Dieu, comme le Fait ultime, m’inclinant devant lui avec révérence, et n’essayant pas de l’expliquer, le seul mystère, l’unique mystère de l’univers.
4. « La forme corporelle était le corps qui conservait en lui l’esprit, et chaque forme avait sa manifestation particulière que nous appelons sa nature. » C’est ce qui est dit dans le passage cité ci-dessus du douzième livre de Kwang-dze, et le langage utilisé montre
L’homme est composé d’un corps et d’un esprit.
Comment le taoïsme, de manière vague et imprécise, considérait l’homme comme composé d’un corps et d’un esprit, associés ensemble, sans pour autant dépendre nécessairement l’un de l’autre. On trouve peu d’éléments sur ce principe dans le Tâo Teh King. La phrase finale du chapitre 33, « Celui qui meurt et pourtant ne périt pas, a la longévité », est d’une interprétation douteuse. Plus pertinente est la description de la vie comme « une apparition » et de la mort comme « une entrée » ; mais Kwang-dze expose plus en détail, quoique de manière finalement insatisfaisante, l’enseignement de son système sur le sujet.
À la fin de son troisième Livre, consacré à la mort de Lâo-dze, il écrit : « Quand le maître vint, ce fut au moment opportun ; quand il s’en alla, ce fut la simple suite (de sa venue). Acquiescer tranquillement à ce qui arrive en son temps, et se soumettre tranquillement (à sa suite), ne donne lieu ni à la tristesse ni à la joie. Les anciens décrivaient (la mort) comme le relâchement du cordon auquel Dieu suspendait (la vie). Ce que nous pouvons montrer, ce sont les fagots qui ont été consumés ; mais le feu est transmis ailleurs, et nous ne savons pas qu’il est terminé. »
[ p. 22 ]
C’est cependant à propos de la mort de sa propre femme, relatée dans le dix-huitième livre, que ses vues apparaissent le plus pleinement – je ne dis pas « clairement ». On nous dit que lorsque cet événement eut lieu, son ami Hui-dze alla lui présenter ses condoléances et le trouva accroupi par terre, tambourinant sur le vase (de glace) et chantant. Son ami lui dit : « Lorsqu’une femme a vécu avec son mari, élevé des enfants, puis meurt dans sa vieillesse, il suffit de ne pas la pleurer. Quand vous continuez à tambouriner sur le vase et à chanter, n’est-ce pas une démonstration excessive (et étrange) ? » Kwang-dze répondit : « Il n’en est rien. Lorsqu’elle mourut, aurais-je pu être singulier et ne pas être affecté par l’événement ? Mais j’ai réfléchi au commencement de son existence, alors qu’elle n’était pas encore née à la vie. Non seulement elle n’avait pas de vie, mais elle n’avait pas de forme corporelle. Non seulement elle n’avait pas de forme corporelle, mais elle n’avait pas de souffle. » Soudain, dans cet état chaotique, un changement s’est produit : le souffle ; un autre changement : la forme corporelle ; un autre changement : elle est née à la vie ; un autre changement : elle est morte. La relation entre ces changements est comparable au cortège des quatre saisons : printemps, automne, hiver et été. Elle repose là, le visage tourné vers le ciel, endormie dans la Grande Chambre [11] ; et si je me mettais à sangloter et à me lamenter sur elle, je penserais ne pas comprendre ce qui était prévu pour tous. Je me suis donc retenu.
Le paragraphe suivant du même livre raconte l’histoire de deux hommes anciens, tous deux déformés, qui, en contemplant les tombes de Kwän-lun, commencent à ressentir dans leur propre corps les symptômes d’une dissolution imminente. L’un demande à l’autre : « La redoutes-tu ? » et reçoit la réponse : « Non. Pourquoi la redouterais-je ? La vie est une chose empruntée. Le corps vivant ainsi emprunté n’est que poussière. La vie et la mort sont comme le jour et la nuit. »
Dans chaque naissance, il semblerait donc qu’il y ait, d’une certaine manière, une répétition de ce qui, comme nous l’avons vu, s’est produit au « Grand Commencement de toutes choses », lorsque, du néant primordial, le Tâo apparut, d’une certaine manière, et que, par son opération, se développa le monde des choses : les choses matérielles et le corps matériel de l’homme, qui enchâsse ou enveloppe un esprit immatériel. Ceci retourne au Tâo qui l’a donné, et peut être considéré comme ce Tâo opérant dans le corps pendant la durée de la vie, et recevant, en temps voulu, une nouvelle incarnation.
Ces notions du taoïsme préparaient ses adeptes à l’appréciation du système bouddhiste lors de son introduction dans le pays, et constituent un lien étroit entre les deux aujourd’hui, le taoïsme lui-même devenant de moins en moins précis et influent sur l’esprit du peuple chinois. Le livre qui relate la mort de la femme de Kwang-dze se conclut par un récit sur Lieh-dze et un vieux crâne blanchi [12], auquel est annexé un passage sur les métamorphoses des choses, concluant par l’affirmation que « la panthère produit le cheval, et le cheval l’homme, qui entre alors à nouveau dans la grande machinerie (de l’évolution), d’où toutes choses naissent (à la naissance) et dans laquelle elles réintègrent (à la mort). » De telles représentations n’ont pas besoin d’être caractérisées.
5. Kû Hsî, « le prince de la littérature », a décrit l’objectif principal du taoïsme comme étant « la préservation du souffle de
Le Tâo comme promoteur de longévité.
vie ; et Liû Mî, probablement de notre XIIIe siècle [13], dans sa « Comparaison impartiale des trois religions », déclare que « sa principale réussite est la prolongation de la longévité ». Telle est la description du taoïsme habituellement donnée par les auteurs confucéens et bouddhistes, mais nos autorités, Lâo et Kwang, ne confirment guère cette représentation comme étant vraie pour leur époque. Il y a des chapitres du Tâo Teh King qui [ p. 24 ] présupposent une gestion particulière de la respiration, mais le traité est singulièrement exempt de tout ce qui pourrait justifier ce que M. Balfour appelle à juste titre « les pitreries du Kung-fû, ou système de gymnastique mystique et absconse [14] ». Français Lâo insiste cependant sur le Tâo comme propice à une longue vie, et dans Kwang-dze nous avons des références à lui comme une discipline de longévité, bien que même lui mentionne plutôt avec désapprobation « ceux qui soufflaient et respiraient sans cesse la bouche ouverte, inspirant et expirant le souffle, expulsant l’ancien et absorbant le nouveau ; passant leur temps comme l’ours (endormi) et étirant et tordant (leur cou) comme des oiseaux. » Il dit que « tout cela montre simplement leur désir de longévité, et c’est ce que les érudits qui manipulent le souffle, et les hommes qui nourrissent le corps et souhaitent vivre aussi longtemps que Phäng-zû, aiment faire [^26]. » Mon opinion personnelle est que les méthodes du Tâo ont d’abord été cultivées pour la longévité qu’elles étaient censées promouvoir, et que Lâo, désapprouvant un tel usage, s’est efforcé de donner à la doctrine un caractère plus élevé ; et ce point de vue est favorisé par des passages de Kwang-dze. Dans le septième paragraphe, par exemple, de son Livre VI, parlant des personnes ayant obtenu le Tao, il commence par un souverain préhistorique qui « l’obtint et, par lui, ajusta le ciel et la terre ». Parmi ses autres exemples, on trouve Phäng-zû, qui l’obtint à l’époque de Shun et vécut jusqu’à l’époque des cinq principaux princes de Kâu – une longévité de plus de 1 800 ans, supérieure à celle attribuée à Mathusalem ! Dans le paragraphe suivant, apparaît un Nü Yü, auquel un autre célèbre taoïste s’adresse en ces termes : « Vous êtes vieux, Monsieur, alors que votre teint est celui d’un enfant ; comment est-ce possible ? » et la réponse est : « J’ai fait la connaissance du Tao. »
Je ne citerai qu’un seul passage supplémentaire de Kwang. Dans son onzième Livre, et le quatrième paragraphe, il nous parle d’entretiens entre Hwang-Tî, dans la dix-neuvième année de son règne, qui serait le 13e siècle 2679, et son instructeur Kwang Khäng-dze. Le sage taoïste ne se laisse pas facilement convaincre [ p. 25 ] de dévoiler les trésors de sa connaissance au souverain, mais finalement sa réticence est surmontée, et il lui dit : « Viens, et je te parlerai du Tâo Parfait. Son essence est entourée de la plus profonde obscurité ; son apogée est dans l’obscurité et le silence. Il n’y a rien à voir, rien à entendre. Lorsqu’il tient l’esprit dans ses bras dans l’immobilité, alors la forme corporelle deviendra d’elle-même correcte. Tu dois être immobile, tu dois être pur ; « Ne soumets pas ton corps au travail, n’agite pas ta force vitale : alors tu pourras vivre longtemps. Quand tes yeux ne voient rien, que tes oreilles n’entendent rien et que ton esprit ne sait rien, ton esprit gardera ton corps, et le corps vivra longtemps. Veille sur ce qui est en toi ; ferme les voies qui te relient à l’extérieur ; trop de connaissances sont pernicieuses. Je t’accompagnerai jusqu’au sommet de la Grande Brillance, où nous atteindrons l’élément brillant et en expansion ; j’entrerai avec toi par la porte de l’élément sombre et déprimant. Là, le ciel et la terre ont leurs Contrôleurs ; là, le Yin et le Yang ont leurs Dépôts. Veille et garde ton corps, et toutes choses lui donneront d’elles-mêmes de la vigueur. Je maintiens l’unité (originelle) (de ces éléments). C’est ainsi que je me suis cultivé pendant 1200 ans, et ma forme corporelle ne connaît aucune décadence. » Ajoutez 1200 à 2679, et nous obtenons 3879 comme année avant J.-C. de la naissance de Kwang Khäng-dze !
6. Lâo-dze décrit d’autres résultats apparentés de la culture du Tâo en des termes suffisamment surprenants,
Résultats surprenants du Tâo.
et qu’il est difficile d’accepter. Dans son cinquantième chapitre, il dit : « Celui qui sait gérer sa vie avec habileté voyage sur terre sans avoir à fuir le rhinocéros ou le tigre, et entre dans une armée sans avoir à éviter le poil de buffle ou l’arme tranchante. Le rhinocéros ne trouve en lui aucun endroit où enfoncer sa corne, ni le tigre un endroit où planter ses griffes, ni l’arme un endroit où admettre sa pointe. Et pour quelle raison ? Parce qu’il n’y a en lui aucun lieu de mort. » Dans le même sens, il dit dans son cinquante-cinquième chapitre : « Celui qui a en lui-même abondamment les attributs (du Tâo) est comme un enfant. Les insectes venimeux ne le piqueront pas ; les bêtes féroces ne le saisiront pas ; les oiseaux de proie ne le frapperont pas. »
De telles affirmations nous surprennent par leur contradiction avec nos observations et notre expérience, mais c’est aussi le cas de la plupart des enseignements du taoïsme. Quoi de plus absurde que l’affirmation selon laquelle « le Tâo ne fait rien, et donc il n’y a rien qu’il ne fasse » ? Et pourtant, c’est l’un des axiomes fondamentaux du système. Le trente-septième chapitre, qui l’énonce, poursuit : « Si les princes et les rois pouvaient maintenir (le Tâo), toutes choses seraient transformées par eux. » Ce principe, si l’on peut dire, est généralisé dans le quarantième chapitre, l’un des plus courts, et en partie en vers :
Le mouvement du Tâo
Au contraire, cela se produit ;
Et la faiblesse marque le parcours
Des hauts faits de Tâo.
Toutes choses sous le ciel en sont issues comme existantes (et nommées) ; cette existence en est issue comme non-existante (et non nommée).
Ho-shang Kung, ou celui qui a donné son nom aux chapitres du Tao Te King, intitule ce quarantième chapitre « Renoncer à l’usage des moyens ». Si le désir d’utiliser des moyens surgit dans l’esprit, la nature du Tao, « Simplicité sans nom », est viciée ; et cette nature est célébrée dans des vers comme ceux que je viens de citer.
« Simplicité sans nom »
Est libre de tout objectif extérieur.
Sans désir, au repos et immobile,
Tout va bien, selon leur volonté.
Je ne reprends aucun passage de Kwang-dze pour illustrer ces points. Dans son onzième livre, il traite du gouvernement par le laisser-être et l’exercice de la tolérance.
7. Ce Tao a d’abord gouverné les hommes, et le monde est alors devenu un paradis. Aucune de nos sources ne nous le dit.
L’état paradisiaque.
On ne sait pas combien de temps cet état a duré, mais comme Lâo l’observe dans son dix-huitième chapitre, « le Tâo a cessé d’être observé ». Kwang-dze, cependant, nous donne [ p. 27 ] plus d’une description de ce qu’il considérait comme l’état paradisiaque. Il l’appelle « l’âge de la vertu parfaite ». Dans le treizième paragraphe de son douzième livre, il dit : « À cette époque, ils n’attachaient aucune valeur à la sagesse, ni n’employaient d’hommes compétents. Les supérieurs n’étaient que comme les plus hautes branches d’un arbre ; et les gens étaient comme les cerfs des bois. Ils étaient droits et corrects, sans savoir qu’être ainsi était de la droiture ; ils s’aimaient les uns les autres, sans savoir qu’agir ainsi était de la bienveillance ; ils étaient honnêtes et sincères, sans savoir que c’était de la loyauté ; ils remplissaient leurs engagements, sans savoir qu’agir ainsi était de la bonne foi ; Dans leurs déplacements, ils se rendaient mutuellement service, sans penser qu’ils se faisaient ou recevaient un quelconque don. Leurs actions ne laissaient donc aucune trace, et il n’existait aucune trace de leurs affaires.
De nouveau, dans le quatrième paragraphe de son dixième livre, s’adressant à un interlocuteur imaginaire, il dit : « Seigneur, ignorez-vous l’époque de la Vertu Parfaite ? » Il donne ensuite les noms de douze souverains qui y ont régné, dont la plupart nous sont inconnus, et poursuit : « À cette époque, les gens utilisaient des cordes nouées pour leurs affaires. Ils trouvaient leur nourriture (simple) agréable et leurs vêtements (simples) beaux. Ils étaient heureux dans leurs manières (simples) et se sentaient en paix dans leurs (pauvres) demeures. (Les habitants des) États voisins pouvaient se reconnaître ; les voix de leurs coqs et de leurs chiens pouvaient s’entendre ; ils pouvaient ne mourir que vieux ; et pourtant, toute leur vie, ils n’auraient eu aucune communication entre eux. À cette époque, un ordre parfait régnait. »
Une autre description de l’état primitif est encore plus intéressante. Elle se trouve dans le deuxième paragraphe du livre IX : « Les gens avaient leur nature régulière et constante : ils tissaient et se faisaient des vêtements ; ils cultivaient la terre et se nourrissaient. C’était leur faculté commune. Ils étaient tous un en cela, et ne se formaient pas en classes séparées ; ainsi étaient-ils constitués et laissés à leurs tendances naturelles. C’est pourquoi, à l’âge de la Vertu Parfaite, les hommes marchaient d’un pas lent et grave, et leurs regards constamment dirigés vers l’avant. Sur les collines, il n’y avait ni sentiers ni passages creusés ; sur les lacs, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Toutes les créatures vivaient en groupes, et leurs lieux d’établissement étaient proches les uns des autres. Oiseaux et bêtes se multipliaient en troupeaux et en troupeaux ; l’herbe et les arbres poussaient luxuriants et longs. Les oiseaux et les bêtes pouvaient être promenés sans ressentir de contrainte ; On pouvait grimper jusqu’au nid de la pie et y jeter un coup d’œil. Oui, à l’âge de la Vertu Parfaite, les hommes vivaient en commun avec les oiseaux et les bêtes, et étaient sur un pied d’égalité avec toutes les créatures, formant une seule famille. Comment pouvaient-ils distinguer entre les hommes supérieurs et les hommes inférieurs ? Également dépourvus de connaissance, ils ne quittaient pas le chemin de leur vertu naturelle ; également libres de désirs, ils étaient dans un état de pure simplicité. Dans cette pure simplicité, leur nature était ce qu’elle devait être.
Tels étaient les premiers Chinois dont Kwang-dze put se permettre de donner un récit. Si jamais leurs ancêtres avaient connu une condition plus rude ou plus sauvage, ce devait être à une époque bien antérieure. Ceux-ci avaient depuis longtemps quitté cet état ; ils cultivaient la terre et savaient utiliser le métier à tisser. Ils vivaient en relations heureuses entre eux et en harmonie avec les tribus de créatures inférieures. Mais il n’y a pas la moindre allusion à un quelconque sentiment de piété les animant individuellement, ni à une quelconque cérémonie religieuse observée en commun. C’est assurément un trait remarquable de leur condition. J’attire l’attention sur ce point, mais je ne m’y attarde pas.
8. Mais à l’époque de Lâo et de Kwang, la culture du Tâo était tombée en désuétude. La simplicité de la vie
La décadence du Tâo avant la croissance de la connaissance.
Ce qu’il exigeait, avec son indépendance à l’égard de toute spéculation et action perturbatrices, ne se trouvait plus chez les individus ni au sein du gouvernement. Ce fut la décadence générale des mœurs et de l’ordre social qui perturba l’esprit de Lâo, le poussa à démissionner de son poste de conservateur de la Bibliothèque royale et à décider de se retirer de Chine et de se cacher [ p. 29 ] parmi les peuples grossiers d’au-delà. La cause de la détérioration du Tâo et de tous les maux de la nation fut attribuée à la poursuite toujours croissante du savoir et de ce que nous appelons les arts de la culture. Cela avait commencé bien longtemps auparavant ; à l’époque de Hwang-Tî, dit Kwang à un endroit [15] ; et à un autre, il la porte encore plus haut, à Sui-zän et Fu-hsî [16]. Il y avait eu, tout au long de l’histoire, une recherche tâtonnante des règles de vie, telle qu’elle était révélée par la nature humaine. Les résultats s’incarnaient dans la littérature ancienne, objet d’étude de toute une vie pour Confucius. Il avait rassemblé cette littérature ; il reconnaissait la nature humaine comme un don du Ciel ou de Dieu. Les avertissements divins, tels qu’ils transparaissaient dans les convictions de l’esprit humain, lui fournissaient un Tao, ou Chemin du devoir, bien différent du Tao, ou Voie mystérieuse, de Lâo. Tout cela était du fiel et de l’absinthe pour le bibliothécaire rêveur ou le reclus maussade, et lui faisait dire : « Si nous pouvions renoncer à notre sagesse et abandonner notre sagesse, ce serait cent fois mieux pour le peuple. Si nous pouvions renoncer à notre bienveillance et abandonner notre droiture, le peuple redeviendrait filial et bienveillant. Si nous pouvions renoncer à nos artifices et abandonner nos intrigues lucratives, il n’y aurait plus ni voleurs ni brigands [17]. »
On peut en rire. Le taoïsme avait tort de s’opposer à l’accroissement des connaissances. L’homme est soumis à la loi du progrès. Pour le poursuivre, il faut discernement et justice. Les fins morales doivent primer sur les fins matérielles, et le progrès de la vertu prime sur le progrès scientifique. Ainsi, le bien et le mal, la vérité et l’erreur livrent bataille sur le champ de bataille du monde et à travers les âges ; mais il n’y a pas de stabilité, ni pour l’individu ni pour la société. Confucius lui-même enseignait à ses compatriotes à accorder une valeur excessive aux exemples de l’Antiquité. L’école de Lâo-dze, se fixant dans une région inconnue au-delà de l’Antiquité – une époque préhistorique entre « le Grand Commencement de toutes choses » à partir de rien, et le commencement inconnu des sociétés humaines – n’a fait aucun progrès, mais plutôt rétrograde, et est représentée par le taoïsme encore plus dégénéré d’aujourd’hui.
Il existe une courte histoire parabolique de Kwang-dze, destinée à représenter l’antagonisme entre le taoïsme et la connaissance, qui m’a toujours semblé curieuse. Le dernier paragraphe de son septième Livre est le suivant : « Le Souverain (ou dieu Tî) de l’Océan Austral était Shû (c’est-à-dire Insouciant) ; le Souverain de l’Océan Nord était Hû (c’est-à-dire Hâtif) ; et le Souverain du Centre était Hwun-tun (c’est-à-dire Chaos). Shû et Hû se rencontraient continuellement au pays de Hwun-tun, qui les traitait très bien. Ils se consultèrent sur la manière de le remercier de sa bonté et dirent : « Les hommes ont les sept orifices pour voir, entendre, manger et respirer, tandis que ce (pauvre) Souverain seul n’en a pas. Essayons de lui en faire. » Ils lui creusèrent donc un orifice chaque jour ; et au bout de sept jours, Chaos mourut. »
Ainsi le Chaos disparut devant la Lumière. Ainsi la Simplicité sans nom du Tâo disparut devant la Connaissance. Mais il valait mieux que le Chaos cède la place au Kosmos. « Insouciant » et « Hâtif » firent une bonne action.
9. J’ai ainsi exposé huit caractéristiques du système taoïste, principalement en ce qui concerne ce qu’il a de particulier et de mystique. Je conclurai maintenant mon exposé en
Les leçons pratiques de Lâo-dze.
rassemblant sous un même titre les leçons pratiques de son auteur, tant pour les hommes que pour l’administration du gouvernement. L’éloge de l’excellence de ces ouvrages revient à Lâo lui-même : Kwang-dze se consacre principalement à l’illustration des points abscons et difficiles.
Premièrement, il n’est pas surprenant que, dans ses règles concernant l’homme individuel, Lâo place l’humilité au premier plan. Une illustration favorite du Tao chez lui est l’eau. Dans sa huitième
Humilité.
chapitre, il dit : « La plus haute excellence est comme celle de l’eau. L’excellence de l’eau apparaît dans son bienfait pour toutes choses, et dans son occupation, sans effort contraire, du terrain bas que tous les hommes détestent. De ce fait (sa voie) est proche de celle du Tâo. » Dans le même sens, au soixante-dix-huitième [ p. 31 ] chapitre : « Il n’y a rien au monde de plus doux et de plus faible que l’eau, et pourtant, pour attaquer les choses qui sont fermes et fortes, rien ne peut la surpasser. Chacun sait au monde que le doux l’emporte sur le dur, et le faible sur le fort ; mais personne n’est capable de le mettre en pratique. »
Dans son soixante-septième chapitre, Lâo associe à l’humilité deux autres vertus, et les appelle ses trois choses précieuses ou
Les trois joyaux du Laos.
Joyaux. Ce sont la Douceur, l’Économie et le Refus de prendre le pas sur les autres. « Avec cette Douceur », dit-il, « je peux être audacieux ; avec cette Économie, je peux être libéral ; en évitant de prendre le pas sur les autres, je peux devenir un réceptacle du plus grand honneur. »
Et dans son soixante-troisième chapitre, il s’élève à un niveau moral encore plus élevé. Il dit : « (C’est la voie du Tao) d’agir sans (penser à) agir, de conduire les affaires sans (sentir) la peine d’elles ; de goûter sans discerner.
Rendre le bien pour le mal.
toute saveur, de considérer le petit comme grand, et le peu comme nombreux, et de récompenser le mal par la bonté.
Voici le grand précepte chrétien : « Ne rendez à personne le mal pour le mal. Si ton ennemi a faim, nourris-le ; s’il a soif, donne-lui à boire. Ne sois pas vaincu par le mal, mais surmonte le mal par le bien. » Nous savons que cette maxime fit du bruit du vivant de son auteur ; que les disciples de Confucius le consultèrent à ce sujet, et qu’il ne put l’accepter [18]. Elle intervient avec des points moins importants en vertu de la « règle des contraires » taoïste. J’ai été surpris du peu de références que j’en ai trouvées au cours de mes lectures chinoises. Je ne pense pas que Kwang-dze s’en inspire pour l’illustrer à sa manière. Elle se trouve pourtant dans le Tâo Teh King. Son fruit reste à développer.
Deuxièmement, Lâo a établi la même règle pour la politique de l’État que pour la vie de l’individu. Il dit dans son soixante et unième chapitre : « Ce qui fait la grandeur d’un État, c’est qu’il est comme un ruisseau de faible altitude qui coule vers le bas ; il devient le centre vers lequel tendent tous (les petits États) sous le ciel. » Il utilise ensuite une illustration qui fera sourire : « Prenons le cas de toutes les femmes. La femme surpasse toujours l’homme par son immobilité. L’immobilité peut être considérée comme une sorte d’abaissement. » Reprenant son sujet, il ajoute : « C’est ainsi qu’un grand État, en condescendant envers les petits États, les gagne pour lui-même ; et que les petits États, en s’abaissant devant un grand État, le gagnent à eux. Dans un cas, l’abaissement tend à gagner des adhérents ; dans l’autre, à procurer des faveurs. » Le grand État ne souhaite qu’unir les hommes et les nourrir ; un petit État ne souhaite qu’être accueilli et servir l’autre. Chacun obtient ce qu’il désire, mais le grand État doit apprendre à s’abaisser.
« Tout cela est beau en théorie », s’exclamera-t-on, « mais le monde ne l’a pas encore vu se concrétiser. » C’est vrai. Le fait est déplorable. Personne n’a vu la misère qui en résultait et n’a exposé son caractère déraisonnable avec plus de cruauté que Kwang-dze. Mais tout cela fut vain à son époque, comme cela l’a été au cours de tous les siècles qui ont suivi. La philosophie, la philanthropie et la religion doivent encore travailler, « faibles, mais persévérantes », convaincues que le temps viendra où l’humilité et l’amour assureront le règne de la paix et de la bonne volonté parmi les nations.
Tout en prônant l’humilité, Lâo proteste contre la guerre. Dans son trente et unième chapitre, il dit : « Les armes, si belles soient-elles, sont des instruments de mauvais augure ; haïssables, pourrait-on dire, pour toutes les créatures. Ceux qui possèdent le Tâo n’aiment pas les employer. » Peut-être autorise-t-il la guerre défensive dans son soixante-neuvième chapitre, mais il ajoute : « Il n’est pas de calamité plus grande que de s’engager à la légère dans la guerre. Agir ainsi, c’est presque perdre la douceur si précieuse. Ainsi, lorsque les armes sont croisées, celui qui déplore la situation est vainqueur. »
Il y a d’autres points dans les leçons pratiques du taoïsme sur lesquels je voudrais attirer l’attention du lecteur, mais je dois le renvoyer pour cela aux chapitres du Tâo Teh King et aux Livres de Kwang-dze. Ses traits saillants ont été exposés assez longuement. Malgré le mépris que Kwang-dze et d’autres auteurs taoïstes ont si librement déversé sur Confucius, il s’est avéré au fil du temps trop puissant pour Lâo comme maître de leur peuple. De plus, l’entrée du bouddhisme dans le pays au premier siècle a été très préjudiciable au taoïsme, qui existe encore, mais n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est toléré par le gouvernement, mais moins traité avec condescendance qu’il l’était lorsque les empereurs et les impératrices semblaient le considérer plus que le confucianisme. C’est par la diffusion des connaissances, à laquelle elle s’est toujours opposée, que son renversement et sa disparition s’opéreront bientôt.
Chapitre II : Les textes du Tao Teh King et du Kwang Sze Shû, quant à leur authenticité et leur classement | Page de titre | Chapitre IV : Récits de Lâo-Dze et Kwang-dze donnés par Sze-mâ Khien |
[^10] : 14:1 Nature. Quête. lib. II, chap. XLV.
[^14] : 17 : 1 Le Roi Tâo Teh, Ch. 25, et Kwang-dze, XIII, par. 1.
[^26] : 24 : 2 Voir Livre. XV, par. 1.
13:1 Langue et Langues, pp. 184, 185. ↩︎
14:2 « Types de théorie éthique » de Martineau, I, p. 286, et toute son « Histoire conjecturale de la pensée de Spinoza ». ↩︎
14:3 est équivalent à ἡ ὁδός, la voie. Lorsque ce nom du système chrétien apparaît dans notre version révisée du Nouveau Testament, dans les Actes des Apôtres, la traduction littérale est respectée, la voie étant imprimée avec un W majuscule. Voir Actes ix. 2 ; xix. 9, 23 ; xxii. 4 ; xxiv. 14, 22. ↩︎
15:1 . Le dictionnaire Khang-hsî définit thû par lû, route ou chemin. Medhurst donne « route ». Malheureusement, Morrison et Williams ont tous deux négligé cette définition du caractère. Giles a également une note in loc., montrant comment ce synonyme fixe le sens originel de Tâo dans le sens de « route ». ↩︎
17:2 Voir « Histoires étranges d’un studio chinois », vol. i, p. i, note 2. ↩︎
18:1 Kwang Khäng-dze est en tête de la liste des personnages de « Histoire des Immortels spirituels ( ), » de Ko Hung, écrite au quatrième siècle. « Il était », dit-on, « un Immortel d’autrefois, qui vit sur la colline de M’ung-thung dans une grotte de rochers. » ↩︎
19:1 Car nous trouvons cette phrase chez M. Balfour : « Les esprits des morts, en la recevant, deviennent divins ; les dieux eux-mêmes doivent leur divinité à son influence ; et par elle le Ciel et la Terre furent produits. » La version de M. Giles est trop condensée : « Les êtres spirituels en tirèrent leur spiritualité, tandis que l’univers devint ce que nous le voyons maintenant. » ↩︎
20:1 Comparez aussi le livre XXII, parr. 7, 8 et XXIII, par. 10. ↩︎
20:2 M. Balfour avait donné pour cette phrase : « Au commencement de toutes choses, il n’y avait même pas le rien. Il n’y avait pas de noms ; ceux-ci sont apparus plus tard. » Dans sa critique de la version de M. Balfour en 1882, M. Giles proposait : « Au commencement de toutes choses, il n’y avait rien ; mais ce rien n’avait pas de nom. » Il donne maintenant, dans sa propre version, pour cela : « Au commencement du commencement, même le rien n’existait pas. Puis vint la période de l’innommé » ; une amélioration, certes, par rapport à l’autre ; mais qui peut difficilement être acceptée comme la version correcte du texte. ↩︎
21:1 Le Roi Tâo Teh, ch. 14; et al. ↩︎
22:1 C’est-à-dire entre le ciel et la terre. ↩︎
23:1 Cité dans l’Amplification des Seize Préceptes ou Maximes du deuxième empereur de la dynastie actuelle par son fils. Les paroles sont tirées de la version du Dr Milne de « l’Édit sacré », p. 137. ↩︎
23:2 Dans son Index du Tripitaka, M. Bunyio Nanjio (p. 359) attribue Liû Mî et son œuvre à la dynastie des Yüan. Dans un exemplaire de l’ouvrage en ma possession, ils sont attribués à celle des Song. L’auteur a sans doute vécu sous les deux dynasties, des Song aux Yüan. ↩︎
24:1 Voir note à la p. 187 de son Kwang-dze. ↩︎
29:1 Livre XI, par. 5. ↩︎
29:2 Livre XVI, par. 2. ↩︎
29:3 Tâo Teh King, ch. 19. ↩︎
31:1 Entretiens confucéens, XIV, 36. ↩︎