Livre IX : Mâ Thî, ou « Les sabots des chevaux » | Page de titre | Livre XI : Zâi Yû, ou « Laisser-être et faire preuve de tolérance » |
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LIVRE X.
PARTIE II. SECTION III.
Khü Khieh, ou « Ouvrir les sacoches [^366] ».
1. Pour se protéger des voleurs qui ouvrent les sacoches, fouillent les sacs et brisent les boîtes, on veille à bien les attacher, à utiliser des liens et des fermoirs solides ; on dit généralement qu’en cela, on fait preuve de sagesse. Cependant, lorsqu’un grand voleur arrive, il prend la boîte sur son épaule, soulève la sacoche, emporte le sac et s’enfuit avec, craignant seulement que les cordons, les liens et les fermoirs ne soient pas solides ; et dans ce cas, ce qu’on appelait la sagesse (des propriétaires) se révèle n’être rien d’autre qu’une collecte de biens pour le grand voleur. Laissez-moi tenter d’expliquer ce point. Ceux que l’on appelle communément sages ne se révèlent-ils pas être des collecteurs pour les grands voleurs ? Et ceux que l’on appelle sages ne se révèlent-ils pas être de simples gardiens au service des grands voleurs ?
Comment puis-je savoir qu’il en est ainsi ? Autrefois, dans l’État de Khî, les villes voisines pouvaient se voir ; leurs coqs et leurs chiens ne cessaient de répondre aux chants et aux aboiements des autres coqs et chiens (entre eux). Les filets étaient tendus (dans l’eau et sur la terre) ; et les charrues et les houes étaient employées sur plus de deux mille lî carrés. Dans ses quatre limites, l’établissement des temples ancestraux et des autels de la terre et du grain, ainsi que l’agencement des hameaux et des maisons, et de chaque recoin des districts, grands, moyens et petits, étaient en tous points conformes aux règles des sages [^367]. Il en était ainsi ; mais pourtant, un matin, Thien Khäng-dze [^368] tua le souverain de Khî et vola son État. Et n’a-t-il volé que l’État ? Il a également volé les lois des sages (qui y étaient observées). Ainsi, bien qu’il ait été qualifié de voleur et de brigand, il a continué à vivre aussi en sécurité que Yâo et Shun. Les petits États n’ont pas osé le critiquer ; les grands États n’ont pas osé le supprimer ; car douze générations (ses descendants) ont possédé l’État de Khî [^369]. Ainsi, n’avons-nous pas affaire à un cas où non seulement (le parti) a volé l’État de Khî, [ p. 283 ], mais aussi les lois de ses sages, qui ont ainsi servi à protéger sa personne, voleur et brigand qu’il était ?
2. Laissez-moi tenter d’approfondir ce sujet. N’y a-t-il pas eu, parmi ceux que l’on appelle communément les plus sages, des hommes qui ont amassé (leurs richesses) pour le grand chef ? Et parmi ceux que l’on appelle les plus sages, des hommes qui les ont gardées pour lui ? Comment puis-je savoir qu’il en a été ainsi ? Autrefois, Lung-fäng [^370] fut décapité ; Pî-kan [^371] eut le cœur arraché ; Khang Hung [^372] fut éventré ; et Dze-hsü [^373] fut réduit en bouillie (dans le Kiang). Si dignes que fussent ces quatre hommes, ils n’échappèrent pas à une mort aussi horrible. Les partisans du brigand Kih [^374] lui demandèrent : « Le brigand a-t-il lui aussi une méthode ou un principe ? » Il répondit : « Quelle profession est dépourvue de principes ? » Que le voleur, dans son imprudence, arrive à la conclusion qu’il y a des dépôts de valeur dans un appartement témoigne de sa sagesse ; qu’il soit le premier à y entrer témoigne de sa bravoure ; qu’il soit le dernier à en sortir témoigne de sa droiture ; qu’il sache si (le vol) peut être tenté ou non témoigne de sa sagesse ; et qu’il procède à un partage égal du butin témoigne de sa bienveillance. Sans ces cinq qualités, personne au monde n’a jamais réussi à devenir un grand voleur. En considérant le sujet sous cet angle, nous voyons que les hommes de bien ne naissent pas sans avoir les principes des sages, et que Kih n’aurait pas pu poursuivre sa voie sans les mêmes principes. Mais les hommes de bien dans le monde sont peu nombreux, et ceux qui ne sont pas bons sont nombreux ; il s’ensuit que les sages profitent au monde dans quelques cas et lui nuisent dans de nombreux. C’est pourquoi nous avons les dictons : « Quand les lèvres sont parties, les dents sont froides [^375] » ; « Le mauvais vin de Lû a donné lieu au siège de Han-tan [^376] » ; « Quand les sages naissent, de grands brigands surgissent [^377]. » Quand le ruisseau est à sec, la vallée est vide ; quand le tertre est nivelé, le profond étang (à côté) est rempli. Quand les sages seront morts, les grands brigands ne surgiront pas ; le monde serait en paix, et il n’y aurait plus de troubles. Tant que les hommes sages ne seront pas morts, de grands brigands ne cesseront pas d’apparaître. Plus on attache de droit (aux vues des) hommes sages pour le gouvernement du monde, plus d’avantages reviendront à (des hommes comme) le brigand Kih. Si nous faisons pour les hommes des picotements et des boisseaux [p. 285]] pour mesurer (leurs marchandises), même au moyen de ces picots et de ces boisseaux, devrions-nous leur apprendre à voler [^378] ; si nous leur fabriquons des poids et des verges pour peser (leurs marchandises), même au moyen de ces poids et de ces verges, nous leur apprendrons à voler. Si nous leur fabriquons des points et des sceaux pour garantir leur bonne foi, même au moyen de ces points et de ces sceaux, nous leur apprendrons à voler. Si nous leur fabriquons la bienveillance et la droiture pour rendre leurs actions correctes,Même par la bienveillance et la justice, nous leur apprendrons à voler. Comment savoir s’il en est ainsi ? Voici quelqu’un qui vole un crochet (pour sa ceinture) ; il est mis à mort pour cela ; voici quelqu’un qui vole un État ; il en devient le prince. Mais c’est aux portes des princes que nous trouvons la bienveillance et la justice (avec la plus grande force) professées ; n’est-ce pas là vol de bienveillance et de justice, de sagesse et de sagesse ? Ainsi, ils s’empressent de devenir de grands brigands, de s’emparer des principautés et de voler la bienveillance et la justice, avec tous les gains provenant de l’usage de picots et de boisseaux, de poids et de verges, de comptes et de sceaux : même les récompenses de carrosses et de couronnes n’ont aucun pouvoir d’influence (sur une autre voie), et les terreurs de la hache n’ont aucun pouvoir de retenue dans de tels cas. Donner un si grand gain à des voleurs comme Kih, et rendre impossible de les contenir, voilà l’erreur commise par les sages.
3. C’est pourquoi il est dit : « Les poissons ne devraient pas être retirés des eaux profondes ; les instruments destinés au profit d’un État ne devraient pas être montrés aux hommes » [^379]. Mais ces sages (et leurs enseignements) sont les instruments destinés au profit du monde et ne devraient pas lui être exposés. Par conséquent, si l’on mettait fin à la sagesse et si l’on mettait fin à la sagesse, les grands voleurs cesseraient de surgir. Si l’on mettait de côté le jade et que l’on brisait les perles, les petits voleurs n’apparaîtraient plus. Si l’on brûlait les comptes et que l’on brisait les sceaux, le peuple deviendrait simple et fruste. Si l’on détruisait les becs et que l’on cassait les barres d’acier, le peuple n’aurait plus de querelles. Si les règles des sages étaient entièrement abandonnées dans le monde, on pourrait commencer à raisonner avec le peuple. Si les six accords musicaux étaient réduits à un état de confusion totale, si les orgues et les luths brûlaient tous, et si les oreilles des musiciens (comme l’) aveugle Khwang [^380] se bouchaient, tous les hommes commenceraient à posséder et à utiliser leur faculté (naturelle) d’ouïe. Si les ornements élégants étaient abolis, les cinq couleurs embellissantes abandonnées, et les yeux (d’hommes comme) Lî Kû [^381] collés, tous les hommes commenceraient à posséder et à utiliser leur faculté (naturelle) de vision. Si l’hameçon et la ligne étaient détruits, le compas et l’équerre jetés, et les doigts des hommes (comme) l’astucieux Khui [^382] brisés, tous les hommes commenceraient à posséder et à utiliser leur habileté (naturelle) ; comme il est dit : « Le plus grand art est [ p. 287 ] comme la stupidité [^383]. » Si des conduites telles que celles de Zäng (Shän) [^384] et de Shih (Khiû) [^385] étaient abandonnées, les bouches de Yang (Kû) [^386] et de Mo (Tî) bâillonnées, et la bienveillance et la droiture saisies et rejetées, la vertu de tous les hommes commencerait à manifester sa mystérieuse excellence. Lorsque les hommes posséderaient et utiliseraient leur pouvoir (naturel) de vision, il n’y aurait plus de distorsion dans le monde. Lorsqu’ils posséderaient et utiliseraient leur pouvoir (naturel) d’ouïe, il n’y aurait plus de distractions dans le monde. Lorsqu’ils posséderaient et utiliseraient leur faculté (naturelle) de connaissance, il n’y aurait plus d’illusions dans le monde. Lorsqu’ils posséderaient et utiliseraient leur vertu (naturelle), il n’y aurait plus de dépravation dans le monde. Des hommes comme Zäng (Shän), Shih (Khiû), Yang (Kû), Mo (Tî), Shih Khwang (le musicien), l’artiste Khui et Lî Kû, tous affichent leurs qualités extérieurement, et mettent le monde en flammes (d’admiration) et le confondent ; une méthode qui ne sert à rien !
4. Êtes-vous, Monsieur, étranger à l’âge de la vertu parfaite ? Autrefois, il y avait Yung-khäng, Tâ-thing, Po-hwang, Kang-yang, Lî-lû, Lî-khû, Hsien-yüan, Ho-hsü, Zun-lû, Kû-yung, Fû-hsî et Shän-näng [^387]. À leur époque, les gens faisaient des nœuds sur des cordes pour mener leurs affaires. Ils trouvaient leur nourriture (simple) agréable et leurs vêtements (simples) beaux. Ils étaient heureux dans leurs manières (simples) et se sentaient en paix dans leurs (pauvres) demeures. (Les habitants des) États voisins pouvaient se reconnaître ; les voix de leurs coqs et de leurs chiens pouvaient être entendues (de l’un à l’autre) ; ils ne mourraient peut-être pas avant d’être vieux ; et pourtant, toute leur vie, ils n’auraient eu aucune communication entre eux [^388]. À cette époque, un ordre parfait régnait.
Or, de nos jours, tel est l’état des choses que vous verrez les gens allonger le cou et se dresser sur la pointe des pieds, disant : « À tel endroit se trouve un homme sage et capable. » Puis ils emportent avec eux les provisions sèches qui leur restent et se précipitent vers cet endroit, abandonnant leurs parents chez eux et négligeant le service de leurs dirigeants à l’étranger. On peut suivre leurs traces en lignes d’un État à l’autre, ainsi que les ornières de leurs roues de char sur plus de mille lî. Cela est dû à l’erreur de leurs supérieurs dans leur passion (immodérée) pour la connaissance. Lorsque ces supérieurs aiment réellement la connaissance, mais ne suivent pas la voie (correcte), le monde entier est plongé dans une grande confusion.
Comment puis-je savoir qu’il en est ainsi ? La connaissance démontrée dans la fabrication d’arcs, d’arbalètes, de filets à main, de flèches à cordes et d’engins à ressort est grande, mais les oiseaux en sont troublés [ p. 289 ] ci-dessus ; la connaissance démontrée dans les hameçons, les appâts, les filets divers et les pièges en bambou est grande, mais les poissons en sont perturbés dans l’eau ; la connaissance démontrée dans les dispositions pour poser les filets, ainsi que les filets et les pièges eux-mêmes, est grande, mais les animaux en sont perturbés dans les marais. (Ainsi), la polyvalence démontrée dans les tromperies astucieuses devenant de plus en plus pernicieuses, dans les discussions ingénieuses sur ce qui est dur et ce qui est blanc, et dans les tentatives de disperser la poussière et de concilier des points de vue différents, est grande, mais le peuple est perplexe devant tous ces sophismes. De là un grand désordre permanent dans le monde, dont la faute est due à cet amour du savoir. Ainsi, tous les hommes savent rechercher la connaissance qu’ils n’ont pas encore acquise, et ignorent celle qu’ils possèdent déjà ; ils savent condamner ce qu’ils désapprouvent chez les autres, et ignorent ce qu’ils ont toléré en eux-mêmes. C’est là ce qui engendre cette grande confusion et ce grand désordre. C’est comme si, en haut, l’éclat du soleil et de la lune était obscurci ; comme si, en bas, la vigueur productive des collines et des ruisseaux était tarie ; et comme si, entre les deux, le cycle des quatre saisons prenait fin : auquel cas, pas un seul insecte faible et frétillant, pas une seule plante ne perde sa nature. Grand est en effet le désordre engendré dans le monde par l’amour du savoir. Il en a été ainsi depuis les trois dynasties. Les gens simples et honnêtes sont négligés, et les représentations plausibles d’esprits agités sont accueillies avec plaisir ; la méthode calme et sans enthousiasme de l’inaction est abandonnée, et le plaisir est pris dans des idées exprimées avec bavardage. C’est cette bavardage qui met le monde en désordre.
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[^406] : 281:1 Voir pp. 141, 142.
[^424] : 287:2 Remarque 6, p. 269.