Livre X : Khü Khieh, ou « Ouvrir les sacs » | Page de titre | Livre XII : Thien Tî, ou « Ciel et Terre » |
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LIVRE XI.
PARTIE II. SECTION IV.
Zâi Yû, ou « Laisser être et faire preuve de tolérance [^389] ».
1. J’ai entendu parler de laisser faire le monde et de faire preuve de tolérance ; je n’ai pas entendu parler de gouverner le monde. Laisser faire vient de la crainte que les hommes, lorsqu’on les perturbe, ne portent leur nature au-delà de sa condition normale ; faire preuve de tolérance vient de la crainte que les hommes, lorsqu’on ne les traite pas ainsi, ne modifient les caractéristiques de leur nature. Lorsque tous les hommes ne portent pas leur nature au-delà de sa condition normale, ni n’en modifient les caractéristiques, le bon gouvernement du monde est assuré.
Autrefois, le gouvernement du monde de Yâo rendait les hommes joyeux ; mais lorsque cette joie est présente dans leur nature, leur placidité (appropriée) fait défaut. Le gouvernement du monde de Kieh, (au contraire), rendait les hommes affligés ; mais lorsque leur nature présente les symptômes de la détresse, leur contentement (approprié) fait défaut. Le manque de placidité et le manque de contentement sont contraires au caractère (de la nature) ; et là où cela se produit, il est impossible qu’un homme ou un État, où que ce soit, subsiste longtemps. Les hommes sont-ils excessivement joyeux ? Le Yang, ou élément d’expansion, est trop développé en eux. Sont-ils excessivement irrités ? Le Yin, ou élément opposé, est trop développé. Lorsque ces éléments prédominent ainsi chez les hommes, (c’est comme si [^390]) les quatre saisons ne devaient pas venir (à leur époque) et l’harmonie du froid et du chaud ne devait pas être maintenue, n’en résulterait-il pas des dommages corporels ? La joie et l’insatisfaction des hommes surgissent là où elles ne devraient pas ; leurs mouvements sont tous incertains ; ils perdent la maîtrise de leurs pensées ; ils s’arrêtent à mi-chemin et ne terminent pas ce qu’ils ont commencé. Dans cet état de choses, le monde commence à avoir des objectifs élevés, des aversions jalouses, des ambitions et des animosités féroces, et nous avons alors des actions comme celles du brigand Kih, ou de Zäng (Shän) et Shih (Zhiû) [^391]. Si maintenant le monde entier était pris pour récompenser les bons, il ne suffirait pas, et il ne serait pas possible avec lui de punir les méchants. Ainsi, le monde, si vaste soit-il, ne pouvant se permettre ni récompenses ni châtiments, n’a connu, depuis les trois dynasties jusqu’à nos jours, que frénésie et effervescence. Toujours occupés par les récompenses et les châtiments, quel loisir les hommes ont-ils eu pour se reposer sur les instincts de la nature qui les a dotés ?
2. De plus, le plaisir de la vision conduit à l’excès dans la recherche des couleurs (ornementales) ; le plaisir de l’ouïe à l’excès dans la recherche des plaisirs du son ; le plaisir de la bienveillance tend à désorganiser cette vertu (propre à la nature) ; le plaisir de la droiture oppose l’homme à ce qui est juste en raison ; le plaisir des cérémonies est utile aux formes astucieuses ; le plaisir de la musique conduit à des airs voluptueux ; le plaisir de la sagesse est utile aux artifices ingénieux ; le plaisir de la connaissance contribue à la recherche de défauts. Si tous les hommes se reposaient sur les instincts de leur nature, conserver ou éteindre ces huit plaisirs pourrait être une question indifférente ; Mais s’ils ne se reposent pas sur ces instincts, alors ces huit délices commencent à se développer imparfaitement et inégalement, ou à être violemment réprimés, et le monde est jeté dans le désordre. Mais lorsque les hommes commencent à les honorer et à les désirer, quelle est l’ampleur de la tromperie pratiquée sur le monde ! Et non seulement, une fois (une représentation) terminée, n’en ont-ils pas fini avec eux, mais ils se préparent (comme) par le jeûne pour les décrire, ils semblent s’agenouiller avec révérence lorsqu’ils les présentent, et ils les parcourent avec les excitations de la musique et du chant ; et alors que peut-on faire (pour remédier à leur mal) ? Par conséquent, l’homme supérieur, qui se sent contraint de s’engager dans l’administration du monde, trouvera que son meilleur moyen est de ne rien faire [^392]. Dans (cette politique de) ne rien faire, il peut se reposer sur les instincts de la nature dont il est doté. Par conséquent, celui qui administrera (le gouvernement du) monde [ p. 294 ] l’honorant comme il honore sa propre personne, peut se voir confier ce gouvernement, et celui qui l’administrera en l’aimant comme il aime sa propre personne, peut se le voir confier [^393]. Par conséquent, si l’homme supérieur garde (les facultés logées dans) ses cinq viscères inoccupés, et ne déploie pas ses pouvoirs de voir et d’entendre, tandis qu’il est immobile comme un représentant des morts, sa présence de dragon sera vue ; tandis qu’il est profondément silencieux, le tonnerre (de ses paroles) retentira, tandis que ses mouvements sont (invisibles) comme ceux d’un esprit, toutes les influences célestes les suivront ; tandis qu’il est (ainsi) indifférent et ne fait rien, son influence géniale attirera et rassemblera toutes choses autour de lui : quel loisir a-t-il de faire quoi que ce soit de plus pour le gouvernement du monde ?
3. Zhui Khü [^394] demanda à Lâo Tan : « Si tu ne gouvernes pas le monde, comment peux-tu rendre l’esprit des hommes bon ? » La réponse fut : « Prends garde à la façon dont tu t’immisces dans l’esprit des hommes et le perturbes. L’esprit, poussé, s’affaiblit ; poussé vers l’avant, il s’exalte. Tantôt exalté, tantôt affaissé, il apparaît ici comme un prisonnier, et là comme une fureur courroucée. (Tantôt) il devient souple et mou, cédant à ce qui est dur et fort ; (tantôt), il est tranchant comme l’angle le plus aigu, prêt à être sculpté ou ciselé (pierre ou jade). Tantôt il est chaud comme un feu brûlant, et tantôt il est froid comme la glace. Il est si rapide que lorsqu’on se penche et qu’on relève la tête, il se déplace deux fois [ p. 295 ] ont étendu une main apaisante au-delà des quatre mers. Au repos, il est immobile comme un abîme profond ; en mouvement, il est comme l’un des corps dans le ciel ; dans sa hauteur résolue, il refuse d’être lié ; tel est l’esprit de l’homme [^395] !
Autrefois, Hwang-Tî fut le premier à s’immiscer dans l’esprit des hommes et à le troubler par sa bienveillance et sa droiture [^396]. Après lui, Yâo et Shun portèrent les cuisses nues et les mollets rasés, dans leurs efforts pour nourrir le corps du peuple. Ils peinèrent péniblement, avec toutes les forces de leurs cinq viscères, à pratiquer leur bienveillance et leur droiture ; ils mirent leur sang et leur souffle à élaborer un code de lois ; et après tout, ils échouèrent. Sur ce, Yâo envoya Hwan Tâu à la colline de Khung, et (les chefs des) Trois Miâo à San-wei, et bannit le ministre des Travaux publics dans la Capitale des Ténèbres ; tant ils avaient été inégaux face au monde [^397]. Puis nous sommes conduits aux rois des Trois (dynasties), lorsque le monde était dans un état de grande discorde. Du type de caractère le plus bas, il y avait Kieh et Kih ; D’un type supérieur, il y avait les Zäng (Shän) et les Shih (Zhiû). À la même époque apparurent les classes des [ p. 296 ] Lettrés et Mohistes. Dès lors, la complaisance et la haine mutuelles engendrèrent des suspicions mutuelles ; les stupides et les sages s’imposèrent les uns aux autres ; les bons et les méchants se condamnèrent mutuellement ; les vantards et les sincères échangèrent leurs récriminations ; et le monde tomba en décadence. Les points de vue sur ce qui était grandement vertueux ne concordèrent pas, et la nature avec ses dons devint comme desséchée par le feu ou emportée par un déluge. Tous étaient avides de savoir, et les gens étaient épuisés par leurs recherches (de ce qui était bon). C’est là que la hache et la scie furent mises en jeu ; la culpabilité fut déterminée comme au fil à plomb et la mort infligée ; le marteau et la gouge firent leur œuvre. Le monde sombra dans un profond désordre et prit l’allure d’une crête montagneuse déchiquetée. Le crime à l’origine de tout cela était l’ingérence et le trouble des esprits. En conséquence, des hommes de talent et de valeur se cachèrent au pied des rochers escarpés du mont Thâi, et des princes aux dix mille chars furent anxieux et terrifiés dans leurs temples ancestraux. À notre époque, ceux qui ont été mis à mort de diverses manières gisent serrés les uns contre les autres ; ceux qui portent la cangue se serrent les uns contre les autres (sur les routes) ; ceux qui subissent la bastonnade peuvent se voir (sur tout le territoire). Et voilà que les lettrés et les mohistes commencent à se tenir debout, sur la pointe des pieds et les bras nus, parmi la foule enchaînée et menottée ! Ah ! quelle impudence ! Leur incapacité à voir la honte ! Étrange que nous soyons lents à reconnaître leur sagesse et leur sagesse dans les barreaux de la cangue, et leur bienveillance et leur droiture dans les rivets des chaînes et des menottes ! Comment savons-nous que [ p. 297 ] Zäng et Shih ne sont pas les flèches sifflantes de Kieh et Kih [^398] ? C’est pourquoi on dit :« Abolissez la sagesse et rejetez la connaissance, et le monde sera amené à un état de grand ordre [^399]. »
4. Hwang-Tî était sur le trône depuis dix-neuf ans [^400], et ses ordonnances étaient en vigueur dans tout le royaume, lorsqu’il apprit que Kwang Khäng-dze [^401] vivait au sommet du Khung-thung [^402], et alla le voir. « J’ai entendu dire, dit-il, que vous, Monsieur, connaissez bien le Tâo parfait. J’ose vous demander quelle est l’essentiel de ce qu’il contient. Je souhaite prendre les influences les plus subtiles du ciel et de la terre, et aider avec elles la croissance des cinq céréales pour la meilleure alimentation du peuple. Je souhaite également diriger le fonctionnement du Yin et du Yang, afin d’assurer le confort de tous les êtres vivants. Comment dois-je procéder pour accomplir ces objectifs ? » Kwang Khäng-dze répondit : « Ce que vous souhaitez demander, c’est la substance originelle de toutes choses [^403] ; Ce que vous [ p. 298 ] désirez connaître, c’est la substance telle qu’elle a été brisée et divisée [^404]. Selon votre gouvernement du monde, les vapeurs des nuages, avant d’être rassemblées, descendraient en pluie ; les herbes et les arbres perdraient leurs feuilles avant de jaunir ; et la lumière du soleil et de la lune s’éteindrait rapidement. Votre esprit est celui d’un flatteur aux paroles plausibles ; il ne convient pas que je vous dise le Tâo parfait.
Hwang-Tî se retira, abandonna (son gouvernement du) royaume, se construisit un appartement solitaire, y étendit une natte d’herbe mâo blanche, y demeura inoccupé pendant trois mois, puis retourna chercher un entretien avec (le reclus). Kwang Khäng-dze était alors allongé, la tête tournée vers le sud. Hwang-Tî, avec un air de soumission déférente, s’avança à genoux, s’inclina deux fois profondément, le visage contre terre, et lui demanda : « J’ai entendu dire que vous, Monsieur, connaissez bien le Tâo parfait ; j’ose vous demander comment je devrais gouverner mon corps, afin qu’il puisse perdurer longtemps. » Kwang Khäng-dze se leva précipitamment et dit : « Bonne question ! Venez, je vais vous dire le Tâo parfait. Son essence est (entourée de) la plus profonde obscurité ; son apogée est dans l’obscurité et le silence. Il n’y a rien à voir ; Rien à entendre. Lorsqu’il tient l’esprit dans ses bras, immobile, alors la forme corporelle elle-même deviendra correcte. Vous devez être immobile ; vous devez être pur ; ne pas soumettre votre corps au travail, ne pas agiter votre force vitale ; alors vous pourrez vivre longtemps. Lorsque [ p. 299 ] vos yeux ne voient rien, vos oreilles n’entendent rien et votre esprit ne sait rien, votre esprit gardera votre corps, et le corps vivra longtemps. Veillez sur ce qui est en vous, fermez les voies qui vous relient à l’extérieur ; trop de connaissances sont pernicieuses. Je vous accompagnerai jusqu’au sommet de la Grande Brillance, où nous atteignons la source de l’élément brillant et en expansion ; j’entrerai avec vous par la porte de l’Obscurité la plus profonde, où nous atteignons la source de l’élément obscur et répressif. Là, le ciel et la terre ont leurs contrôleurs ; là, le Yin et le Yang ont leurs Dépôts. « Veille sur ton corps et le garde, et tout lui donnera d’eux-mêmes de la vigueur. Je maintiens l’unité (originelle) (de ces éléments) et je demeure dans leur harmonie. C’est ainsi que je me suis cultivé pendant mille deux cents ans, et ma forme corporelle n’a subi aucune dégradation [^405]. »
Hwang-Tî s’inclina deux fois profondément, la tête contre terre, et dit : « Dans Kwang Khäng-dze, nous avons un exemple de ce qu’on appelle le Ciel [^406]. » L’autre dit : « Viens, et je vais te dire : (Le Tâo parfait) est quelque chose d’inépuisable, et pourtant tous les hommes pensent qu’il a une fin ; c’est quelque chose d’insondable, et pourtant tous les hommes pensent que sa limite extrême peut être atteinte. Celui qui atteint mon Tâo, s’il est dans une position élevée, sera l’un des Augustes, et dans une position inférieure, sera un roi. Celui qui échoue à l’atteindre, dans sa plus haute réalisation verra la lumière, mais [ p. 300 ] descendra et sera de la Terre. Actuellement, toutes choses sont produites de la Terre et retournent à la Terre. C’est pourquoi je vous quitterai et franchirai la porte de l’Éternel pour jouir des champs de l’Illimité. Je mêlerai ma lumière à celle du soleil et de la lune, et je subsisterai aussi longtemps que le ciel et la terre subsisteront. Si les hommes partagent mes vues, je ne m’en rendrai pas compte ; s’ils s’en tiennent éloignés, je ne m’en rendrai pas compte ; ils peuvent tous mourir, et je demeurerai seul [^407] !
5. Yün Kiang [^408], se dirigeant vers l’est, porté par une légère brise [^409], rencontra soudain Hung Mung [^408], qui divaguait en se tapant les fesses [^410] et en sautillant comme un oiseau. Émerveillé par ce spectacle, Yün Kiang se leva avec révérence et dit à l’autre : « Vénérable Monsieur, qui êtes-vous ? Et pourquoi faites-vous cela ? » Hung Mung continua à se taper les fesses et à sauter comme un oiseau, mais répondit : « Je m’amuse. » Yün Kiang dit : « Je [ p. 301 ] souhaite vous poser une question. » Hung Mung leva la tête, regarda l’étranger et dit : « Bah ! » Yün Kiang, cependant, continua : « Le souffle du ciel est en désaccord ; le souffle de la terre est lié ; les six influences élémentaires [^411] n’agissent pas en harmonie ; les quatre saisons n’observent pas leurs temps propres. Maintenant, je souhaite fusionner les qualités essentielles de ces six influences afin de nourrir tous les êtres vivants ; comment vais-je m’y prendre ? » Hung Mung se frappa les fesses, sautilla et secoua la tête en disant : « Je ne sais pas ; je ne sais pas ! »
Yün Kiang ne put poursuivre sa question ; mais trois ans plus tard, alors qu’il errait (de nouveau) vers l’est, passant par la région sauvage de Sung, il rencontra Hung Mung. Ravi de cette rencontre, il se précipita vers lui et lui dit : « M’as-tu oublié, ô Ciel ? M’as-tu oublié, ô Ciel [^412] ? » En même temps, il s’inclina deux fois, la tête contre terre, souhaitant recevoir ses instructions. Hung Mung dit : « Errant sans but, je ne sais ce que je cherche ; emporté par une impulsion folle, je ne sais où je vais. J’erre de cette étrange manière (que vous avez constatée), et je vois que rien ne se déroule sans méthode ni ordre [^413] ; que devrais-je savoir de plus ? » Yün Kiang répondit : « Moi aussi, je semble emporté par une influence sans but, et pourtant les gens me suivent partout où je vais. Je ne peux pas les empêcher de le faire. » Mais maintenant qu’ils m’imitent ainsi, je désire entendre un mot de vous (dans ce cas). L’autre dit : « Ce qui perturbe le processus régulier du Ciel, entre en conflit avec la nature des choses, empêche l’accomplissement de la mystérieuse (opération du) Ciel, disperse les troupeaux d’animaux, fait chanter tous les oiseaux la nuit, est calamiteux pour la végétation et désastreux pour tous les insectes ; tout cela est dû, je le conçois, à l’erreur de gouverner les hommes. » « Que dois-je donc faire », dit Yün Kiang ? « Ah », dit l’autre, « vous ne ferez que leur nuire ! Je vais vous laisser danser et retourner à ma place. » Yün Kiang répliqua : « Il a été difficile d’obtenir cette rencontre avec vous, ô Ciel ! « J’aimerais entendre un mot de toi (de plus). » Hung Mung dit : « Ah ! ton esprit (a besoin d’être) nourri. Prends-tu seulement la position de ne rien faire, et les choses se transformeront d’elles-mêmes. Néglige ton corps ; rejette loin de toi ton pouvoir d’ouïe et de vue ; oublie ce que tu as en commun avec les choses ; cultive une grande similitude avec le chaos de l’éther plastique ; libère ton esprit ; libère ton esprit ; sois immobile comme si tu n’avais pas d’âme. De toute la multitude des choses, chacune retourne à sa racine. Chacun retourne à sa racine, et ne sait pas (qu’il le fait). Ils sont tous comme dans l’état de chaos, et pendant toute leur existence ils ne le quittent pas [^414]. S’ils savaient (qu’ils retournaient à leur racine), ils la quitteraient (consciemment). Ils ne demandent pas son nom ; ils ne cherchent pas à espionner leur nature ; et c’est ainsi que les choses prennent vie d’elles-mêmes.
Yün Kiang dit : « Ciel, tu m’as conféré la connaissance de ton opération et m’en as révélé le mystère. Toute ma vie, je l’ai recherchée, et maintenant je l’ai obtenue. » Il s’inclina alors deux fois, la tête contre terre, se leva, prit congé et s’éloigna.
6. Les hommes ordinaires [^415] se réjouissent tous de ce que les autres soient d’accord avec eux-mêmes et détestent que les autres soient différents d’eux. Cette joie et cette aversion naissent de leur volonté de se distinguer des autres. Mais ceux qui ont cet objectif à cœur se sont-ils ainsi élevés au-dessus des autres ? Ils comptent sur eux pour se reposer tranquillement (dans la position qu’ils désirent), et leur savoir n’égale pas la multitude des arts de tous ces autres [^416] ! Lorsqu’ils souhaitent à nouveau administrer un État pour son souverain, ils se mettent à employer toutes les méthodes que les rois des trois dynasties considéraient comme profitables, sans en voir les inconvénients. C’est faire dépendre l’État de leur chance. Mais combien il est rare que cette chance n’aboutisse pas à la ruine de l’État ! Pas une fois sur dix mille, de tels hommes ne préserveront un État. Pas une seule fois ils n’y parviendront, et dans plus de dix mille cas, ils [ p. 304 ] le ruiner. Hélas, que les possesseurs de territoires, (les dirigeants d’États), ne connaissent pas le danger (d’employer de tels hommes) ! Or, les possesseurs de territoires possèdent la plus grande de (toutes) choses. Possédant la plus grande de toutes choses, (c’est-à-dire les hommes), ils ne devraient pas essayer de les traiter comme (simplement) des choses. Et c’est celui qui n’est pas une chose (lui-même) qui est donc capable de traiter (toutes) les choses comme elles l’exigent individuellement. Quand (un dirigeant) comprend clairement que celui qui devrait traiter ainsi toutes choses n’est pas une chose lui-même, gouvernera-t-il seulement le royaume ? Il ira et viendra à travers l’univers (à son gré) ; il errera dans les neuf régions [^417], seul à aller, seul à venir. Lui, nous l’appelons le seul possesseur (de cette capacité) ; et le seul possesseur (de cette capacité) est ce qu’on appelle le plus noble de tous.
L’enseignement de ce grand homme se propage comme l’ombre de la matière, comme l’écho répond au son. Interrogé, il répond, épuisant (de ses propres réserves) tout ce qui est dans l’esprit (du chercheur), comme s’il était en face de tout ce qui est sous le ciel. Son lieu de repos ne produit aucun son ; sa sphère d’activité n’a aucune restriction de lieu. Il conduit chacun à son but, y allant et l’y ramenant comme par son propre mouvement. Ses mouvements sont sans trace ; ses allées et venues ne connaissent aucune déviation ; sa course est comme celle du soleil sans commencement ni fin.
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Si vous louez ou discutez de sa personnalité, il est uni à la grande communauté des existences. Il appartient à cette grande communauté et n’a pas de moi individuel. Sans moi individuel, comment pourrait-il posséder quoi que ce soit qui puisse être considéré comme sien ? Si vous regardez ceux qui possèdent ce qu’ils appellent leur propre, ce sont les hommes supérieurs d’autrefois ; si vous regardez celui qui n’a rien de tel, il est l’ami du ciel et de la terre.
7. Moyennes, et pourtant exigeantes qu’on leur laisse libre cours ; telles sont les choses. Basses, et pourtant exigeantes qu’on leur fasse confiance ; tels sont les gens. Cachées (quant à leurs issues), et pourtant exigeantes qu’on les fasse ; telles sont les affaires. Grossières, et pourtant nécessaires à exposer ; telles sont les lois. Lointaines, et pourtant nécessaires à avoir une demeure (en soi-même) ; telle est la justice. Proches, et pourtant nécessaires à une large extension ; telle est la bienveillance. Restrictives, et pourtant nécessaires à être multipliées ; telles sont les cérémonies. Logées au centre, et pourtant exigeant d’être exaltées ; telle est la vertu. Toujours une, et pourtant exigeant d’être modifiée ; tel est le Tâo. Semblable à l’esprit, et pourtant exigeant d’être exercé ; tel est le ciel [^418].
C’est pourquoi les sages contemplèrent le Ciel, mais ne le secoururent pas. Ils s’efforcèrent de perfectionner leur vertu, mais ne la laissèrent pas embarrasser. Ils procédèrent selon le Tao, mais n’élaborèrent aucun plan. Ils associaient la bienveillance (à toutes leurs actions), mais ne s’y reposaient pas. Ils recherchèrent la droiture [ p. 306 ] abondamment, mais ne cherchèrent pas à l’accumuler. Ils répondirent aux cérémonies, mais ne cachèrent pas (leur opinion quant à leur caractère gênant). Ils s’engagèrent dans les affaires telles qu’elles se présentaient, et ne les refusèrent pas. Ils s’efforcèrent d’uniformiser leurs lois, mais (craignirent que la confusion) n’en résulte. Ils s’appuyèrent sur le peuple, et ne le négligeèrent pas. Ils dépendirent des choses comme de leurs instruments, et ne les abandonnèrent pas [^419].
Ils ne pensaient pas que les choses étaient à la hauteur de ce à quoi ils les employaient, mais ils ne voyaient pas qu’ils pouvaient s’en passer. Ceux qui ne comprennent pas le Ciel ne sont pas purs dans leur vertu. Ceux qui ne comprennent pas le Tao n’ont aucune voie à suivre avec succès. Malheur à ceux qui ne comprennent pas clairement le Tao !
Qu’appelle-t-on le Tâo [^420] ? Il y a le Tâo, ou Voie du Ciel ; et il y a le Tâo, ou Voie de l’Homme. Ne rien faire et pourtant attirer tous les honneurs est la Voie du Ciel ; agir et en être embarrassé est la Voie de l’Homme. C’est la Voie du Ciel qui joue le rôle du Seigneur ; c’est la Voie de l’Homme qui joue le rôle du Serviteur. La Voie du Ciel et la Voie de l’Homme sont très éloignées. Il convient de les distinguer clairement.
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[^429] : 291:1 Voir pp. 142, 143.