Livre XIII : Thien Tâo, ou « La Voie du Ciel » | Page de titre | Livre XV : Kho Î, ou « Idées enracinées ». |
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LIVRE XIV.
PARTIE II. SECTION VII.
Thien Yün, ou « La Révolution du Ciel [^502] ».
1. Comme le ciel tourne sans cesse ! La terre est en mouvement ! Et le soleil et la lune se disputent-ils leurs places respectives ? Qui préside et dirige ces choses ? Qui les lie et les relie ? Qui les crée et les maintient sans effort ni peine ? Serait-ce une source secrète qui les empêche d’être tels qu’ils sont ? Ou bien se meuvent-ils et tournent-ils ainsi, sans pouvoir s’arrêter d’eux-mêmes ?
(Alors) comme les nuages deviennent pluie ! Et comme la pluie reforme les nuages ! Qui les répand si abondamment ? Qui est-ce qui, sans effort ni peine de sa part, produit cette jouissance élémentaire et semble la stimuler ?
Les vents se lèvent au nord ; l’un souffle vers l’ouest, l’autre vers l’est ; certains s’élèvent vers le haut, avec une direction incertaine. Par la respiration de qui sont-ils produits ? Qui est celui qui, sans effort ni peine, produit toutes ces ondulations ? J’ose m’en demander la cause [^503].
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Wû-hsien Thiâo [^504] dit : « Viens, et je te dirai. Au ciel appartiennent les six Points Extrêmes et les cinq Éléments [^505]. Quand les Tîs et les Rois agissaient en accord avec eux, il y avait un bon gouvernement ; quand ils agissaient contrairement à eux, il y avait un mauvais gouvernement. Observant les choses (décrites) dans les neuf divisions (de l’écrit) de Lo [^506], leur gouvernement était parfait et leur vertu était complète. Ils inspectaient et éclairaient le royaume sous eux, et tout sous le ciel les reconnaissait et les soutenait. Telle était la condition sous les augustes (souverains [^507] ) et ceux qui les ont précédés. »
2. Tang [^508], l’administrateur en chef de Shang [^508], interrogea Kwang-dze sur la Bienveillance [^509], et la réponse fut : « Les loups et les tigres sont bienveillants. » « Que voulez-vous dire ? » demanda Tang. Kwang-dze répondit : « Père et fils (parmi eux) sont affectueux l’un envers l’autre. Pourquoi devraient-ils être considérés comme non bienveillants ? »
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« Permettez-moi de vous interroger sur la bienveillance parfaite », poursuivit l’autre. Kwang-dze dit : « La bienveillance parfaite [^510] n’admet pas (le sentiment) d’affection. » Le ministre dit : « J’ai entendu dire que sans (le sentiment) d’affection, il n’y a pas d’amour, et sans amour, pas de devoir filial ; est-il permis de dire que les personnes parfaitement bienveillantes ne sont pas filiales ? » Kwang-dze rétorqua : « Ce n’est pas la bonne façon de présenter les choses. La bienveillance parfaite est la chose la plus élevée ; le devoir filial ne suffit en aucun cas à la décrire. Le dicton que vous citez ne dit pas que (une telle bienveillance) transcende le devoir filial ; il ne fait aucunement référence à un tel devoir. Quelqu’un, voyageant vers le sud, arrive (enfin) à Ying [^511], et là, debout, le visage tourné vers le nord, il ne voit pas le mont Ming [^512]. Pourquoi ne le voit-il pas ? » Parce qu’il en est si loin. C’est pourquoi il est dit : « Le devoir filial, en tant que partie de la révérence, est facile, mais le devoir filial, en tant que partie de l’amour, est difficile. S’il est facile en tant que partie de l’amour, il est pourtant difficile d’oublier [^513] ses parents. Il peut être facile pour moi d’oublier mes parents, mais il est difficile de me faire oublier par eux. S’il était facile de me faire oublier par mes parents, il me serait difficile d’oublier tous les hommes du monde. S’il était facile d’oublier tous les hommes du monde, il serait difficile de me faire oublier par eux tous. »
« Cette vertu pourrait faire peu de cas de Yâo et de Shun, et ne pas souhaiter être comme eux [^514]. Ses bienfaits et ses influences bénéfiques s’étendent sur une myriade d’âges, et personne au monde ne sait d’où ils viennent. Comment pouvez-vous simplement pousser un grand soupir et parler (comme vous le faites) de bienveillance et de devoir filial ? Devoir filial, respect fraternel, bienveillance, droiture, loyauté, sincérité, fermeté et pureté ; tout cela peut être mis au service de cette vertu, mais c’est loin d’être suffisant pour y parvenir. » C’est pourquoi il est dit : « Pour celui qui possède ce qu’il y a de plus noble [^515], toutes les dignités d’un État ne sont rien [^516] ; pour celui qui possède ce qu’il y a de plus riche, toute la richesse d’un État ne sont rien ; pour celui qui a tout ce qu’il peut désirer, la renommée et les louanges ne sont rien. » C’est ainsi que le Tâo n’admet aucun substitut.
3. Pei-män Khäng [^517] demanda à Hwang-Tî : « Tu célébrais, ô Tî, une représentation de la musique du Hsien-khih [^518], en rase campagne près du lac Thung-thing. Quand j’en ai entendu la première partie, j’ai eu peur ; la suivante m’a lassé ; et la dernière m’a rendu perplexe. Je suis devenu agité et incapable de parler, et j’ai perdu mon sang-froid. » Le Tî dit : « Il était probable que cela t’ait affecté ainsi ! L’exécution a été effectuée avec (les instruments des) hommes, et tout était accordé selon (les influences du) Ciel. Elle [ p. 349 ] s’est déroulée selon (les principes de) bienséance et de droiture, et était imprégnée (de l’idée de) la Grande Pureté.
La Musique Parfaite trouva d’abord sa réponse dans les affaires des hommes et se conforma aux principes du Ciel ; elle indiqua l’action des cinq vertus et correspondit à la spontanéité (apparente dans la nature). Ensuite, elle révéla les distinctions harmonieuses des quatre saisons et la grande harmonie de toutes choses ; la succession de ces saisons l’une après l’autre et la production des choses dans leur ordre propre. Tantôt elle s’amplifia, tantôt elle s’éteignit, ses accords pacifiques et militaires se distinguant et se déployant clairement. Tantôt elle était claire, tantôt rugueuse, comme si la contraction et l’expansion des processus élémentaires se mêlaient harmonieusement (dans ses notes). Ces notes s’écoulèrent alors en vagues de lumière, jusqu’à ce que, comme lorsque les insectes hibernants commencent à se mouvoir, je commande le fracas terrifiant du tonnerre. Sa fin ne fut marquée par aucune conclusion formelle, et elle reprit sans aucun prélude. Elle sembla s’éteindre, puis elle reprit vie ; elle s’acheva, puis elle ressuscita. Cela continuait ainsi régulièrement et inépuisablement, et sans qu’intervienne la moindre pause : c’était cela qui vous faisait peur.
« Dans la deuxième partie (de la représentation), je lui ai fait décrire l’harmonie du Yin et du Yang, et j’ai projeté autour d’elle l’éclat du soleil et de la lune. Ses notes étaient tantôt courtes, tantôt longues, tantôt douces, tantôt dures. Leurs changements, cependant, étaient marqués par une unité ininterrompue, bien que non dominés par une régularité fixe. Elles remplissaient chaque vallée et chaque ravin ; on pouvait fermer chaque crevasse et protéger son esprit (contre leur entrée), pourtant [ p. 350 ] rien ne les laissait entrer. Oui, ces notes résonnaient lentement, et auraient pu être prononcées hautes et claires. De là, les ombres des morts maintenues dans leur obscurité ; le soleil, la lune et toutes les étoiles du zodiaque poursuivaient leurs différentes courses. J’ai fait cesser (mes instruments) lorsque (la représentation) s’est terminée, et leurs (échos) ont continué à couler sans interruption. » Tu y pensais avec anxiété, sans pouvoir le comprendre ; tu le cherchais, sans pouvoir le voir ; tu le poursuivais, sans pouvoir l’atteindre. Tout stupéfait, tu te tenais sur le chemin tout ouvert autour de toi, puis tu t’appuyais contre un vieux dryandra pourri et tu fredonnais. Tes yeux étaient épuisés par ce que tu désirais voir ; tes forces manquaient dans ton désir de le poursuivre, tandis que moi-même je ne pouvais l’atteindre. Ton corps n’était qu’un vide, vide, tandis que tu t’efforçais de garder ton sang-froid [^519] : c’est cet effort qui t’épuisait.
« Dans la dernière partie (de l’exécution), j’ai employé des notes qui n’avaient pas cet effet lassant. Je les ai mélangées comme au gré de la spontanéité. De là, elles sont venues comme se succédant confusément, comme un bouquet de plantes jaillissant d’une racine, ou comme la musique d’une forêt produite par aucune forme visible. Elles se sont répandues tout autour sans laisser de trace (de leur cause) ; et semblaient surgir d’une obscurité profonde où il n’y avait aucun son. Leurs mouvements venaient de nulle part ; leur demeure était dans l’obscurité profonde ; - [ p. 351 ] conditions que certains appelleraient la mort, et d’autres la vie ; certains, le fruit, et d’autres, (simplement) la fleur. Ces notes, mouvantes et fluides, se séparant et changeant, et ne suivant aucun son régulier, le monde pourrait bien en douter et les soumettre au jugement d’un sage, car les sages comprennent la nature de cette musique et jugent selon la spontanéité prescrite. Tant que la source de cette spontanéité n’a pas été touchée, et que les régulateurs des cinq notes sont tous prêts, c’est ce qu’on appelle la musique du Ciel, qui enchante l’esprit sans l’usage de mots. C’est pourquoi il est dit dans l’éloge du Seigneur de Piâo [^520] : « Vous l’écoutez, et vous n’entendez pas son son ; vous la cherchez, et vous ne percevez pas sa forme ; elle remplit le ciel et la terre ; elle enveloppe tout l’univers. » Vous souhaitiez l’entendre, mais vous ne pouviez la saisir ; et c’est pourquoi vous étiez perplexe.
« J’ai d’abord exécuté la musique destinée à vous impressionner ; et vous avez été effrayé comme par une visite fantomatique. J’ai ensuite exécuté celle destinée à vous lasser ; et dans votre lassitude, vous vous seriez retiré. J’ai conclu par celle destinée à vous rendre perplexe ; et dans votre perplexité, vous avez senti votre stupidité. Mais cette stupidité est apparentée au Tao ; vous pouvez ainsi transmettre le Tao en vous et l’avoir (à jamais) avec vous. »
4. Alors que Confucius voyageait vers l’ouest, sous le Wei, Yen Yüan demanda au maître de musique Kin [^521] : [ p. 352 ] « Comment se porte, à votre avis, le parcours du Maître ? » Le maître de musique répondit : « Hélas ! Votre Maître est-il perdu ? » « Comment cela ? » demanda Yen Yüan ; et l’autre dit : « Avant que les chiens d’herbe [^522] ne soient exposés (au sacrifice), ils sont déposés dans une boîte ou un panier, et enveloppés de tissus élégamment brodés, tandis que le représentant des morts et l’officier de prière se préparent par le jeûne à les présenter. Mais après leur exposition, les passants piétinent leurs têtes et leurs dos, et les coupe-herbe les prennent et les brûlent en les cuisant. C’est tout ce à quoi ils servent. » Si quelqu’un les reprend, les remet dans la boîte ou le panier, les enveloppe de tissus brodés, puis, en se promenant ou en restant sur place, s’endort sous eux, s’il ne fait pas de mauvais rêves, il sera certainement souvent tourmenté par des cauchemars. Voici maintenant votre Maître prendre de la même manière les chiens d’herbe, offerts par les anciens rois, et conduire ses disciples errer ou rester dormir sous eux. De ce fait, l’arbre (sous lequel ils pratiquaient des cérémonies) fut abattu à Song [^523] ; il fut contraint de quitter Wei [^524] ; il fut réduit à l’extrême à Shang [^524] et à Kâu [^525] : ces expériences n’étaient-elles pas comparables à des rêves (mauvais) ? Il fut maintenu en état de siège entre Khän et Zhâi [^526], de sorte que pendant sept jours il n’eut pas de nourriture cuite à manger et se trouva dans une situation entre la vie et la mort : ces expériences n’étaient-elles pas comme le cauchemar ?
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Si vous voyagez par eau, le mieux est d’utiliser un bateau ; si vous voyagez par terre, une voiture. Prenez un bateau, qui ira (facilement) sur l’eau, et essayez de le pousser sur la terre, et de toute votre vie il ne fera pas une brasse ou deux : le temps ancien et le temps présent ne sont-ils pas comme l’eau et la terre ferme ? Et Kâu et Lû ne sont-ils pas comme le bateau et la voiture ? Chercher maintenant à pratiquer (les anciennes manières de) Kâu dans Lû, c’est comme pousser un bateau sur la terre ferme. Ce n’est qu’un travail pénible, et sans succès ; celui qui le fait est sûr de rencontrer la calamité. Il n’a pas appris qu’en transmettant les arts (d’une époque), il est sûr d’être réduit à l’extrême en essayant de les adapter aux conditions (d’une autre).
« Et n’as-tu pas vu le fonctionnement d’un chadouf ? Quand on tire sur sa corde, il se courbe ; et quand on le lâche, il se lève. Il est tiré par un homme, et ne tire pas l’homme ; et ainsi, qu’il se courbe ou se lève, il ne commet aucune offense envers l’homme. De même, les règles de bienséance, de droiture, les lois et les mesures des trois Hwang [^527] et des cinq Tîs [^527] tiraient leur excellence, non pas de leur similitude avec celles d’aujourd’hui, mais de leur (aptitude à) gouverner. On peut les comparer aux aubépines [^528], aux poires, aux oranges, [ p. 354 ] et aux pamplemousses, qui ont des saveurs différentes, mais qui sont toutes comestibles. » De même, les règles de bienséance, de justice, les lois et les mesures changent selon le temps.
Si vous prenez un singe et le revêtez des robes du duc de Kâu, il les mordra et les déchirera, et ne sera satisfait que lorsqu’il s’en sera débarrassé. Et si vous considérez la différence entre l’Antiquité et le présent, elle est aussi grande que celle entre le singe et le duc de Kâu. De même, lorsque Hsî Shih [^529] était troublée, elle fronçait les sourcils et fronçait les sourcils à tout son entourage. Une femme laide du voisinage, voyant et admirant sa beauté, rentra chez elle et, les mains sur le cœur, se mit à fixer et à froncer les sourcils à tout son entourage. Quand les riches du village la virent, ils fermèrent leurs portes et ne voulurent plus sortir ; quand les pauvres la virent, ils prirent femmes et enfants et s’enfuirent. La femme savait admirer cette beauté renfrognée, mais elle ignorait comment elle était belle, malgré ses sourcils renfrognés. Hélas ! c’est vraiment fini avec votre Maître [^530] !
5. Lorsque Confucius était dans sa cinquante et unième année [^531], il n’avait pas entendu parler du Tâo, et il se rendit au sud, à Phei [^532] [ p. 355 ], pour voir Lâo Tan, qui lui dit : « Vous êtes venu, Monsieur ; l’êtes-vous ? J’ai entendu dire que vous êtes l’homme le plus sage du Nord ; avez-vous aussi le Tâo ? » « Pas encore », fut la réponse ; et l’autre continua : « Comment l’avez-vous cherché ? » Confucius dit : « Je l’ai cherché dans les mesures et les nombres, et après cinq ans je ne l’avais pas trouvé. » « Et comment l’avez-vous cherché ? » « Je l’ai cherché dans le Yin et le Yang, et après douze ans je ne l’ai pas trouvé. » Lâo-dze dit : « Justement ! Si le Tâo pouvait être présenté (à un autre), tous les hommes le présenteraient à leurs dirigeants ; s’il pouvait être servi (à d’autres), tous les hommes le serviraient à leurs parents ; s’il pouvait être raconté (à d’autres), tous les hommes le raconteraient à leurs frères ; s’il pouvait être donné à d’autres, tous les hommes le donneraient à leurs fils et petits-fils. La raison pour laquelle il ne peut être transmis n’est autre que celle-ci : si, à l’intérieur, il n’y a pas le principe directeur, il n’y restera pas, et si, à l’extérieur, il n’y a pas l’obéissance correcte, il ne sera pas exécuté. Lorsque ce qui est donné par l’esprit (en sa possession) n’est pas reçu par l’esprit extérieur, le sage ne le donnera pas ; et lorsque, entrant de l’extérieur, il n’y a pas de pouvoir dans l’esprit récepteur pour le recevoir, le sage ne permettra pas qu’il y reste caché [^533]. La renommée est un bien commun à tous ; nous ne devrions pas chercher à en avoir beaucoup. La bienveillance et la droiture étaient comme les maisons de chambres des anciens rois ; nous ne devrions y passer qu’une nuit, et ne pas les occuper longtemps. Si les hommes nous voient agir ainsi, ils auront beaucoup à dire contre nous.
Les hommes parfaits d’autrefois suivaient le chemin de la bienveillance comme un chemin emprunté pour l’occasion, et demeuraient dans la Justice comme dans un logement qu’ils utilisaient pour la nuit. Ainsi, ils erraient dans le vide de la Douceur Tranquille, trouvaient leur nourriture dans les champs de l’Indifférence et se tenaient dans les jardins qu’ils n’avaient pas empruntés. La Douceur Tranquille ne requiert aucune action ; l’Indifférence est facilement nourrie ; ne pas emprunter ne nécessite aucune dépense. Les anciens appelaient cela la Joie qui recueille le Vrai.
Ceux qui pensent que la richesse est leur propre affaire ne peuvent renoncer à leurs revenus ; ceux qui recherchent la distinction ne peuvent renoncer à la gloire ; ceux qui s’attachent au pouvoir ne peuvent en céder la main à d’autres. Tant qu’ils tiennent ces choses, ils ont peur de les perdre. Lorsqu’ils les abandonnent, ils sont affligés ; et ils ne veulent pas regarder un seul exemple qui leur permettrait de percevoir la folie de leurs poursuites incessantes : de tels hommes sont sous le coup du jugement du Ciel [^534].
« Haine et bonté ; prendre et donner ; réprimande et instruction ; mort et vie : ces huit choses sont des instruments de rectification, mais seuls peuvent les utiliser ceux qui ne refusent pas obstinément de se conformer à leurs grands changements. C’est pourquoi il est dit : « La correction est rectification. » Si l’esprit de certains ne reconnaît pas cela, c’est parce que la porte du Ciel [^535] (en eux) n’a pas été ouverte. »
6. Lors d’un entretien avec Lâo Tan, Confucius lui parla de bienveillance et de droiture. Lâo Tan dit : « Si tu vannes de la paille et que la poussière te pénètre les yeux, alors les lieux du ciel, de la terre et des quatre points cardinaux te seront tous changés. Si des moustiques ou des taons te percent la peau, tu seras privé de sommeil toute la nuit [^536]. » Mais cette douloureuse répétition de bienveillance et de droiture excite mon esprit et y produit la plus grande confusion. Si vous, Monsieur, vouliez que les hommes conservent leur simplicité naturelle, et si vous vouliez aussi imiter le vent dans ses mouvements (libres) et vous démarquer dans tous les attributs naturels qui vous appartiennent ! – pourquoi devez-vous dépenser tant d’énergie et porter un grand tambour pour rechercher le fils que vous avez perdu [^537] ? L’oie des neiges ne se baigne pas tous les jours pour se blanchir, ni le corbeau se noircit tous les jours pour se noircir. La simplicité naturelle de leur noir et blanc ne prête à aucune controverse ; et la renommée et les éloges que les hommes aiment à contempler ne les rendent pas plus grands qu’ils ne le sont naturellement. Lorsque les sources (alimentant les étangs) sont taries, les poissons se rassemblent sur la terre ferme. Plutôt que de s’y humidifier mutuellement par leurs halètements et de se maintenir mouillés par leur laitance, il vaudrait mieux pour eux s’oublier les uns les autres dans les rivières et les lacs [^538].
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Après cet entretien avec Lâo Tan, Confucius rentra chez lui et resta silencieux pendant trois jours. Ses disciples lui demandèrent alors : « Maître, tu as vu Lâo Tan ; comment pourrais-tu le réprimander et le corriger ? » Confucius répondit : « En lui, je peux dire que j’ai maintenant vu le dragon. Le dragon s’enroule sur lui-même, et là se trouve son corps ; il se déploie et devient le dragon complet. Il vole sur l’air nuageux et se nourrit du Yin et du Yang. J’ai gardé la bouche ouverte, incapable de la fermer ; comment pourrais-je réprimander et corriger Lâo Tan ? »
7. Dze-kung [^539] dit : « Alors, cet homme peut-il rester immobile, tel un représentant des morts, puis apparaître sous la forme du dragon ? Sa voix peut-elle résonner comme le tonnerre, alors qu’il est profondément immobile ? Peut-il se manifester dans ses mouvements comme le ciel et la terre ? Puis-je, Zhze, le voir aussi ? » Muni d’un message de Confucius, il alla donc voir Lâo Tan.
Lâo Tan allait alors répondre (à sa salutation) avec hauteur dans la salle, mais il dit à voix basse : « Mes années ont passé et s’en vont, de quoi, Monsieur, voulez-vous me réprimander ? » Dze-kung répondit : « Les Trois Rois et les Cinq Tîs [^540] n’ont pas gouverné le monde de la même manière, mais la renommée qui leur est acquise est la même. Comment se fait-il que vous seul considériez qu’ils n’étaient pas des sages ? » « Avancez un peu, mon fils. Pourquoi dites-vous que (leur gouvernement) n’était pas le même ? » « Yâo », fut la réponse, « donna le royaume à Shun, et Shun le donna à Yü. Yü eut recours à sa force, et Thang à la force des armes. Le roi Wän obéissait à Kâu (-hsin) et n’osait pas se rebeller ; le roi Wû se rebella contre Kâu et refusa de se soumettre à lui. Et je dis que leurs méthodes n’étaient pas les mêmes. Lâo Tan dit : « Avance un peu, mon fils, et je vais te raconter comment les Trois Hwang et les Cinq Tî [^541] gouvernaient le monde. Hwang-Tî le gouvernait afin de conformer tous les esprits à l’Unique (simplicité). Si les parents de l’un d’eux mouraient sans qu’il ne se lamente, personne ne le blâmait. Yâo le gouvernait afin d’inspirer au peuple une affection relative. Si certains, en revanche, rendaient les commémorations du décès d’autres membres de leur famille moins honorables que celles de leurs parents, personne ne les blâmait [^542]. Shun le gouvernait afin de susciter un sentiment de rivalité dans l’esprit du peuple. Leurs femmes donnèrent naissance à leurs enfants au dixième mois de grossesse, mais ces enfants pouvaient parler à cinq mois ; et avant l’âge de trois ans, ils commencèrent à appeler les gens par leurs noms et prénoms. C’est alors que les hommes commencèrent à mourir prématurément. Yü gouverna le pays, afin de faire changer les mentalités. Les hommes devinrent comploteurs, et ils utilisèrent leurs armes comme s’ils pouvaient le faire légitimement, (disant) qu’ils tuaient des voleurs et non d’autres hommes. Le peuple se forma en différentes combinaisons ; il en fut ainsi dans tout le royaume. Partout, la consternation fut grande, et alors surgirent les lettrés et (les disciples de) Mo (Tî). C’est d’eux qu’est venue la doctrine des relations (de société) ; et que dire des coutumes actuelles (en matière de mariage des) femmes et des filles ? Je vous dis que le règne des Trois Rois et des Cinq Tîs peut être appelé ainsi, mais rien ne saurait être plus grand que le désordre qu’il a engendré. La sagesse des Trois Rois s’opposait à l’éclat du soleil et de la lune, à la pureté exquise des collines et des ruisseaux en contrebas, et subversive aux bienfaits des quatre saisons intermédiaires. Leur sagesse a été plus fatale que la piqûre d’un scorpion ou la morsure d’une bête dangereuse [^543].Incapables de se reposer sur les véritables attributs de leur nature et de leur constitution, ils se considéraient encore comme des sages : n’était-ce pas une honte ? Mais ils étaient sans vergogne. Dze-kung resta perplexe et mal à l’aise.
8. Confucius dit à Lâo Tan : « Je me suis penché sur le Shih, le Shû, le Lî, le Yo, le Yî et le Khun Khiû, ces six Livres, pendant ce que je considère moi-même comme une longue période [^544], et je connais parfaitement leur contenu. Avec soixante-douze souverains, tous contrevenants à la justice, j’ai discuté de la conduite des anciens rois et exposé les exemples des ducs de Kâu et de Shâo ; et aucun d’eux n’a adopté (mes vues) ni ne les a mises en pratique : combien il est difficile de convaincre de tels hommes et de leur montrer clairement la voie à suivre ! »
Lâo-dze répondit : « Il est heureux que vous n’ayez pas rencontré de souverain digne de gouverner cet âge. Ces six écrits décrivent les vestiges laissés par les anciens rois, mais ne disent pas comment ils les ont créés ; et ce dont vous parlez, Monsieur, ne sont encore que des vestiges. Mais les vestiges sont les empreintes laissées par les chaussures ; sont-ce les chaussures qui les ont produites ? Un couple de hérons blancs se regarde avec des pupilles immobiles, et la fécondation a lieu ; l’insecte mâle émet son bourdonnement dans l’air au-dessus, et la femelle répond depuis l’air en dessous, et la fécondation a lieu ; les créatures appelées lêi sont à la fois mâles et femelles, et chaque individu se reproduit de lui-même [^545]. La nature ne peut être altérée ; la constitution conférée ne peut être changée ; le cours des saisons ne peut être arrêté ; le Tâo ne peut être arrêté. Si vous obtenez le Tâo, aucun effet ne peut être produit ; si vous le manquez, aucun effet ne le peut. »
Confucius (après cela) ne sortit plus jusqu’à ce qu’au bout de trois mois, il retourne voir Lâo Tan et lui dise : « J’ai compris. Les corbeaux produisent leurs petits par éclosion ; les poissons par la communication de leur laitance ; la guêpe à taille fine par [ p. 362 ] transformation [^546] ; quand un frère cadet arrive, l’aîné pleure [^547]. Il y a longtemps que je n’ai pas joué mon rôle en harmonie avec ces processus de transformation. Mais comme je n’ai pas joué mon rôle en harmonie avec une telle transformation, comment pourrais-je transformer les hommes ? » Lâo-dze dit : « Tu le feras. Khiû, tu as trouvé le Tâo. »
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[^555] : 346 : 4 Peut-être Fû-hsî, Shän Näng et Hwang-Tî.
[^572] : 352 : 2 Analectes III, xxii.
[^580] : 354:1 Une beauté célèbre, — la concubine du roi Fû-khâi de Wû.
[^583] : 354:4 Probablement dans ce qui est aujourd’hui le district de Phei, département de Hsü-kâu, Kiang-sû.