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Le septième volume des « Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc., des Chinois » [1] est consacré à l’Art de la guerre et contient, entre autres traités, « Les Treize Articles de Sun-tse », traduits du chinois par un père jésuite, Joseph Amiot. Le père Amiot semble avoir joui d’une grande réputation de sinologue à son époque, et son champ de recherche était certainement vaste. Mais sa prétendue traduction de Sun Tzŭ, comparée à l’original, apparaît d’emblée comme une imposture. Elle contient beaucoup de choses que Sun Tzŭ n’a pas écrites, et très peu de ce qu’il a écrit. En voici un bon échantillon, tiré des premières phrases du chapitre 5 :
De l’habileté dans le gouvernement des Troupes. Sun-tse dit : Ayez les noms de tous les Officiers tant généraux que subalternes ; Inscrivez-les dans un catalogue à part, avec la note des talents & de la capacité de chacun d’eux, afin de pouvoir les employer avec avantage lorsque l’occasion en sera venue. Faites en sorte que tous ceux que vous devez commander soient persuadés que votre principale attention est de les préserver de tout dommage. Les troupes que vous ferez avancer contre l’ennemi doivent être comme des pierres que vous lanceriez contre des œufs. De vous à l’ennemi il ne doit y avoir d’autre différence que celle du fort au faible, du vuide au plein. Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret. Voilà en peu de mots en quoi consiste l’habileté & toute la perfection même du gouvernement des troupes.
Tout au long du XIXe siècle, qui vit un formidable développement dans l’étude de la littérature chinoise, aucun traducteur ne s’aventura à aborder Sun Tzŭ, bien que son œuvre fût réputée pour être très appréciée en Chine, car elle constituait de loin le [p. viii] le plus ancien et le meilleur recueil de science militaire. Ce n’est qu’en 1905 que la première traduction anglaise, par le capitaine EF Calthrop, RFA, parut à Tokyo sous le titre « Sonshi » (la forme japonaise de Sun Tzŭ). [2] Malheureusement, il était évident que la connaissance du chinois du traducteur était bien trop limitée pour lui permettre de s’attaquer aux multiples difficultés de Sun Tzŭ. Il reconnaît lui-même sans détour que sans l’aide de deux Japonais, « la traduction qui l’accompagnait aurait été impossible ». On ne peut que s’étonner, alors, qu’avec leur aide, elle ait été si médiocre. Il ne s’agit pas seulement de bévues flagrantes, dont nul ne peut espérer être totalement exempt. Les omissions étaient fréquentes ; les passages difficiles étaient volontairement déformés ou étouffés. De telles fautes sont moins pardonnables. Elles ne seraient tolérées dans aucune édition d’un classique grec ou latin, et une exigence d’honnêteté similaire devrait être exigée dans les traductions du chinois.
Malgré des imperfections de cette nature, je crois que la présente traduction est exempte de tout reproche. Elle n’a pas été entreprise par surestimation de mes propres capacités ; mais je ne pouvais m’empêcher de penser que Sun Tzŭ méritait un sort meilleur que celui qui lui était arrivé, et je savais que, quoi qu’il en soit, je ne pouvais manquer d’améliorer le travail de mes prédécesseurs. Vers la fin de 1908, une nouvelle édition révisée de la traduction du capitaine Calthrop fut publiée à Londres, cette fois-ci sans aucune allusion à ses collaborateurs japonais. Mes trois premiers chapitres étaient déjà chez l’imprimeur, de sorte que les critiques du capitaine Calthrop qu’ils contiennent doivent être comprises comme se référant à son édition antérieure. Dans les chapitres suivants, j’ai bien sûr reporté mon attention sur la seconde édition. Celle-ci constitue globalement une amélioration par rapport à la précédente, même si de nombreux points restent à clarifier. Certaines erreurs grossières ont été corrigées et des lacunes comblées, mais en revanche, un certain nombre de nouvelles erreurs apparaissent. La toute première phrase de l’introduction est étonnamment inexacte ; et plus loin, s’il est fait mention d’une « armée de commentateurs japonais » sur Sun Tzŭ (qui sont-ils, au fait ?), pas un mot n’est dit des commentateurs chinois, qui pourtant, j’ose l’affirmer, forment une « armée » bien plus nombreuse et infiniment plus importante.
Quelques particularités du présent volume méritent d’être soulignées. Tout d’abord, le texte a été découpé en paragraphes numérotés, à la fois pour faciliter les références croisées et pour la commodité des étudiants en général. Cette division reprend globalement celle de l’édition de Sun Hsing-yen ; mais j’ai parfois jugé souhaitable de réunir deux ou plusieurs paragraphes en un seul. Lorsqu’ils citent d’autres ouvrages, les auteurs chinois citent rarement plus que le simple titre, ce qui risque de compromettre sérieusement la recherche. Afin de pallier cette difficulté concernant Sun Tzŭ, j’ai également annexé une concordance complète des caractères chinois, suivant en cela l’admirable exemple de Legge, bien qu’un classement alphabétique ait été préféré à la distribution par radicaux qu’il avait adoptée. Une autre caractéristique empruntée aux « Classiques chinois » est l’impression du texte, de la traduction et des notes sur la même page ; les notes, cependant, sont insérées, selon la méthode chinoise, immédiatement après les passages auxquels elles se réfèrent. De la masse des commentaires natifs, mon objectif a été de n’extraire que l’essentiel, en ajoutant ici et là le texte chinois lorsqu’il me semblait présenter des points d’intérêt littéraire. Bien que constituant en soi une branche importante de la littérature chinoise, très peu de commentaires de ce type ont jusqu’à présent été rendus directement accessibles par traduction. [3]
Je peux dire en conclusion que, du fait de l’impression de mes feuilles au fur et à mesure de leur achèvement, l’ouvrage n’a pas bénéficié d’une révision finale. En examinant l’ensemble, sans modifier le fond de mes critiques, j’aurais pu être tenté, à quelques reprises, d’en tempérer l’âpreté. Ayant choisi de manier la matraque, cependant, je ne crierai pas si, en retour, je ne reçois qu’une petite tape sur les doigts. En effet, je me suis donné beaucoup de mal pour mettre une épée entre les mains de futurs adversaires en fournissant scrupuleusement le texte ou la référence de chaque passage traduit. Une critique acerbe, même sous la plume du critique de Shanghai qui méprise les « simples traductions », ne serait pas, je dois l’avouer, totalement malvenue. Car, après tout, le pire sort que j’ai à redouter est celui qui est arrivé aux ingénieux paradoxes de George dans Le Vicaire de Wakefield.