[ p. 1 ]
L’ancienne théologie avait coutume d’aborder la doctrine de Dieu sans tenir compte des conceptions religieuses des races qui n’avaient pas bénéficié de la révélation chrétienne ni de la lumière plus faible de la dispensation hébraïque. Si l’on s’attardait sur les croyances et les pratiques des païens, c’était pour illustrer la faillibilité des conjectures humaines sur les choses divines, sans l’aide de l’enseignement inspiré de l’Évangile, et pour souligner l’obscurité du monde religieux, hors du rayon de la lumière chrétienne. Cette méthode de classification des religions en deux catégories, vraies et fausses, a, il faut l’avouer, toute l’autorité de son côté. Bien que les Apôtres semblent reconnaître une impulsion naturelle chez l’homme à rechercher Dieu et déclarent en effet que le Divin n’est pas sans témoin, même dans l’esprit des païens, il serait difficile de trouver dans leurs écrits la moindre admission que les credo et les rites des Gentils contiennent en eux des germes de vérité ou de vertu, ou soient autre chose que le produit de l’imagination pervertie d’une humanité [ p. 2 ] non régénérée. Certains étudiants du Nouveau Testament ont pensé que saint Paul était profondément influencé par les cultes à mystères de la civilisation hellénistique et que sa doctrine de l’Eucharistie, sinon l’Eucharistie elle-même, devait être rattachée à cette source ; Mais ces théories doivent affronter comme principale objection le fait que saint Paul ne manifeste jamais une compréhension même favorable de la religion en dehors du judaïsme et du christianisme, et que son esprit est manifestement encore imprégné du mépris des prophètes hébreux pour les « idoles des païens ». Inutile d’insister sur le fait que l’attitude des premiers Pères de l’Église n’était pas différente. Bien qu’en général ils n’osaient pas nier toute réalité aux objets du culte païen, ils les considéraient comme des esprits malins et le culte dans leurs temples comme une partie du mystère d’iniquité par lequel les hommes étaient conduits plus profondément à la condamnation. Même les Pères qui avaient une attitude libérale envers les écrits des Philosophes et étaient prêts à accepter Platon comme un allié de l’Évangile n’avaient que peu de choses positives à dire sur la religion grecque.
Cette posture d’antagonisme et cette affirmation catégorique de l’antithèse entre la foi chrétienne en Dieu et toutes les autres avaient sans aucun doute une justification historique. C’était un état d’esprit salutaire et nécessaire pour ceux qui étaient appelés à présenter une conception plus élevée de Dieu et un modèle de conduite plus pur, et non seulement cela, mais aussi à résister aux tendances qui les auraient ramenés aux modes de pensée et de sentiment religieux d’où ils étaient sortis lors de leur conversion. On ne peut pas non plus douter qu’une vérité permanente réside dans l’intransigeance de l’Église primitive. Bien que nous puissions préférer considérer l’idée chrétienne de Dieu comme l’aboutissement de toutes les conceptions que les esprits humains [ p. 3 ] Nous avons accueilli et vu dans toute religion la preparatio evangelica que les générations précédentes ne trouvaient que dans l’hébreu, mais nous ne pouvons pas abandonner l’ancienne affirmation selon laquelle le Dieu chrétien est le seul vrai Dieu, le Père du Seigneur Jésus-Christ le seul véritable objet d’adoration, et que toute déviation de cette pensée de l’Être divin doit être combattue et condamnée comme une rechute dans la superstition et l’erreur.
La pensée moderne, comme nous l’avons déjà suggéré, encouragerait un point de vue différent de celui adopté par l’Église dans son ensemble. Elle chercherait à replacer l’expérience chrétienne de Dieu et les idées chrétiennes sur Dieu dans le contexte de l’histoire générale de la religion. Aucune école importante de théologiens protestants modernes ne s’y opposerait et, bien que pour des raisons quelque peu différentes, reconnaîtrait l’exclusivité de l’Église primitive. Les Ritschliens considéreraient l’histoire universelle de la religion comme strictement étrangère à la théologie chrétienne et soutiendraient que seuls les paroles et l’œuvre du Jésus historique constituent la matière d’une doctrine chrétienne de Dieu. Sous réserve de la réserve déjà formulée, je propose cependant d’envisager le christianisme en relation avec l’ensemble du développement de la conscience religieuse. Deux raisons semblent décisives en faveur de cette approche. Premièrement, l’examen des phénomènes eux-mêmes nous conduit à adopter cette méthode. La religion, malgré sa grande diversité de formes, possède un caractère distinctif. Elle semble constituer un mouvement de l’esprit humain et, bien qu’elle se soit avérée difficile à définir, elle n’est pas difficile à reconnaître. En effet, l’étudiant en religions comparées est souvent surpris par les ressemblances entre ses formes les plus élevées et les plus basses. Peut-être cette identité de la conscience religieuse tout au long de son histoire est-elle souvent obscurcie parce que l’attention [ p. 4 ] se concentre principalement sur les idées de divinité, sur des mythologies et des théologies d’une grande diversité, plutôt que sur l’attitude mentale du fidèle. Il existe une identité dans l’expérience, malgré une diversité infinie des concepts et des images de la religion. L’un des principaux mérites de l’ouvrage du professeur Heiler sur la Prière[1] est d’avoir mis en évidence, au moyen de très nombreux exemples de vie de prière d’individus et de races les plus divers, l’unité inhérente à la conscience religieuse.
La deuxième raison qui justifie l’adoption de la méthode consistant à inscrire la conscience chrétienne de Dieu dans le cadre plus large de l’histoire religieuse dans son ensemble est liée aux intérêts de la pensée et de l’apologétique chrétiennes. C’est seulement ainsi que nous pouvons espérer parvenir à une défense efficace de la foi chrétienne dans le monde moderne. Ce monde est dominé par les notions d’évolution et de continuité. C’est peut-être un défaut que les idées de rupture radicale et d’antithèse fondamentale lui soient difficiles à appliquer ; mais nous devons suivre l’esprit moderne autant que possible, même si nous découvrons finalement qu’un élément de la vision chrétienne du monde et de Dieu ne s’intègre pas dans un schéma purement évolutionniste. Il sera, en tout état de cause, judicieux de nous attarder d’abord sur les éléments communs et les motivations universelles qui traversent toute religion. Si nous sommes persuadés que l’expérience religieuse de l’humanité n’est pas entièrement une illusion, mais peut être considérée comme une sorte d’expérience de la réalité, et si en outre nous pouvons voir des raisons de croire qu’il s’agit d’une expérience progressive de la Réalité, ou plutôt qu’un développement ascendant peut y être discerné, il peut être possible de retracer cette ligne de développement et de montrer qu’elle aboutit à l’expérience chrétienne de Dieu et à la conception chrétienne de Dieu. [ p. 5 ]
Ce chapitre et les deux suivants peuvent suggérer un fil de pensée menant à cette conclusion.
Le problème de la « définition » de la religion a été un sujet de prédilection pour les philosophes, et leurs travaux ont au moins été fructueux en proposant une multitude de formules, voire en apportant de précieux éclaircissements. Il serait facile de dresser une liste d’une centaine de définitions toutes différentes les unes des autres. Un examen de ces essais, qui vont du dicton cynique de Salomon Reinach selon lequel « la religion est une somme de scrupules qui entravent le libre usage de nos facultés » à la phrase évasive de Matthew Arnold sur « la morale teintée d’émotion », révèle que la plupart d’entre eux poursuivent un objectif autre que celui de la philosophie. Conçus du point de vue de la psychologie, de l’anthropologie ou de la « sociologie », ils sont, de ce fait, partiaux et abstraits. Ils ne répondent pas à la question que nous nous posons réellement. Nous souhaitons savoir ce qu’Aristote aurait appelé le τέλος ou le φύσις de la religion. Nous nous intéressons à ce qui pousse l’homme à la quête de Dieu, ou à ce qui le séduit, à ce qu’est la religion dans sa nature essentielle ; et cette question nous est proposée indépendamment de toute conception que nous pourrions avoir de la vérité d’une religion particulière. Même si, avec M. Bertrand Russell, nous sommes convaincus que la religion repose sur l’illusion, cette illusion est si persistante, une caractéristique si permanente de la culture humaine à tous les stades de son développement, que nous ne pouvons l’attribuer à la surface de la psyché ni à des circonstances fortuites, mais devons chercher ses racines dans la nature même de l’esprit humain. Les événements contemporains renforcent et illustrent cette affirmation. La Russie bolchevique nous a présenté l’exemple, le premier de l’histoire, d’un grand groupe social explicitement fondé sur une base antireligieuse ; non seulement cette société a été incapable de [ p. 6 ] éradiquer l’ancienne religion, mais, comme l’ont souligné M. Keynes et d’autres observateurs, elle est elle-même devenue l’organe d’une nouvelle religion dont la bible est das Kapital et la divinité Lénine.
Il est généralement reconnu que l’une des contributions les plus importantes à la solution de notre problème de la nature de la conscience religieuse a été apportée par Schleiermacher, qui fut parmi les premiers à se concentrer sur l’expérience religieuse et à en faire le fondement de la théologie. Nous partirons de sa description de la religion, dans l’espoir que la réflexion sur celle-ci nous mènera plus profondément à la réalité que nous devons explorer. Dans son premier ouvrage, les Discours aux méprisants cultivés de la religion, Schleiermacher défendait l’idée que la religion consistait en, ou était liée à, une activité mentale plus « primordiale » que la connaissance ou la volonté conscientes. La religion, déclarait-il, était une sorte de « sentiment ». À cette période de son développement, il amplifia sa thèse en affirmant qu’elle était une « recherche de l’infini ». Ses réflexions ultérieures le conduisirent à modifier cette formule et à s’éloigner de son implication panthéiste. Dans son ouvrage historique sur la foi chrétienne[2], il a avancé la thèse de la dépendance absolue. Sa vision complète de la religion ne se résume cependant pas à cette célèbre phrase. Il y a ajouté des idées qui modifient profondément sa théorie. Il tente de démontrer que toute conscience de soi s’accompagne d’une conscience de Dieu et qu’il n’existe pas d’esprit conscient de lui-même qui ne possède également, même sous une forme obscurée, une conscience de Dieu. Il n’existe pas de véritables athées. Il soutient en outre que l’évolution progressive de la conscience de Dieu est intimement liée à la conscience que l’individu a de sa place, tant dans l’ordre de la nature [ p. 7 ] que dans l’humanité. Enfin, il soutient que la conscience spécifiquement chrétienne de Dieu est transmise par le Rédempteur et l’Église.
Ce n’est pas le moment d’exposer ou de critiquer en détail la théologie de Schleiermacher. Son principal intérêt, de notre point de vue, réside dans sa tentative de considérer l’impulsion religieuse comme une qualité inhérente et nécessaire à la conscience humaine, qui se développe normalement parallèlement à l’esprit lui-même. Nous pouvons d’ailleurs affirmer d’emblée que toute conception de la religion qui rende justice aux faits doit être globalement en accord avec lui sur ce point. Sa conception de la religion présente cependant des défauts, dont trois sont importants pour notre propos. Premièrement, sa réaction contre la présentation de la religion comme simple morale ou simple dogme l’a conduit à privilégier exclusivement le « sentiment ». Le sens de ce terme est cependant ambigu, et il ne semble pas avoir clairement distingué « tromperie » au sens de plaisir et de douleur, au sens d’émotion et au sens de perception. En réalité, bien que Schleiermacher ait abandonné le terme « intuition » qu’il avait initialement utilisé, sa théorie n’est réellement intelligible que si l’on considère que le « sentiment » inclut une forme de perception ou de conscience. Quoi qu’il en soit, on ne peut l’absoudre totalement de l’accusation de négliger le rôle de la raison et de la conscience dans le développement religieux. Étroitement lié à ce défaut est le second : il conçoit la vie religieuse comme trop passive. L’idée de dépendance absolue, prise isolément, semble exclure le sentiment de coopération avec Dieu, qui a été un élément de certaines expériences religieuses, au moins parmi les plus évoluées. En passant sous silence cet aspect de la religion, Schleiermacher a indûment simplifié le problème et a occulté un caractère [ p. 8 ] paradoxal de la religion qu’il ne faut pas laisser échapper. Dans l’expérience religieuse dans son ensemble, nous trouvons une combinaison d’attitudes mentales qui, du moins superficiellement, sont contradictoires : l’attitude de dépendance envers le Divin comme source de tout pouvoir et de tout bien, et l’attitude que l’on pourrait presque qualifier de « protection », dans laquelle le Divin est perçu comme ayant besoin et exigeant notre aide. La dépendance est équilibrée par la coopération.
Le professeur Rudolph Otto peut nous aider à déceler le troisième défaut de la conception de la religion de Schleiermacher. Son célèbre ouvrage, L’Idée du Sacré, part d’un point de vue qui s’apparente, il est vrai, à celui du grand théologien « romantique ». Il soutient que la racine de la conscience religieuse réside dans le sentiment du « numineux », une émotion tout à fait particulière qui se manifeste, dans sa forme la plus rudimentaire, par un sentiment frémissant d’étrangeté et qui, aux plus hauts niveaux de l’expérience religieuse, devient l’appréhension de l’Autre transcendant et mystérieux, séparé par un gouffre qu’aucune raison ne peut franchir de tout ce qui est « créaturel ». Bien que les détails de la théorie d’Otto soient sujets à caution et que l’on puisse nourrir des doutes quant à l’existence même de ce « sentiment numineux » particulier et distinctif, sa position contient une vérité évidente. L’expression « sentiment de dépendance » ne répond pas au besoin d’une définition adéquate, car il existe des sentiments de dépendance qui n’ont aucune connotation religieuse. Il y a quelque chose dans le sentiment religieux de dépendance qui le distingue de tous les autres, et ce point essentiel, dans les religions les plus développées, réside dans la crainte et la révérence pour Ce dont nous dépendons.
Le fondement des théories de Schleiermacher et d’Otto semble solide. Il s’agit d’une [ p. 9 ] expérience qui débute avec l’état de conscience le plus primitif et qui n’a pas besoin d’attendre le développement d’une personnalité morale complète et d’un raisonnement conscient. Le premier ressort de la religion est une intuition ou un « sentiment » immédiat, situé en deçà de nos processus mentaux conscients ordinaires. Mais je suggère que ces deux auteurs ont été trop prudents pour définir la religion comme une forme spécifique d’expérience et l’ont distinguée trop nettement des autres activités de l’esprit. Il est significatif qu’aucun d’eux ne nous donne une explication entièrement satisfaisante de la manière dont les valeurs morales et les jugements intellectuels en viennent à être si étroitement associés à une forme de l’esprit avec laquelle, selon leur hypothèse, ils n’ont aucun lien nécessaire.
En vérité, le « sentiment » ou l’intuition qui est à la base de la religion ne diffère pas, en fin de compte, de celui qui est à la base de toutes les fonctions supérieures de l’esprit. C’est une intuition ou une perception de continuité, qui peut se transformer en sentiment de dépendance. Le soi se réalise comme étant en continuité avec une réalité qui est, en même temps, « autre » que lui-même. Cette appréhension de la continuité – et de l’« altérité », bien sûr, prend des formes différentes dans l’esprit plus développé que celles qu’il a dans la pénombre du début de la conscience de soi ; mais elle est présente dans toute la vie mentale telle que nous la connaissons. Mais il y a bien plus là-dedans que la vérité souvent répétée selon laquelle la « relation sujet-objet » est fondamentale. Dans l’intuition fondatrice, nous savons quelque chose de l’« autre ». L’esprit en contact avec un simple « autre » serait impuissant et stérile, car il ne pourrait jamais sortir de son individualité isolée. Cette réalité avec laquelle nous sommes en continuité doit donc être affirmée, et reconnue dans l’intuition primordiale, comme n’étant pas un simple non-soi, mais en quelque sorte [ p. 10 ] apparentée. Si nous cherchons une expression concise pour désigner ce « sentiment » ou cette intuition, nous ne pourrons guère améliorer celle que nous devons au regretté professeur Boutroux : « l’Au-delà qui est intérieur » ; ou peut-être, si nous souhaitons éviter certaines implications possibles de cette expression, pourrions-nous conserver notre ancien terme et parler de « l’Au-delà qui est apparenté ». Que ce
sentiment de continuité avec un Au-delà qui n’est pas complètement « autre » que l’esprit humain soit une caractéristique permanente de la religion pourrait être démontré par des exemples tirés de tous les stades de l’évolution religieuse. Il serait fastidieux de développer ce point de vue. Prenons donc la religion dans son expression la plus enfantine et dans sa plus grande maturité, et voyons si, dans les deux cas, nous pouvons entendre la même nuance. L’animiste et le polythéiste trouvent assurément leurs divinités extérieures à eux-mêmes ; les esprits ou les dieux sont des objets dont il faut tenir compte concrètement ; néanmoins, il est essentiel, dans cette croyance primitive, ou plutôt dans l’attitude mentale qui la sous-tend, que les êtres divins soient apparentés aux adorateurs, avec des motivations compréhensibles et des passions « parfaitement humaines ». À l’autre extrémité de l’échelle se trouve, peut-être pouvons-nous l’admettre, le théiste mystique, un Plotin ou un Augustin. Quelle est son ambition dévorante ? S’élever, dans une expérience qui transcende la pensée discursive, vers un Être certes bien différent de lui-même, et pourtant un Être en qui il sait trouver son accomplissement et sa demeure.
Mais ce sentiment de continuité ne suffit pas à lui seul à différencier la religion des autres aspects de la vie spirituelle humaine. Au contraire, il leur est commun à tous et constitue en fait le germe de toute activité intellectuelle, esthétique et morale. Tout au long de notre vie spirituelle, nous sommes confrontés à [ p. 11 ] un « autre » qui répond, ou est censé répondre, de diverses manières à nos efforts pour l’accepter. La religion est l’un des moyens par lesquels nous cherchons à accepter cet autre ; et par « accepter », nous incluons « interpréter ». La religion pourrait être définie comme l’une des manières d’« accepter » l’Autre par un mode d’interprétation particulier.
La vérité de l’unité de la vie spirituelle, de son identité sous-jacente sous ses diverses formes, est de la plus haute importance. C’est une vérité sur laquelle nous souhaitons insister, car elle influencera profondément notre conception de la religion, de la nature de son développement et de ses relations avec d’autres « formes » de l’esprit qui peuvent parfois apparaître comme ses rivales. D’emblée, nous protesterions contre toute conception de l’expérience religieuse qui nierait son lien intime avec la pensée et la conduite, ou qui, cherchant à préserver sa nature spécifique et son indépendance, la couperait de la vie générale de l’esprit. Mais ici, une conséquence particulière des principes que nous venons d’énoncer mérite d’être mentionnée. On dit souvent que la religion est essentiellement une manière « anthropomorphique » d’interpréter la réalité, et cette affirmation est indéniablement vraie ; mais ce n’est pas une particularité de la religion, car l’anthropomorphisme est une caractéristique qu’elle partage avec toute autre « forme » de l’esprit.
La possibilité de toute connaissance de la « nature », de toute science, dépend de l’hypothèse que « l’autre » répond aux catégories de notre pensée et est réellement interprétable par elles. Elle repose, en d’autres termes, sur la conviction que l’« au-delà » est d’une certaine manière apparenté. Il n’y a aucun moyen de prouver que cette conviction est vraie. À l’origine, il ne s’agit manifestement pas d’une « hypothèse de travail », et il semble tout à fait raisonnable de soutenir que cette conviction indéracinable [ p. 12 ] est l’expression d’une intuition fondamentale. Il n’est pas nécessaire d’argumenter à l’heure actuelle pour montrer que l’interprétation scientifique de la réalité est profondément anthropomorphique au sens où elle fait appel à des modes humains d’expérience et de pensée[3]. La grande autorité du professeur Whitehead pourrait être citée à l’appui de cette thèse[4] ; mais elle n’a pas besoin d’autorité, car il est suffisamment évident que celui qui cherche à employer des catégories ou des idées qui ne sont pas humaines doit d’abord cesser d’être un homme ; En réalité, tout concept scientifique découle d’une expérience et constitue une abstraction ou une généralisation de celle-ci. Ceci est vrai de la « cause », de la « substance », voire de la « relation ».
Les derniers développements de la physique fournissent une illustration intéressante du caractère fondamentalement « anthropique » des notions scientifiques. La catégorie de « chose » ou de « substance » semble disparaître de la scène où elle a longtemps joué un rôle central, et sa place est prise par des conceptions plus dynamiques, parmi lesquelles celle d’« événement » est particulièrement importante. On tente d’envisager l’ordre naturel non pas comme un ensemble de « choses », mais comme un système ou une série d’« événements » interdépendants. Or, un événement est une idée tout aussi « anthropique » que celle de « cause » ou de « chose ». Cela découle du fait que l’attention humaine n’est pas absolument continue, mais procède, pour ainsi dire, par spasmes, qu’elle possède une « durée » qui forme un [ p. 13 ] « maintenant spécieux ». Par « événement », nous entendons, en dernier ressort, une expérience qui, pour une conscience, peut-être idéale, constituerait un « maintenant spécieux ». Ces remarques ne visent pas, en l’occurrence, à déprécier la valeur de la connaissance scientifique ; au contraire, la tendance au scepticisme philosophique de certaines autorités de la nouvelle physique paraît déplorable à l’auteur. Le progrès de la connaissance scientifique est en effet un progrès dans notre connaissance du monde réel, et quiconque réfléchit au fait que la science nous permet dans de nombreux cas de prédire les événements ne peut douter qu’il s’agisse, au sens propre, de connaissance ; mais cette connaissance et cette maîtrise authentiques de la « nature » reposent sur une hypothèse : nous sommes en continuité avec un « autre » qui n’est pas simplement autre, pas simplement étranger, mais réceptif.
La science est un mode d’interprétation de l’objet, et nous pouvons en énoncer brièvement les principales caractéristiques afin de pouvoir les comparer à celles d’autres modes d’interprétation. Le mode scientifique est essentiellement analytique et procède par simplification et abstraction. Son idéal est de réduire tout son objet au calculable et, puisque seules les unités authentiques peuvent être comptées, de considérer le monde comme un système de relations mesurables entre des x dénombrables.
Ce point sur lequel j’ai peut-être trop insisté est toutefois illustré également par la forme la plus élémentaire de connaissance : la perception, point de départ de toute science. Dans la perception, nous retrouvons la même condition fondamentale de l’expérience. Nous percevons l’espace dans lequel nous nous trouvons : c’est un « autre », un objet ; s’il n’était pas un autre, il n’y aurait aucune connaissance de lui, car il n’y aurait rien à connaître ; mais de même, dans l’acte de perception, il a cessé d’être totalement autre et est entré dans notre conscience – « un au-delà qui est à l’intérieur ».
Mais la perception élémentaire et la construction intellectuelle qui en découle – les sciences naturelles – ne [ p. 14 ] sont pas les seules formes de l’esprit, et nous devons maintenant essayer d’indiquer comment ces autres « formes » illustrent le principe que nous posons comme fondement de toute la vie de l’esprit en général. Toute forme de l’esprit est, d’un certain point de vue, une interprétation de « l’autre » en termes de personne ou d’un élément de l’expérience des personnes ; d’un autre point de vue, c’est une tentative de susciter une réponse de « l’au-delà de soi ». L’expérience esthétique est un aspect de la vie spirituelle tout aussi fondamental que celui de la perception et de la science. On peut se demander quelles conditions rendent l’expérience esthétique possible. Nous serons fondés à rejeter d’emblée la vision paradoxale de Croce selon laquelle l’art précède la nature et que nous trouvons la beauté dans la nature parce que nous l’avons d’abord trouvée dans l’art[5]. Si cela était vrai, il serait difficile de comprendre comment l’art a pu naître. C’est tout le contraire : nous trouvons la beauté dans l’art parce que nous l’avons d’abord trouvée dans la nature, et l’artiste s’efforce de perpétuer une révélation momentanée. Cette expérience de la beauté naturelle se décrit sans doute mieux comme celle d’une parenté soudaine avec nous-mêmes. Nous sentons, à cet instant, avoir compris cet « autre » ; mais il s’agit d’une compréhension des émotions et, en tant que telle, elle ne peut jamais être exprimée en concepts ; il s’agit d’une communion ressentie plutôt que d’une relation rationalisée. Mais la « nature » dans cette expérience ne se fond pas dans une simple « subjectivité » : elle ne devient pas simplement une partie de nous. Le ravissement consolant de l’expérience esthétique perdrait presque toute sa puissance si nous étions convaincus qu’elle n’a pas de source objective, mais qu’elle est illusion ou rêve. Pourquoi ? Car dans ce cas, elle aurait perdu son caractère de révélation d’une parenté réelle. [ p. 15 ] La nature, dans l’expérience la plus haute et la plus extatique de la beauté ou de la sublimité, demeure un « au-delà », un « autre » que nous-mêmes, et pourtant elle est désormais ressentie comme en quelque sorte continue avec nous-mêmes et apparentée à nous-mêmes – « un au-delà intérieur ».
Le monde n’est cependant pas pour nous une simple série de perceptions ou un objet de jouissance esthétique, mais aussi un « domaine des fins », une sphère où des buts doivent être accomplis et des idéaux ou des « valeurs » réalisés. La vie pratique est aussi une « forme » de l’esprit. On peut considérer cet aspect de l’activité de l’esprit comme le plus fondamental de tous, et Kant, dans une certaine mesure, et Fichte, avec beaucoup plus de rigueur, ont adopté ce point de vue. Le monde « objectif », selon ce dernier philosophe, existe comme condition de l’effort moral, étant posé par l’Ego comme condition requise pour le développement de la volonté éthique.
Nous devons avouer que la conscience morale paraît, à première vue, particulièrement difficile à intégrer à notre schéma général, car elle possède une note caractéristique qui n’équivaut pas manifestement à la continuité, voire même presque à son contraire. Car, dans l’expérience de l’effort moral, nous semblons postuler de l’« au-delà » qu’il n’est ni apparenté ni congruent au soi. La vie morale a un sens précisément parce que le monde objectif, le « donné », ne se conforme pas à nos idéaux. La moralité réside dans le contraste entre « idéal » et « réel », et si celui-ci disparaît, il disparaît également. Ce fait indéniable a été interprété par F. H. Bradley et de nombreux autres penseurs comme une indication qu’une interprétation purement éthique de la réalité n’est pas finalement vraie, que la conscience morale appartient au domaine de l’« apparence ». Nous n’avons pas besoin de nous engager dans l’opposition entre « apparence » et « réalité » au sens des idéalistes absolus, mais nous devons admettre que l’interprétation morale du monde n’est pas la vérité absolue. Elle exige un complément, [ p. 16 ] ou plutôt un couronnement, et ce couronnement se trouve dans la religion. La morale est une forme de l’esprit dotée d’une nature propre ; elle n’est pas, en tant que telle, une forme de sentiment esthétique, ni la religion, bien qu’elle ait des affinités avec les deux. Elle n’est pas la vie entière de l’esprit.
Il n’est pourtant pas nécessaire d’abandonner la formule que nous avons suggérée comme schéma général de la vie spirituelle. Bien que la moralité repose sur le contraste, elle ne repose pas uniquement sur lui. La conscience éthique ne peut considérer le non-soi comme simplement étranger, simplement imperméable aux fins éthiques. L’aspect premier du non-soi dans l’expérience éthique est celui de l’opposition ; mais cet aspect est lui-même, en un sens, une réponse au soi moral, puisque c’est précisément cette opposition dont la volonté morale a besoin pour être volonté morale. De plus, malgré Kant, la conscience morale ne pouvait subsister face à une « nature » si « marâtre » qu’elle refusait toute réponse à ses idéaux. Si l’on pouvait démontrer que l’« autre » était essentiellement et comme tel le simple opposé, le totalement récalcitrant aux objectifs idéaux, l’effort moral cesserait. « Qui peut habiter avec les flammes éternelles ? » De plus, la conscience morale semble véhiculer une autre implication, ou plutôt peut-être une affirmation que l’individu moralement développé est poussé à formuler, à savoir que ses idéaux et ses jugements de valeur sont plus que subjectifs, plus valables que les préférences personnelles ou raciales, qu’au contraire, ils sont fondés sur la réalité dans son ensemble et « tiennent ferme comme les montagnes ». Sur ce point, de nombreux philosophes moraux se démarqueraient de nous, et nous conviendrons qu’en avançant cette affirmation concernant les valeurs morales, nous avons déjà dépassé les frontières de la conscience éthique pour entrer dans la sphère de la religion. Comme nous l’avons déjà soutenu, il n’est pas aisé de séparer ces deux formes [ p. 17 ] de l’esprit ; ici, plus clairement qu’ailleurs, la religion complète la dialectique de l’esprit.
Il est temps de tenter de cerner la conscience religieuse dans sa nature déterminée. Comme nous l’avons vu, elle naît, comme toutes les autres formes de vie spirituelle, d’une intuition primordiale de la continuité du soi avec un « autre » qui est plus qu’un simple opposé, un autre qui répond. Elle naît d’une interprétation de cet « autre » et, là encore, elle ne diffère pas en principe des autres formes de vie spirituelle. Elle en diffère cependant en ce que, dans la religion, l’affirmation de la continuité et l’intuition d’une réponse de l’Objet aux besoins du soi sont beaucoup plus profondes ; et, par conséquent, l’interprétation religieuse du monde diffère essentiellement des interprétations naturelles à la conscience scientifique, esthétique et morale. Nous devons au Dr Tennant une distinction commode entre « anthropie » et « anthropomorphique », le premier étant utilisé. pour désigner une interprétation fondée sur un aspect ou un élément de la personnalité humaine et de son expérience, cette dernière désignant une interprétation faite en termes de la personnalité humaine dans son ensemble.[6] Si nous adoptons cette distinction, nous pouvons décrire la science, l’éthique et l’expérience esthétique comme des interprétations « anthropiques » affirmant, ou si l’on veut, « projetant », un côté de la conscience de soi, de la perception, de l’émotion, de la volonté tout entières, tandis que la religion est, dans sa nature la plus profonde, anthropomorphique, projetant ou affirmant la personnalité tout entière et interprétant « l’autre » en termes de l’expérience la plus concrète, celle du soi avant qu’il n’ait été disséqué par l’analyse.
De nombreuses discussions ont été consacrées à la question des besoins particuliers qui poussent les êtres humains [ p. 18 ] à élaborer des interprétations religieuses du monde. Une suggestion populaire, défendue par M. Bertrand Russell[7], est que la religion naît parce que les hommes recherchent le réconfort dans un monde qui, considéré avec sérénité, est un désert terrifiant. Il paraît remarquable, si cette explication est suffisante, que l’homme ait inventé un si formidable éventail de divinités, dont beaucoup, on pourrait le penser, n’auraient guère pu apporter de réconfort à un être humain. Si l’humanité a cherché le réconfort dans sa religion, elle a été particulièrement malheureuse dans certaines de ses envolées imaginatives. De telles généralisations sont vaines, car elles sélectionnent le caractère superficiel et partial d’une religion pour tenter de l’étendre à une cause universelle. Il nous faut rechercher des besoins profonds et permanents de l’esprit humain si nous voulons expliquer la religiosité humaine, de sa plus basse à son plus haut sommet.
Deux besoins spirituels essentiels et indéracinables cherchent satisfaction dans la religion : le besoin d’unité et le besoin de justification des valeurs. Examinons d’abord brièvement le besoin d’unité. On peut admettre qu’il y a une part de vérité dans la conception de la nature de la religion que l’on pourrait qualifier d’« intellectualiste ». Selon cette conception, la religion est une spéculation grossière et enfantine, dont le mobile est la curiosité et le but l’explication. Cette opinion a été défendue par Tylor, Sir James Frazer et d’autres anthropologues, et une théorie similaire est défendue par Croce, qui considère la religion comme essentiellement une mythologie. Il nous faut cependant aller plus loin que la simple curiosité intellectuelle consciente. La force motrice de la religion ne réside pas dans le simple besoin de rechercher les causes des choses, et ses croyances premières ne sont pas non plus une hypothèse astucieuse. Elle naît certes d’une impulsion intérieure à l’intellect, mais d’une impulsion qui est [ p. 19 ]également dans la vie de la volonté, de l’émotion et de l’imagination — l’impulsion d’unifier, de mettre en cohérence l’expérience intérieure et extérieure.
Il peut paraître étrangement paradoxal de décrire la soif d’unité comme une source fondamentale de l’expérience religieuse. L’impression que laissent sur nos esprits des formes de religion telles que l’animisme, le polythéisme et le polydémonisme est celle d’incohérence et de diversité ; lorsque nous les contemplons, nous sommes confrontés à un monde en ruine. Mais cette impression vient du fait que nous considérons la religion de l’homme non civilisé de notre propre point de vue. Un retour au polythéisme serait sans doute pour nous une régression vers le chaos. Mais si nous essayons de nous placer à la place du croyant primitif, nous constatons que pour lui, sa croyance aux esprits ou aux démons constitue une unification relative. Le monde tel qu’il est interprété par le polythéisme est plus cohérent que le monde non interprété du tout. Il y a du vrai dans la phrase du professeur Hocking : « Tout polythéisme est un monothéisme imparfait. » Il est inutile de s’attarder sur cet aspect de la conscience religieuse dans son développement supérieur, car il y est généralement admis. Le baron von Higel, dans son Élément mystique de la religion, a abondamment illustré le désir du mystique et de toute religion, dans la mesure où il est authentique et de première main, de s’élever « de la multiplicité à l’unité », de l’incohérence à la cohérence. Il est vrai que ce désir a connu des expressions unilatérales et imparfaites, impliquant une simple fuite du monde vers un Celui qui est au-delà de toute multiplicité. L’« autre monde », au mauvais sens du terme, a été un état pathologique de la religion. Mais telle n’a pas été la voie empruntée par la conscience religieuse complète et pleinement développée. Par cette voie plus excellente, connaître Dieu ne consiste pas à nier le monde et sa multiplicité, [ p. 20 ] mais à l’affirmer dans son être véritable en tant qu’élément de l’unité ; et si Augustin peut dire : « Deum et animam scire cupio. Nihilne plus ? Nihil omnino »,[8] c’est que, comme Malebranche, il « voit toutes choses en Dieu ».
Le deuxième besoin satisfait par l’expérience religieuse est celui de la justification des valeurs. L’esprit humain cherche une base objective pour ses jugements sur le bien et le juste ; il a besoin d’être assuré qu’ils ne sont pas de simples préférences passagères, mais bien ancrés dans la réalité. Là encore, ce qui est en réalité un truisme peut apparaître comme un paradoxe. On nous invite souvent à observer que religion et éthique n’ont aucun lien nécessaire et qu’une grande partie de la religion s’oppose à toute norme de conduite décente. Cette affirmation est vraie dans le sens où notre conscience morale condamnerait une grande partie de la religion ; mais la question n’est pas de savoir si la religion justifie toujours nos valeurs, mais si elle justifie des valeurs, et sur ce point, il ne fait guère de doute. Il est notoire que les êtres divins de l’humanité non civilisée sont les gardiens des coutumes tribales, puis de la loi acceptée, ainsi que de la structure sociale dans laquelle ces coutumes et ces lois s’expriment. Les religions monothéistes ont soutenu que Dieu est la substance des valeurs, Lui-même la Valeur suprême. Peu importe, pour notre argumentation, que les valeurs elles-mêmes aient changé et que le contenu de l’idée de Dieu ait varié en conséquence. C’est précisément ce à quoi nous devrions nous attendre si notre conception de la nature de la vie spirituelle est correcte. L’esprit commence par l’intuition de sa continuité avec un « autre » qui n’est pas simplement autre, avec un « au-delà » qui lui est apparenté, qui lui est également sensible. Il s’ensuit donc que l’homme connaît Dieu dans la mesure où il se connaît lui-même : mais l’inverse est également vrai, puisque l’homme n’est rien du tout séparé [ p. 21 ] de l’« autre » avec lequel il est en rapport ; il se connaît dans la mesure où il connaît Dieu.
L’attitude religieuse de l’esprit présente une particularité difficile à définir, mais qui a été soulignée par la plupart des auteurs qui se sont penchés sur la conscience religieuse, dans un langage teinté de leurs théories spécifiques. Schleiermacher l’évoque dans son « sentiment de dépendance absolue », Otto dans son « sens du numineux » et le professeur J.B. Pratt lorsqu’il désigne Dieu comme « le déterminant du destin ». Les états d’esprit religieux contrastent en cela avec ceux qui sont scientifiques, ou simplement pratiques ou moraux. Alors que le scientifique et le moral sont des tentatives de maîtrise du non-soi, d’intégrer la matière objective dans les catégories de l’entendement ou de la soumettre aux fins de la volonté, en religion, le soi cherche plutôt à être maîtrisé, à se plier à cet « autre » avec lequel il est en continuité. En effet, pour la religion, « l’autre » est la réalisation de ses valeurs. À cet égard, l’attitude religieuse s’apparente davantage à la jouissance esthétique, qui ne souhaite pas altérer l’objet mais demeurer en sa présence. Il existe cependant une différence importante avec l’attitude esthétique. L’attitude religieuse, bien qu’abnégatrice, n’est pas passive, car elle inclut la possibilité de coopération. Cette différence, sur laquelle il faut insister avec soin, est liée à une différence d’interprétation de l’objet. Pour l’état d’esprit religieux, l’objet n’est pas passif mais actif, non pas mort mais vivant.
Étroitement lié à cet aspect de la religion est l’élément rédempteur, présent dans toute forme de vie et de système religieux. L’idée de salut est sans doute plus explicite dans certaines religions que dans d’autres, et les conceptions de ce dont l’homme est racheté et de ce qui est racheté varient énormément, même dans les plus hautes [ p. 22 ] manifestations de conscience spirituelle. Il existe, par exemple, une différence profonde et significative entre le salut du bouddhiste et celui du chrétien. Le premier cherche à se libérer de la souffrance, le second du péché. Mais la pensée de rédemption est présente sous une forme ou une autre dans toute religion et découle de sa nature essentielle. Dans la mesure où il est religieux, l’homme se sent, en fin de compte, impuissant et malheureux tant qu’il demeure isolé de lui-même. En lui ne réside aucune puissance lui permettant d’atteindre par lui-même le bien, quel qu’il soit, qui le satisferait. Ce n’est qu’en trouvant dans « l’autre » une force vivante qui s’unira à lui, devenant véritablement l’Au-delà intérieur, qu’il pourra sortir de son état d’insatisfaction et d’inutilité. « Dans la conception du Dieu rédempteur, l’intuition de la réceptivité de « l’autre » atteint son expression la plus complète. »
Nous ne sommes pas ici directement concernés par la défense de la validité de l’expérience religieuse ; mais il convient de souligner une objection très courante contre toute forme d’interprétation religieuse de l’existence. On nous dit que toute conception de Dieu, et toute prétendue expérience de Dieu, est un cas de « projection » ; l’homme, dit-on, projette ses désirs, ses idéaux, ses espoirs – lui-même – sur le monde extérieur, ou sur l’inconnaissable, ou sur « je ne sais quoi » (les désignations de l’« autre » conçu comme simplement vide ou simplement opposé prêtent à confusion, car la conception elle-même est contradictoire). Nous pouvons répondre brièvement de deux manières. Premièrement, nous devons refuser d’accepter l’idée abstraite et arbitraire du soi qu’implique ce point de vue. Nous n’admettons pas l’hypothèse selon laquelle le soi « possède » quoi que ce soit simplement de son propre chef et comme une création purement privée, et donc qu’il puisse projeter ses imaginations indépendantes. Le soi [ p. 23 ] La religion n’est jamais ainsi isolée. Elle a l’être et ne se développe que par sa relation avec cet « autre » avec lequel elle est en continuité. Si elle a des idées, des désirs, des espoirs, ou est un soi, elle n’a et n’est ces choses que par sa relation dynamique constante avec l’au-delà du soi. Toutes les « explications » psychologiques de la religion qui se proposent de dénoncer son caractère illusoire sont dues à cette erreur, issue de la procédure légitime de la science psychologique, qui, comme toutes les sciences, isole son objet. La psychologie, pas moins que toute autre science, lorsqu’elle se prononce définitivement sur des problèmes philosophiques devient ridicule. Deuxièmement, nous devons insister sur le fait que, si cette conception totalement intenable et cruellement abstraite du soi est maintenue, il faudra en tirer toutes les conséquences sceptiques. Elles sont alarmantes. Il n’y a rien qui ne soit alors une « simple projection », pas de concepts de science, pas d’idée de la science, pas de jugement de valeur qui n’ait une origine psychique, et, si être une projection est condamnable, nous devons nous résigner à la conclusion qu’aucune de nos activités mentales ou spirituelles n’a de validité objective.
La vision du caractère général de l’expérience humaine de Dieu, présentée dans ce chapitre, a une conséquence que nous ne pouvons passer sous silence. Si nous l’avons correctement décrite, la religion ne peut être considérée comme une activité spécialisée. Elle est certainement une forme distincte de la vie spirituelle et ne se réduit pas à la morale, à l’art ou à la philosophie ; mais elle n’est pas le produit d’une faculté distincte de l’individu, ni la prérogative particulière d’un type particulier d’être humain. Elle est inhérente à la conscience humaine développée. L’intérêt récent pour la vie et les écrits des « mystiques » et le culte du « génie religieux » ont été pleinement bénéfiques en ce qu’ils ont attiré l’attention sur un type de faculté [ p. 24 ] humaine qui avait été mal compris et ont souligné la puissance du motif religieux dans les esprits au caractère exceptionnel ; Mais il existe un danger que ce type de pensée religieuse tende à suggérer que la religion elle-même dépend de la possession d’une rare combinaison de qualités. Il se peut aussi que juger la religion à l’aune de ses spécialistes soit susceptible de nous donner une conception déformée de sa nature. La religion, à notre avis, est l’achèvement des autres formes de vie spirituelle, le point culminant vers lequel elles tendent, de sorte que chacune d’elles, lorsqu’elle est intense et pleine, se transforme en religion. La phrase de Hegel « Das denken ist auch Gottesdienst » n’était pas une piètre excuse pour ne pas aller à l’église, car la pensée la plus sévère et la plus fidèle, et pas seulement celle qui porte sur des sujets dits « sacrés », est religieuse. L’expérience esthétique, là encore, est indissociable de celle de la religion, comme nous pouvons l’apprendre de la poésie de Wordsworth et des propos de Schleiermacher selon lesquels la musique est très proche de la religion, et de M. Aldous Huxley selon lesquels, pour de nombreux esprits modernes, elle constitue un substitut presque adéquat. La conscience morale, comme nous l’avons vu, tremble toujours à la frontière de la religion et trouve son soutien dans l’affirmation de la réalité objective de ses jugements de valeur et de son accomplissement dans une expérience qui dépasse la simple situation morale. En religion, la vie spirituelle humaine atteint son unité, et la vie religieuse la plus riche n’a pas abandonné les autres activités de l’esprit, mais les a intégrées en elle-même. La Réalité qu’elle recherche et croit connaître est celle dans laquelle les soifs de l’âme pour le bien, la beauté et la vérité ne sont pas anéanties, mais satisfaites.
Das Gebet, par P. Heiler. ↩︎
Der christliche Glaube, ing. trans. La foi chrétienne. ↩︎
Le mot « anthropique » a été utilisé par le Dr Tennant pour désigner la dépendance de la science à l’égard du point de vue humain tout en indiquant une différence avec le type d’« humanisme » qui est caractéristique de la religion. Théologie philosophique, vol. I, p. 175. ↩︎
En particulier son petit livre Symbolisme. ↩︎
« En ce qui concerne la beauté naturelle, l’homme est comme Narcisse à la fontaine. » Croco, AEsthetic, E:T, p. 162. ↩︎
Voir note, p. 12, ci-dessus. ↩︎
Pourquoi je ne suis pas chrétien. ↩︎
Solilogue, 1. 7. ↩︎