CHAPITRE I. L'EXPÉRIENCE DE L'HOMME AVEC DIEU | Page de titre | CHAPITRE III. L'EXPÉRIENCE CHRÉTIENNE DE DIEU |
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L’exposé que nous avons donné au chapitre précédent sur la nature de la religion ne l’a pas débarrassée de toute difficulté. Il n’est pas prétendu, pour autant, qu’il nous offre une compréhension de l’expérience religieuse telle que nous puissions la considérer comme simple et directe. Au contraire, l’existence d’un paradoxe en religion, dès son origine, fait partie de la théorie qui y est avancée. Si l’on se souvient de la discussion du chapitre précédent, nous avons soutenu que la religion est l’instance suprême et le point culminant de la vie de l’esprit. Cependant, sous toutes ses formes, la vie de l’esprit repose sur l’intuition, ou postulation immédiate et ultime, d’un « autre » qui n’est pas simplement autre, d’un au-delà de soi, intérieur au soi et apparenté à lui. Un caractère paradoxal est donc attaché à toute activité de l’esprit et se manifeste avec force dans la religion, qui est l’activité la plus élevée et, à proprement parler, la plus inclusive de l’esprit humain. Nous nous tromperions si nous supposions que le paradoxe et les difficultés qu’il suscite sont propres à la religion, car ils existent à tous les niveaux de l’expérience spirituelle. La théorie de la connaissance, la théorie de la valeur éthique et la théorie de la beauté ont toutes leurs problèmes fondamentaux qui découlent de la situation centrale : celle du soi en contact avec un objet auquel il ne peut être ni totalement identique ni totalement différent. Ce paradoxe [ p. 26 ] se manifeste avec une intensité particulière dans la vie religieuse, précisément parce que la religion est la forme la plus intense de l’être spirituel.
Le paradoxe auquel nous avons fait référence apparaît sous une forme théorique dans le problème crucial de la pensée religieuse : le débat entre transcendance et immanence. Une philosophie qui justifie l’attitude religieuse doit soutenir à la fois l’immanence et la transcendance de Dieu. D’un côté, une divinité purement immanente finit, en fin de compte, par être indiscernable de nous-mêmes et, par conséquent, impossible à adorer et à aspirer. À l’inverse, une divinité purement transcendante est celle avec laquelle la communion serait impossible. L’une ou l’autre conception, à long terme, prive le culte de sa justification et la prière de sa réalité. Le même paradoxe se retrouve dans l’exercice central de la religion pratique : la vie de prière. Comme nous l’avons vu, Dieu doit être reconnu comme « autre que moi », sinon je ne peux pas prier. Pourtant, il est de l’essence même de la prière, dans ses formes les plus nobles, que nous reconnaissions, en même temps, que seule l’inspiration de Dieu rend la prière possible, et même, pour reprendre le langage des plus grands maîtres de la dévotion, que Dieu prie en nous. Tous les problèmes qui ont tourmenté les théologiens et intrigué les simples pieux peuvent en fait trouver leur origine dans ce paradoxe fondamental. Un exemple supplémentaire suffira. La liberté humaine et la grâce divine sont toutes deux des affirmations nécessaires à l’homme religieux. S’il abandonne la première, il devient une simple marionnette dans l’univers et, à ce titre, incapable d’une attitude religieuse ; s’il abandonne la seconde, il décline de la religion au moralisme et a nié son besoin de Dieu. La théologie et la foi ont oscillé entre ces deux pôles, sans jamais s’y arrêter définitivement. Les deux côtés de la [ p. 27 ] contradiction apparente doivent être affirmées ensemble, comme elles le sont sans sourciller par saint Paul : « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire ».[1]
L’existence d’un paradoxe apparent en religion a été reconnue par de nombreux penseurs. On peut citer deux passages d’auteurs aux points de vue très différents. Dans un passage remarquable de l’Opus Posthumum, Kant l’exprime dans les termes de sa conception moraliste de la religion : « Il y a en moi un Être, distinct de moi-même comme cause d’un effet produit sur moi, qui librement – c’est-à-dire sans dépendre des lois de la nature dans l’espace et le temps – me juge intérieurement, me justifiant ou me condamnant ; et moi, en tant qu’homme, je suis moi-même cet être, et il n’est pas une substance extérieure à moi, et – ce qui est le plus surprenant – sa causalité n’est pas une nécessité naturelle, mais une détermination de moi à un acte libre. »[2] D’une portée encore plus large, quoique plus vague, est la déclaration du professeur A.N. Whitehead concernant les contradictions apparentes de l’interprétation religieuse du monde. « La religion est la vision de quelque chose qui se tient au-delà, derrière et à l’intérieur du flux passager des choses immédiates ; quelque chose qui est réel et pourtant en attente de réalisation ; quelque chose qui est une possibilité lointaine et pourtant le plus grand des faits présents ; quelque chose qui donne un sens à tout ce qui passe et pourtant échappe à l’appréhension ; quelque chose dont la possession est le bien final et pourtant est hors de toute portée ; quelque chose qui est l’idéal ultime et la quête désespérée. »[3]
Seule une vision superficielle permettrait de déduire de ce paradoxe que présente la religion qu’elle est illusoire ou erronée. Les contradictions qu’elle semble offrir à notre intellect [ p. 28 ] ne sont pas de nature à nous permettre de rejeter l’objet comme irréel. Nous avons vu qu’elles ne sont pas absentes d’autres aspects de la vie spirituelle humaine. Elles indiquent plutôt que nous avons affaire à un objet qui dépasse notre pleine compréhension. Les antinomies naissent de l’effort nécessaire pour formuler, en termes de pensée et d’expérience finies, une Réalité qui transcende leurs capacités. Ni Kant ni Whitehead ne tirent cette conclusion sceptique. Pour eux, le paradoxe que présente l’expérience suprême est la marque du fait qu’en elle nous sommes en contact avec la réalité sous sa forme la plus concrète. Le professeur Whitehead, après les phrases citées précédemment, souligne que la religion est le seul élément de l’expérience humaine qui montre constamment une tendance ascendante. C’est sur le fait de cette tendance ascendante que nous devons maintenant porter brièvement notre attention, afin de découvrir s’il existe une loi ou un principe dans le progrès religieux et dans le développement de la conception de Dieu.
Le fait affirmé avec véhémence par le Dr Whitehead peut être remis en question. Il ne s’agit pas ici de la revendication exclusive de la religion comme seule progressiste parmi les éléments de l’expérience humaine, ce qui serait peut-être difficile à défendre, mais de la question de savoir si la compréhension religieuse témoigne effectivement d’une évolution. On peut souligner avec justesse que, dans une grande partie du monde, la religion a longtemps stagné, voire régressé, et qu’elle a même parfois été source de stagnation et de régression générales de la civilisation dans son ensemble. Il est en effet important de reconnaître ce fait. Rien ne saurait être plus en contradiction avec les faits que de présenter l’histoire de l’expérience humaine de Dieu comme un progrès constant et continu, ou de supposer que tout changement dans les croyances religieuses est positif. Le progrès n’a pas été constant ; il s’est plutôt produit par à-coups et a progressé [ p. 29 ] rapidement en de brèves périodes créatives. Cette caractéristique semble s’accentuer à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des valeurs, les religions les plus élevées étant plus certainement l’œuvre de prophètes, de « génies religieux » et de personnes inspirées, que celles des races moins civilisées. On peut encore moins affirmer que le progrès a été uniforme. Nous sommes ici confrontés à une situation analogue à celle de l’évolution biologique. L’image de la vie dans son ensemble progressant vers des types d’organismes nouveaux et plus complexes relève d’une imagination romantique. En réalité, la ligne qui relie l’amibe à l’homme est à la fois sinueuse et ténue. Le mouvement de la vie est comme un filet d’eau traversant des eaux stagnantes. Il en va de même pour le développement de la religion. Il nous faut discerner la tendance progressive au sein de la vaste masse de l’humanité religieuse, dont la foi ne semble contenir aucune impulsion à se transcender et dont le culte n’est que la répétition des cérémonies et des paroles que leurs ancêtres leur ont transmises. Mais cette affirmation ne représente pas toute la vérité. De même que l’évolution biologique connaît dégénérescence et parasitisme, de même, dans le domaine religieux, les changements constants qui régissent les pensées humaines peuvent s’orienter vers l’accomplissement mécanique de rites sacrés, vers des conceptions déformées de la divinité et, finalement, vers la magie. Le phénomène de dégénérescence n’a peut-être pas toujours été suffisamment reconnu dans les études comparatives des religions.
Le développement de la religion, au sens de progrès vers un type d’expérience supérieur, se reflète le plus clairement dans les concepts du divin. Une discussion théorique intéressante pourrait être lancée ici sur la question de savoir si les idées de Dieu sont principalement causales ou agissantes. La pensée de l’Être divin est-elle déterminée par l’expérience éthique et spirituelle de [ p. 30 ] l’espèce ou, au contraire, l’expérience est-elle déterminée par l’idée ? On admettra volontiers que les concepts de divinité sont teintés par l’expérience de la communauté des fidèles, mais il faut aussi admettre que l’action est réciproque. L’idée de divinité détermine à son tour l’expérience, morale et religieuse, des fidèles. En retraçant le développement de la religion, nous ne nous intéressons ni à un processus purement dialectique consistant en l’explication logique des concepts, ni à un processus simplement émotionnel ou prérationnel dépourvu d’élément d’idéalité ; Nous nous intéressons à un processus vital qui englobe tous les éléments de la vie spirituelle : la volonté, l’émotion, la pensée. Nous devons garder cela à l’esprit lorsque nous discutons de l’évolution de l’idée de Dieu, de peur que notre théorie ne soit entachée par l’erreur de l’intellectualisme. Il est important de rappeler que l’humanité n’est pas composée de professeurs.
L’idée du divin, considérée historiquement, semble, à première vue, n’offrir qu’une confusion déconcertante. Il semble qu’il n’existe guère d’être, de chose ou d’aspect du monde que l’homme n’ait vénéré à un moment ou à un autre. Le Dr W.P. Patterson, dans ses Gifford Lectures on the Nature of Religion, a tenté une division exhaustive des concepts du divin ou du surnaturel et a été contraint de les classer en pas moins de huit classes principales, subdivisées en de nombreuses sous-divisions. Les hommes ont trouvé leurs « déterminants du destin » dans les objets inanimés, les animaux, les fantômes et les dieux. Le vaste domaine de la religion englobe le culte des fétiches, la magie, la zoolâtrie, le spiritisme, ainsi que les cultes supérieurs des grandes divinités. Au milieu de toutes ces illusions et superstitions, il nous faut chercher la voie du développement ascendant et, parmi le bouillonnement de l’imagination religieuse, chercher le germe de [ p. 31 ] d’où allaient naître les religions supérieures. La clé de notre problème se trouve dans l’observation que la seule ligne progressive de l’évolution religieuse est liée à l’application au divin de l’analogie de la vie et de l’expérience humaines. L’anthropomorphisme est le chemin parcouru par l’esprit croyant, de la superstition aux nobles croyances. Le fait n’est pas surprenant. Une religion anthropomorphique a au moins franchi le pas en postulant que la puissance dont nous dépendons n’est pas inférieure à nous-mêmes et a admis en même temps le principe du progrès. Car l’homme est le mystère le plus profond du monde. Lui seul possède la potentialité d’un développement indéfini. Les objets inanimés restent tels qu’ils sont, les animaux inférieurs évoluent dans les limites strictes que leur tracent l’instinct et l’environnement, mais l’homme avance constamment vers une fin qui lui est inconnue et découvre des possibilités qu’il ne soupçonnait pas. « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. »[4]
Néanmoins, l’affirmation selon laquelle l’anthropomorphisme est le principe du progrès est à première vue quelque peu surprenante, car l’un des reproches adressés aux religieux est d’avoir créé leurs dieux à leur image. Sans aucun doute, comme le faisait remarquer un critique antique, si les bœufs avaient des dieux, ils seraient semblables à des bœufs[5]. De plus, nous ne pouvons oublier que le principal reproche des réformateurs de la religion a souvent porté sur l’absurdité de l’anthropomorphisme de la foi courante. Les prophètes hébreux, tout comme Platon, ont rejoint la protestation contre l’idée que Dieu soit « même tel que nous ».
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Deux motifs sont à l’œuvre dans cette protestation, sur laquelle s’accordent prophètes et philosophes. Le premier est l’idée évidente que l’humanité, considérée comme l’analogue du divin, ne représente pas la nature humaine à son apogée. Les dieux sont envisagés comme trop humains dans leurs caprices et leur égoïsme à courte vue. Nous ne devons pas laisser même des poètes inspirés nous persuader que les dieux sont en guerre les uns contre les autres ou qu’ils éprouvent de l’inimitié et de la jalousie, et nous n’osons pas croire qu’ils puissent être coupables de fraude et de mauvais désirs[6]. Mais le remède à ce mal de la religion ne réside pas dans l’abandon de l’analogie humaine, mais dans l’application au Divin des plus nobles attributs et activités de l’homme. « Ne considérons donc pas Dieu comme inférieur aux ouvriers humains, qui, à mesure de leur habileté, achèvent et perfectionnent leurs œuvres, petites comme grandes, par un seul et même art ; ou que Dieu, le plus sage des êtres, qui est à la fois disposé et capable de se soucier, est comme un paresseux bon à rien, ou comme un lâche, qui tourne le dos au travail et ne pense pas aux choses plus petites et plus faciles, mais seulement aux plus grandes. »[7]
Mais la protestation contre l’anthropomorphisme est motivée par un autre motif, d’une importance capitale. Le Dr Otto a mis en évidence, dans son analyse du « numineux », l’élément du « sentiment de créature » qu’il considère à juste titre comme constitutif de toute religion authentique et développée. C’est le même élément que celui que Schleiermacher a isolé dans sa formule de « dépendance absolue ». Lorsqu’ils contemplent le Divin, l’adorateur et le prophète se savent en présence d’un Être qui transcende les catégories humaines, même les plus élevées, et en comparaison duquel toutes les pensées et les vertus de l’homme ne valent rien. L’Autre, apparenté à l’homme, demeure Autre. Sous la [ p. 33 ] Impressionné par la puissance illimitée et le mystère impénétrable de Dieu, Job s’exclame : « J’avais entendu parler de toi par ouï-dire ; mais maintenant mon œil t’a vu ; c’est pourquoi je me déteste et je me repens dans la poussière et la cendre »,[8] et Isaïe, confronté à la vision du Seigneur se levant « pour secouer puissamment la terre », ressent le néant du genre humain ! « Cessez de vous occuper de l’homme, dont le souffle est dans ses narines ; car à quoi doit-il être compté ? »[9]
Cette dernière cause de protestation contre l’anthropomorphisme ne se traduit cependant jamais, chez les grands esprits religieux, par un rejet total de la méthode anthropomorphique dans son ensemble. En effet, cela ne pourrait se produire sans saper la structure même de la religion ; car, il est clair, une fois que nous en sommes venus à considérer le Divin comme « totalement autre », totalement étranger et hors de notre portée, Dieu est réduit à une simple inconnue, un simple mystère qui ne peut inspirer ni aspiration ni espoir. Il est inexact de dire que la détermination de la nature divine par les valeurs révélées par la vie humaine doit nécessairement conduire à une conception de Dieu qui a perdu toute trace de transcendance, d’altérité et de mystère. Au contraire, la transcendance est implicite dans les valeurs elles-mêmes, et seule une conception maigre et dénuée d’imagination les rend complètes et parfaites ici et maintenant. La parenté du divin et de l’humain, pensée comme nous l’ont enseigné les platoniciens, fonde la transcendance divine sur une base plus solide que la peur. M. R. C. Lodge a résumé la situation en des termes quelque peu techniques, mais chargés de sens : « Dieu et l’homme sont essentiellement identiques par nature, et c’est en menant une vie d’effort idéaliste que la divinité en nous s’épanouit en une ressemblance avec la Divinité en [ p. 34 ] qui, et par qui seule, tout ce qui existe peut acquérir sens et valeur. Notre sens des valeurs dépasse ainsi le cadre accidentel de la vie humaine, matériel, sensuel, émotionnel et social-conventionnel, et s’apaise dans la contemplation d’une expérience idéale, une expérience qui inclut ces éléments, les intègre et les transmute en sa propre signification et valeur, mais qui, par son origine et sa destinée, transcende le contenu empirique qu’elle inclut et transforme. »[10]
La réflexion sur la nature de l’expérience religieuse nous amène à comprendre que l’anthropomorphisme est pour elle non seulement légitime, mais inévitable. Nous avons soutenu que la religion naît d’une impulsion et d’un besoin de l’esprit humain qui ressent ou pressent sa continuité et sa parenté avec une Réalité qui le dépasse, et que cette impulsion recherche, semble-t-il, deux satisfactions en particulier : l’unité et la justification des valeurs, toutes deux face à des apparences divergentes. Il s’ensuit donc que la détermination de la nature de cet Autre, la découverte de son caractère, ou, comme dirait la religion elle-même, sa révélation d’elle-même, doivent aller de pair avec la découverte par l’homme de sa propre nature. Ce n’est qu’en se connaissant lui-même qu’il peut entrevoir la nature de l’Autre avec lequel il demeure continuellement et au contact duquel il acquiert la connaissance de soi. Les deux maximes fondamentales de l’aspiration grecque et hébraïque respectivement « Connais-toi toi-même » et « Connais Dieu », ne sont pas contradictoires mais complémentaires, car l’homme connaît Dieu dans la mesure où il se connaît vraiment lui-même et il se connaît en connaissant Dieu.
Après avoir reconnu la nécessité de l’anthropomorphisme et le fait qu’il constitue la seule voie de progression des idées religieuses, nous devons distinguer [ p. 35 ] les types inférieurs et supérieurs d’anthropomorphisme. C’est contre l’anthropomorphisme inférieur que les prophètes protestent. À la racine du polythéisme se trouve l’idée de la divinité comme un homme magnifié et puissant, peut-être immortel ; et l’ordre social de la nation ou de la tribu est projeté dans le monde invisible, de sorte que le panthéon est le reflet de la cour d’un roi homérique ou du palais d’un despote oriental. Cette imagerie religieuse simpliste persiste même dans les religions qui, en principe, l’ont laissée loin derrière, et le christianisme, tant dans ses formes protestante que catholique, présente encore d’abondantes traces de cette théologie rudimentaire. Pourtant, même dans le polythéisme, l’homme semble rechercher une perfection dans l’au-delà, au-delà de son état ordinaire. Comme l’a dit Sir Henry Jones : « L’histoire religieuse de l’homme ne permet pas de croire qu’il vénère consciemment un Dieu reconnu comme imparfait. Pour l’instant, même le dieu du polythéiste, qu’il peut à tout moment rejeter, représente la perfection dont il a besoin. »[11] L’histoire des religions est traversée par un « grand fossé ». De l’autre côté se trouvent ceux qui n’ont jamais émergé du stade où l’homme, dans sa réalité empirique, est l’analogue des dieux ; de l’autre côté se trouvent ceux qui ont atteint la conception que l’homme est essentiellement esprit et que Dieu doit être lui-même l’Esprit suprême, devant être adoré en esprit et en vérité.
« Not lehrt beten », et dans les prières offertes, nous pouvons discerner très clairement les besoins dont le fidèle est conscient et le type de divinité qu’il prie. Les supplications révèlent plus clairement que toute autre chose la perception qu’un homme a de lui-même et de Dieu. Les prières des cultures inférieures se situent bien au-delà de la « grande division » et appartiennent [ p. 36 ] à l’anthropomorphisme le plus grossier. Le Dschagyanegeo crache quatre fois le matin vers le soleil et dit : « Ô Ruwa, protège-moi et les miens ». Les Masaï prient chaque matin : « Dieu de ma détresse, donne-moi de la nourriture, donne-moi du lait, donne-moi des enfants, donne-moi beaucoup de bétail, donne-moi de la viande, mon père »[12]. La confiance touchante de ces prières ne va pas au-delà de la revendication des besoins naturels, et la divinité en est le pourvoyeur bienveillant. « Crée en moi un cœur nouveau, ô Dieu, et renouvelle en moi un esprit bien disposé », telle est la requête du Psalmiste[13], pour qui le besoin le plus profond est la justice et « la vérité intérieure ». Dans sa pensée, Dieu et l’homme ont dépassé le naturel pour accéder au spirituel, et le Divin est avant tout la source du jugement moral et de la purification. « Le gnostique », dit Clément d’Alexandrie, « qui a atteint le sommet priera pour que la contemplation grandisse et perdure, comme l’homme ordinaire priera pour une bonne santé constante. »[14] Dans cette parole, nous entendons une note qui résonne avec des résonances variables dans toutes les religions supérieures, mais plus clairement dans le christianisme. Dieu n’est plus simplement la source des satisfactions, même celles de la rectitude éthique, il est lui-même la satisfaction finale et cet Autre qui complète l’esprit humain, de sorte que l’âme aspirante peut s’écrier : « Qui ai-je au ciel sinon toi, et il n’y en a aucun sur la terre que je désire en comparaison de toi », et la vie du temps est considérée comme « quoddam suburbium celestis regni », dans lequel la joie surnaturelle peut être goûtée à l’avance.[15]
Le passage de l’anthropomorphisme inférieur à l’anthropomorphisme supérieur est étroitement associé à l’accession [ p. 37 ] à la foi monothéiste. Sans aucun doute, dans chaque exemple historique d’émergence de la croyance en un Dieu unique à partir d’un polythéisme antérieur, on peut alléguer des influences de caractère relativement extérieur et accidentel. Les évolutions politiques, les fusions de tribus, les conquêtes, et même les conditions géographiques, ont joué leur rôle ; mais ces facteurs ne constituent jamais le moteur principal de cette évolution. Il existe une logique interne, une dialectique, qui pousse la conscience religieuse au-delà du stade polythéiste. Mais cette logique ne doit pas être comprise comme une révolte contre l’anthropomorphisme en principe, mais plutôt comme le développement plus complet de ce principe. Car l’homme prend conscience en lui-même de besoins auxquels les divinités du polythéisme ne peuvent répondre ; des besoins qui vont au-delà de la longue vie, de la protection contre les ennemis, de la prospérité, des enfants et des récoltes. Il découvre deux besoins en particulier : l’unification de l’expérience, le besoin intellectuel, et la justification des valeurs universelles, les besoins moraux et esthétiques. Une fois que l’esprit humain a reconnu, même faiblement, les nécessités plus que naturelles de sa vie, le glas du polythéisme a sonné. La multiplicité des dieux ne permet pas d’appréhender le monde comme un système intelligible, tandis que les multiples volontés divines, souvent en antagonisme, du panthéon le mieux organisé ne peuvent apporter de réponse adéquate à une perspective morale qui a saisi le caractère universel du bien moral.
Néanmoins, la réaction naturelle contre les conceptions inférieures de la divinité peut en réalité être, dans certains cas, une réaction contre l’anthropomorphisme en général ; et cela est d’autant plus probable lorsque les mythes de la religion populaire sont restés bien en deçà de la perspicacité des esprits les plus brillants. Ainsi, on tend à désespérer de toute tentative de révision de l’idée de divinité, qui semble irrémédiablement entachée par l’héritage de la religion de la nature, [ p. 38 ] et à repousser la conception de Dieu vers celle d’un principe purgé de tous les attributs de la personnalité – vers le panthéisme ou vers la conception du destin. Le Dr Gilbert Murray remarque à propos de la religion « olympienne » de la Grèce : « Il est curieux de constater à quel point la véritable religion grecque s’est rapprochée du monothéisme, et d’un monothéisme de type très profond et impersonnel, aux Ve et VIe siècles »[16] et il est clair que, selon lui, la profondeur est étroitement liée à l’impersonnalité. Une évolution similaire est encore plus manifeste dans les religions indiennes, qui, dans l’ensemble, reposent sur une théologie panthéiste. Mais la tentative de dépasser l’anthropomorphisme conduit à l’échec de l’entreprise religieuse, comme l’illustre le fait historique que la théologie panthéiste s’est partout révélée parfaitement compatible avec le culte polythéiste. Seules les croyances qui ont adopté une conception personnelle de la Déité ont eu un « Dieu jaloux » qui ne tolère aucun autre dieu que Lui. La raison en est peut-être assez claire. Les « valeurs » que la religion cherche à réaliser et à soutenir dans l’Au-delà du Soi ne sont certes pas reconnues comme des créations de l’esprit humain ; elles sont universelles et objectives, mais elles n’ont pas d’existence et leur existence ne peut être conçue indépendamment de la vie personnelle. Par conséquent, une pensée de Dieu, débarrassée de toute trace d’anthropomorphisme, doit se réduire au concept d’un être pour lequel aucune valeur humaine n’est réelle, à un fondement inconnaissable de l’univers ou à un ordre naturel.
L’examen que nous avons consacré à la place du principe anthropomorphique dans le développement de la conception de Dieu est tout à fait pertinent pour l’étude de la doctrine chrétienne de Dieu, car il est suffisamment évident que [ p. 39 ] la religion chrétienne peut être considérée comme l’expression la plus extrême et la plus cohérente de ce principe. L’empressement de certains penseurs chrétiens à renier ce titre pour leur religion est dû à l’idée erronée qu’une telle pensée sur Dieu serait superstitieuse et puérile. Comme nous l’avons vu, cette accusation ne peut être portée que contre l’anthropomorphisme inférieur. Comme nous le verrons au chapitre suivant, la conscience religieuse de Jésus a été façonnée selon ce modèle ; et il est certainement significatif que les deux dogmes fondamentaux du christianisme développé soient que l’homme est créé à l’image de Dieu et que Dieu se manifeste pleinement dans l’homme Jésus-Christ. N’ayons pas peur des implications évidentes de notre foi. La doctrine chrétienne de Dieu dépend plus que toute autre de la légitimité de l’approche anthropomorphique.
Le christianisme est, avant tout, l’achèvement de l’expérience religieuse hébraïque ; mais l’Ancien Testament n’est pas la seule influence dont les effets peuvent être retracés dans la conception chrétienne de Dieu. Deux grands courants se rejoignent dans la mer de la pensée chrétienne sur Dieu : l’hébreu et le grec. Ils représentent les deux aspects principaux de l’anthropomorphisme supérieur, et le christianisme hérite donc des caractéristiques de chacun d’eux. Le développement hébreu représente, dans une forme presque pure, l’élaboration de cet aspect de l’expérience de Dieu pour lequel Il est principalement le Source et le Soutien des valeurs éthiques. Le progrès de la conscience religieuse hébraïque est motivé par cette pensée. On peut sans doute découvrir des influences d’ordre philosophique dans la littérature hébraïque, dans les écrits de Job et de la Sagesse, mais elles ne constituent pas le courant principal de ce développement et, en tant que philosophie, ne sont pas d’une grande importance. Il est curieux de constater que la littérature canonique des Hébreux, une race qui était en [ p. 40 ] Les temps ultérieurs, qui ont produit au moins l’un des plus grands philosophes, devraient porter si peu de traces de l’impulsion philosophique. La conscience hébraïque de Dieu est une méditation sur la justice. Elle pousse jusqu’au bout la conception de la Déité comme Défenseure des valeurs morales et, pour cette raison, elle s’intéresse profondément à l’histoire, aux événements, y trouvant la révélation du juste dessein de Dieu.
Le développement grec, en revanche, est dominé par l’impulsion spécifiquement philosophique. La religion populaire helléniste n’a guère apporté de valeur durable au monde. Les philosophes étaient les véritables maîtres de la Grèce : des hommes qui cherchaient à comprendre, à trouver l’unité dans l’expérience. Comme toute généralisation sur les affaires humaines, celle-ci est sujette à des nuances et ne peut prétendre être qu’une approximation de la vérité. Il serait en effet ridicule de négliger l’intérêt moral qui inspire la vie de Socrate ou de Platon, et d’oublier que le stoïcisme, dans sa phase ultérieure, était un enseignement moral et très peu une métaphysique. Mais l’accent est mis sur la raison partout, souvent isolée des autres aspects et facultés de la nature humaine. La vie bonne est la vie selon la raison : la raison est l’élément divin en l’homme, et le produit le plus caractéristique et le plus cohérent de la pensée grecque sur Dieu est le Penseur éternel d’Aristote, qui demeure au-delà du bien et du mal.
On peut considérer comme l’une des gloires du christianisme le fait qu’il ait au moins tenté de concilier ces deux éléments dans les conceptions anthropomorphiques supérieures de Dieu. Il a trouvé dans la doctrine de Dieu la satisfaction de la soif d’unité et de cohérence de l’intellect ; mais il a trouvé en Lui, plus encore, la Source et le Soutien de toutes les valeurs, la Valeur suprême, qui est aussi personnelle, entrant en relation personnelle avec nous dans l’adoration et la prière. [ p. 41 ] Le prophète hébreu, en dernier ressort, aurait choisi de s’appuyer sur son expérience directe de Yahweh, le Dieu juste, et aurait affirmé la réalité de la voix qui parlait dans sa conscience, même si cette révélation intérieure semblait dénuée de pertinence pour un problème purement intellectuel, même si elle semblait contredire les enseignements de la « sagesse » humaine. Nous savons, par les propres mots de Platon, la place qu’il aurait accordée à l’« inspiration » par rapport aux conclusions de la pensée rationnelle. Les paroles « inspirées » des poètes et des prophètes sont, au mieux, des esquisses symboliques de la vérité et, au pire, la source de superstitions dégradantes[17]. Le christianisme n’a jamais abandonné la croyance que ces deux impulsions étaient conciliables, que la Justice personnelle explique le monde. On pourrait illustrer la synthèse entre les motivations spécifiquement « philosophiques » et spécifiquement « religieuses » que le christianisme a tentée par une imagination débordante. Un auteur de conversations imaginaires devrait tenter d’en entretenir une entre Platon et Jérémie, le plus grand homme de l’Ancien Testament. Le dialogue serait difficile à gérer, car il est difficile d’imaginer comment les deux interlocuteurs pourraient trouver un terrain d’entente. Ils appartiennent à des mondes de pensée et d’expérience différents. Un personnage de second ordre comme Clément d’Alexandrie n’a peut-être pas une compréhension très profonde de Platon ou de Jérémie, mais ils ont tous deux une signification pour lui. Ils ont tous deux quelque chose à lui dire sur Dieu. Les deux mondes de l’expérience et de la pensée ont fusionné.
La tentative de synthèse, gloire du christianisme et l’une des marques de sa position de religion suprême et absolue, a été en même temps la source [ p. 42 ] de ses tensions et de ses troubles internes. Les deux éléments de son expérience de Dieu n’ont jamais été complètement harmonisés ; le Dieu personnel, « psychologique », vivant de la tradition et de la piété hébraïques n’a jamais été identifié avec succès au Dieu de la métaphysique, dont l’ascendance dérive de la Grèce. La pensée chrétienne n’a jamais atteint une conception de Dieu qui réponde pleinement à ces deux besoins profonds. Les travaux des théologiens ont toujours été quelque peu éloignés de la religion du saint et de celle de l’homme ordinaire, et l’expérience de la communauté cultuelle a souvent créé des formes de dévotion que la théologie a eu du mal à rationaliser. Cette tension interne de la pensée chrétienne est un trait significatif dont divers aspects retiendront notre attention dans les chapitres suivants. Je soulignerai simplement ici qu’elle justifie notre présente recherche. La conception chrétienne de Dieu n’est ni fixe ni complète, ni une doctrine pleinement réfléchie et établie, de sorte que toute réouverture de la question serait une simple impertinence. L’identité du Dieu personnel de sainteté avec le Fondement et l’Unificateur de la Réalité, affirmée par la foi chrétienne, nous offre un sujet de réflexion ainsi qu’un lieu de ressourcement pour nos âmes. Chaque génération a le devoir et l’opportunité de contribuer à l’élaboration de l’idée chrétienne de Dieu, à la lumière de son point de vue spécifique.
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Phil. II. 12. ↩︎
Op. Post : Adiches, éd. 1920, p. 824, cité Webb, Kant’s Phil. of Religion, p. 198. ↩︎
La science et le monde moderne, p. 238. ↩︎
Saint Matthieu VIII. 20. Saint Luc IX. 58. ↩︎
Xénophane de Kolophon : Satires, XV, cité par J. Burnet. Philosophie grecque ancienne. ↩︎
Euthyphron, 6.b. Répub., Livre II. ↩︎
Lois, X, 913. ↩︎
Job XLII, 5, 6. ↩︎
Isaïe II, 22. ↩︎
La théorie de l’éthique de Platon, p. 330. ↩︎
Une foi qui enquête, p. 58. ↩︎
Heiler, das Gebet, p. 44. ↩︎
Ps. LI. 10. ↩︎
Stromateis VII, 7. ↩︎
La référence est à Saint-Bonaventura, Soliloquium IV. 1. « Si haec caelestia gaudia jugiter in mente teneres, de hoc exilio quoddam suburbium cxlostis regni construeres, in quo illam sternam dulcidinem quotidie spiritualiter prelibando degustares. » Cité par E. Gilson, St. Bonaventura, p. 459. ↩︎
Cinq étapes dans la religion grecque, p. 92. ↩︎
Répub. 378 vc Timée 28 a. ↩︎