CHAPITRE II. LE DÉVELOPPEMENT DE LA CONCEPTION DE DIEU | Page de titre | CHAPITRE IV. L'EXPÉRIENCE CHRÉTIENNE DE DIEU |
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Nous avons soutenu dans le chapitre précédent que les deux courants de pensée hébraïque et grecque sur Dieu se rejoignaient dans le christianisme, mais nous pouvons tenir pour certain que l’influence hébraïque est prédominante dans le Nouveau Testament. La critique récente a souligné un lien apparent entre la pensée de saint Paul et les religions à mystères du monde hellénistique, et il est probable que son vocabulaire, sinon ses idées, ait été influencé par les termes en vigueur dans la religion populaire et vivante de l’Empire romain païen. Mais la découverte d’analogies a servi de base à une exagération injustifiable de la dette de saint Paul envers le cercle non juif des notions religieuses et mythologiques, et l’opinion revient désormais à la conclusion évidente que l’Apôtre des Gentils a toujours pensé et ressenti dans le contexte du monothéisme hébreu. Les écrits johanniques, notamment dans le prologue de l’Évangile, portent la trace de l’influence des idées philosophiques grecques, et l’opinion dominante est toujours que la conception du Logos dérive, peut-être indirectement, des spéculations des philosophes. Cependant, même ici, l’influence de la pensée grecque est remise en question et certains soutiennent que l’idée du Verbe de Dieu peut être attribuée à une ascendance entièrement hébraïque. Les subtilités d’érudition que soulèverait toute discussion sur ces points dépassent notre champ d’étude et nous partirons ici du principe que le Nouveau [ p. 44 ] Testament dans son ensemble est l’œuvre d’hommes pour qui l’idée juive de Dieu était le présupposé inconscient de toute leur pensée.
Lorsqu’il s’agit de l’élément central du Nouveau Testament, la personne et l’enseignement de Jésus, la question n’est pas vraiment sujette à discussion. Il ne fait aucun doute que sa pensée et son expérience de Dieu émanent entièrement du judaïsme palestinien. Il était un Juif du premier siècle, voire, comme l’ajoute le Dr McGiffert, « un Juif pieux et loyal ». Pour comprendre les paroles de Jésus et la pensée divine qu’il exprimait, il n’est pas nécessaire de connaître la philosophie helléniste ni les religions à mystères, mais il est nécessaire de connaître en profondeur la Loi et les Prophètes, et peut-être aussi les auteurs eschatologiques.
Il est généralement admis que, d’une certaine manière, le Nouveau Testament est la source même de l’expérience chrétienne de Dieu et qu’il doit demeurer normatif pour toutes les générations chrétiennes ultérieures. Bien que notre conception de Dieu puisse être élargie et modifiée par les siècles de réflexion écoulés et par la masse de nouvelles connaissances sur l’Univers apportées par les deux derniers siècles, toute idée de Dieu que l’on peut qualifier de chrétienne doit être en harmonie avec celle qui nous est présentée dans le Nouveau Testament dans son ensemble, et en particulier dans les récits de la vie et des paroles du Seigneur. Il s’ensuit que nous ne sommes pas libres de construire notre conception de Dieu en faisant abstraction de l’histoire. Nous ne nous engageons pas dans une spéculation originale. Notre point de départ est une expérience créatrice qui nous parvient par le biais de témoignages humains et de documents de fiabilité historique variable. Une telle situation a semblé intolérable à beaucoup, et ils ont insisté sur l’absurdité de fonder la vérité concernant Dieu sur ce fondement. Spinoza [ p. 45 ] Ces mots sont bien connus : « La vérité d’un récit historique, si assurée soit-elle, ne peut nous donner la connaissance ni par conséquent l’amour de Dieu, car l’amour de Dieu naît de la connaissance de Lui, et la connaissance de Lui doit être dérivée d’idées générales en elles-mêmes certaines, 80 que la vérité d’un récit historique est très loin d’être une condition nécessaire pour que nous atteignions notre plus grand bien. »[1] Sur ce point, le christianisme est attaché à une opinion opposée, et dépend dans une certaine mesure d’un récit historique.
La position chrétienne sur ce sujet peut être défendue contre Spinoza et d’autres sur plus d’un plan. Si notre analyse de la conscience religieuse est correcte, nous sommes amenés à conclure que l’expérience humaine de Dieu ne trouve pas son origine dans la possession d’« idées générales », aussi vraies soient-elles. Elle naît d’une appréhension directe d’une certaine qualité ou d’un certain aspect du monde. De même que la construction intellectuelle de l’ordre naturel se construit à partir des données immédiates des sens, le concept de Déité se façonne à partir des données de l’expérience religieuse. Cette expérience peut certes être « expliquée » ou résumée par des concepts généraux de théologie, mais ces concepts sont toujours inadéquats et ne sont rien de plus que le vase d’argile dans lequel, pour un temps, l’expérience de l’Élément Divin en réalité peut être contenue. Le point de vue que Spinoza énonce dans cette citation appartient à l’ère rationaliste révolue. Le monde moderne n’est pas rationaliste au sens propre de ce terme ambigu : il ne s’appuie pas sur la déduction de conséquences à partir de principes évidents. Au contraire, la méthode scientifique, véritable marque distinctive de notre phase culturelle actuelle, part de l’autre extrémité. [ p. 46 ] Elle part des données de l’expérience et ses idées générales sont issues de la tentative d’interprétation de ce qui est donné. Le courant scientifique moderne n’a donc aucune raison de s’opposer à une théologie qui part de l’expérience. Il ne peut pas non plus s’opposer sans risque à la confiance dans le témoignage et les archives humaines pour connaître les données à interpréter, car la science elle-même se trouve exactement dans la même situation. Les phénomènes qu’elle étudie sont connus par l’observation, les archives et la narration. Le chercheur doit s’appuyer sur le témoignage humain. S’il se limitait à des principes qui lui semblent évidents et à des expériences qu’il a lui-même vécues, il ne pourrait progresser vers une science de la nature. De même, le penseur solitaire cherchant seul la Diyine, avec pour seul soutien sa propre expérience spirituelle et sa capacité de réflexion, ne parviendra qu’à un court chemin et n’atteindra qu’une conception limitée de Dieu. Le témoignage qui aurait pu enrichir sa croyance et asseoir sa foi a été omis de ses calculs, et il se retrouve dans la position d’un étudiant en sciences ignorant les manuels courants et les observations de ses pairs. Dans le Nouveau Testament, il faut chercher non pas une doctrine spéculative de Dieu, mais les données qu’une telle doctrine doit prendre en compte.[2]
Saisir pleinement l’expérience de Dieu dans le Nouveau Testament est clairement impossible, car il est toujours hors de notre portée d’entrer pleinement dans un moment créatif de la vie. Force est donc d’admettre d’emblée que notre entreprise est vouée à l’échec dans une certaine mesure ; mais ce sera un échec total et sans appel si, au terme de notre étude, nous ne disposons que d’un recueil d’idées sur Dieu, matière à un ouvrage sur la théologie du Nouveau [ p. 47 ] Testament. Nous devons nous efforcer de retrouver quelque chose de cette énergie nouvelle de l’âme dont le Nouveau Testament est la création, permettant, selon l’expression de Croce, aux pensées, à l’imagination et aux émotions de ce passé encore vivant de vibrer à nouveau dans nos esprits. Mais il nous faut ici établir une distinction. Certains auteurs, tout en affirmant à juste titre que l’élément essentiel du christianisme est une expérience typique de Dieu manifestée dans l’histoire, en déduisent que des faits historiques particuliers, voire des personnages historiques particuliers, sont d’une importance tout à fait secondaire. Ainsi, le Dr Bosanquet écrit : « L’étude du christianisme est l’étude d’une grande expérience du monde ; attribuer à des individus des parts dans son développement est un problème pour les érudits, dont les conclusions, bien que d’un intérêt humain considérable, ne peuvent jamais être d’une importance suprême.[3] Des opinions assez similaires ont été défendues par Josiah Royce[4] et par les modernistes catholiques romains les plus extrémistes.[5] Notre approche du sujet est tout à fait différente. Loin de tenter de minimiser la dépendance du christianisme à l’égard des événements historiques, nous partons de la conviction que notre religion repose sur une expérience de Dieu dont ont fait l’expérience des personnages historiques et, à un degré suprême, par une Personne historique ; mais en même temps, nous voudrions ajouter que la religion chrétienne ne peut rester pure et puissante que dans la mesure où cette histoire n’est pas de simples données historiques mais devient réelle pour nous en revivant dans nos âmes par l’imagination créatrice, devenant ainsi pour nous un fait présent.
Notre première tâche fondamentale est de saisir, autant que possible, la conscience de Dieu possédée par Jésus. Si nous voulons poursuivre notre réflexion, nous ne pouvons éviter [ p. 48 ] cette investigation, car nous avons convenu que la conception véritablement chrétienne de Dieu doit se fonder sur cette conscience. Les difficultés et les objections à une telle investigation sont évidentes. À certains, elle paraîtra présomptueuse et irrévérencieuse. Nous évitons naturellement de réfléchir à la vie intérieure de Celui envers lequel notre attitude normale et appropriée est l’adoration, car nous sentons que la réflexion est difficilement séparable de la critique. Nous devons sympathiser avec cette répugnance, plus que justifiée par les excès de certains psychologues qui voient dans le Fils de l’Homme un exemple de ces « complexes » qui semblent constituer l’article de foi principal dans certains cercles. Mais l’objection ne s’oppose pas à un effort de compréhension respectueuse des pensées de Jésus concernant son Père. Nous n’avons pas à craindre que la connaissance ainsi acquise diminue notre respect pour Lui. Au contraire, elle raffermira ce respect.
Une autre objection, plus sérieuse, se pose cependant. Toute conception soucieuse de rester en phase avec le courant dominant de la foi chrétienne devrait admettre que l’esprit de Jésus dépasse notre compréhension et que nous ne pouvons espérer en pénétrer les recoins secrets, car l’expérience analogue nous fait défaut. Tout en reconnaissant cette vérité, nous devons néanmoins affirmer que l’esprit du Christ ne peut nous être totalement inaccessible. Même si un chien pénètre, ne serait-ce que légèrement, les pensées de son maître, il pénètre d’une certaine manière, et par cette pénétration il vit. Ce serait un étrange paradoxe que Celui qui s’est autoproclamé Fils de l’Homme soit totalement incompréhensible. Il existe cependant des érudits, qui négligent de respecter l’orthodoxie, qui maintiennent pourtant, pour d’autres raisons, l’incompréhensibilité de l’expérience intérieure de Jésus. Le professeur Rudolph Bultmann peut en être un exemple notable. [ p. 49 ] Dans son remarquable livre, Jésus, il soutient qu’une reconstruction de l’expérience du Seigneur est impossible car les récits évangéliques ne nous ont laissé aucun matériau pour cela. Ils ne s’intéressent pas à cette question, et leurs témoignages, tels qu’ils sont, sont viciés par le mélange de matière légendaire. Cette incapacité, cependant, soutient Bultmann, ne doit pas nous faire regretter, car l’expérience de Jésus n’est pas importante pour nous. Son importance pour le monde ne réside pas dans ce qu’il a vécu, mais dans « ce qu’il a voulu », non pas dans sa pensée, mais dans son œuvre. À cet égard, ajoute-t-il, il ressemble à tous les esprits créatifs, car leur marque distinctive est de ne s’être intéressés nullement à eux-mêmes, à ces « personnalités » dont nous faisons tant cas, mais à ce qu’ils se sont fixés. Nous aussi devrions nous intéresser à « ce qu’ils ont voulu » – non pas tant à ce qu’ils ont accompli, ou à la somme des effets qu’ils ont produits, mais à ce qu’ils ont voulu.
Il faut bien sûr tenir compte des modifications apportées aux paroles de Jésus par la piété et la théologie chrétiennes. Il ne fait guère de doute que les propos sur la Fin ont été affinés dans la tradition sous l’influence des espoirs eschatologiques qui prévalaient dans certaines sections de l’Église apostolique, et une comparaison de Matthieu avec Marc montre peut-être que des motifs de révérence ont été à l’œuvre pour éliminer les expressions qui déplaisaient au sentiment chrétien de vénération pour Jésus.[6] L’Évangile johannique est, lui aussi, si clairement narratif et teinté de théologie que nous ne pouvons l’utiliser qu’avec prudence pour la connaissance du Jésus historique, bien qu’il soit un document de la plus haute importance pour notre connaissance de l’aboutissement de la vie et de l’enseignement du Christ. Cependant, après avoir fait ces aveux, nous sommes [ p. 50 ] loin de conclure que la pensée et l’expérience de Dieu de Jésus doivent être pour nous un livre clos. Même le professeur Bultmann soutient que nous disposons de suffisamment d’éléments pour connaître la volonté de Jésus. La théorie selon laquelle nous pouvons le savoir tout en ignorant totalement la conscience de Dieu de Jésus repose sur une psychologie certainement des plus étranges. Il est évident que nous ne pouvons séparer la volonté de la personnalité de cette manière arbitraire. La volonté d’un homme est la meilleure preuve possible de la nature de sa personnalité et de son expérience, car la volonté est le soi en action.
Nous nous interrogerons d’abord sur ce que nous savons de la forme de l’expérience divine de Jésus. Inutile d’insister sur le fait qu’il a traversé différentes étapes de développement, grandissant « en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et les hommes ». De nos jours, personne n’est disposé à remettre en question le caractère véritablement humain de la vie du Christ. Force est de constater que nous ne disposons d’aucune preuve concrète permettant de rendre compte en détail de la croissance spirituelle du Sauveur avant le début de son ministère public. La probabilité et ses propres déclarations permettent d’affirmer sans risque qu’il s’est nourri de l’Ancien Testament et a grandi dans un cercle de piété traditionnelle et simple. Nous ignorons si son environnement était marqué par de vives espérances messianiques ou s’il a passé sa jeunesse parmi ceux qui étaient influencés par les idées eschatologiques, mais il a certainement été fortement influencé par les prophètes, et sa vie et son enseignement constituent un renouveau du ministère prophétique.
Les traits saillants de l’expérience du Christ avec Dieu sont son caractère ininterrompu et triomphant. Jésus se présente à nous comme quelqu’un d’inébranlable, si certain que la question de son existence n’aurait aucun sens pour lui. Aucune de ses paroles ne laisse entrevoir [ p. 51 ] la possibilité d’un doute. Cette assurance de Dieu est immédiate. Elle repose sur une compréhension directe et non sur un raisonnement ou un appel conscient à l’autorité. Cette vérité évidente a naturellement conduit à décrire Jésus comme le mystique suprême. Si par mysticisme nous entendons simplement la compréhension directe de Dieu par l’âme, le titre est juste ; mais si l’on entend quelque chose de plus précis, la situation est moins claire. On a tenté de démontrer que la vie spirituelle du véritable mystique suit un schéma régulier de développement et qu’elle passe par trois ou quatre phases bien définies. Mlle Evelyn Underhill, dans son magnifique et impressionnant ouvrage, La Voie Mystique, a tenté de distinguer ces phases de la vie du Christ. De l’avis de l’auteur, la thèse de cet ouvrage ne peut être étayée que par un tour de force, bien que l’auteur nous ait beaucoup appris au passage. L’expérience spirituelle de Jésus ne s’inscrit dans aucun schéma de ce genre, et nous pouvons notamment observer qu’elle n’a rien de véritablement analogue à ces périodes de dépression et de déréliction qui font partie de l’histoire personnelle des mystiques « normaux ».
La nature ininterrompue et triomphante de la communion de Jésus avec Dieu a souvent été représentée en théologie par l’affirmation de l’« absence de péché » du Seigneur. L’aspect de sa vie sur lequel ce mot attire l’attention est d’une grande importance. Rien dans les paroles rapportées du Christ ne laisse entendre qu’il ait été conscient d’un quelconque manquement moral ou qu’il ait ressenti le besoin de se repentir et de se pardonner personnellement. On ne saurait trop méditer sur ce fait frappant, sachant, en même temps, que l’idée d’une confiance en soi excessive est difficilement concevable pour quiconque a lu les Évangiles. Mais il est peut-être regrettable qu’on ait autant insisté sur ce mot. Il est négatif, [ p. 52 ] et souffre donc de deux défauts inhérents : il est indémontrable et il ne peut traduire adéquatement la nature positive de la communion de Jésus avec Dieu. Aucune tradition, quelle qu’elle soit, ne saurait suffire à démontrer l’absence totale de péché, et il est absurde d’espérer y parvenir sur la base des documents très imparfaits dont nous disposons. De plus, un mot suggérant l’abstinence de toute mauvaise action est loin d’être pertinent lorsqu’il est présenté comme déshonorant Jésus. Des idées telles que l’absence de péché sont incluses dans l’expression positive « conscience filiale ». Le Christ est, dans sa propre conscience intérieure, du début à la fin, le Fils de Dieu. La nuance de discorde et de désaccord avec Dieu est absente des paroles de Jésus. L’expérience de l’aliénation n’a jamais été la sienne. Les paroles de la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » ont été considérés comme l’exception à cette affirmation.[7] Il se peut qu’ils soient l’expression de l’amertume du sentiment d’échec qui était la douleur suprême du Sauveur, mais il semble également possible de les prendre comme indiquant qu’il répétait le grand psaume de consolation au moment de l’épreuve la plus profonde, et que par ces paroles il gardait sa pensée fermement concentrée sur le Dieu qui était « trônant sur les louanges d’Israël ».
William James a classé les personnes religieuses en deux groupes : les « une fois nés » et les « deux fois nés ».[8] Les premiers sont ceux qui ont grandi en communion avec Dieu par un progrès serein de grâce en grâce ; les seconds sont ceux qui ont atteint la stabilité spirituelle et morale par une conversion violente, passant du péché et de l’impuissance à la paix et à la puissance. Selon James, presque tous les esprits originaux et créatifs en religion appartiennent à la seconde [ p. 53 ] catégorie. Jésus, cependant, semble se situer en dehors de ces deux catégories, ou plutôt, à certains égards, relever des deux. Bien que, comme nous l’avons dit, il ne soit pas passé par une étape où il aurait pu atteindre de justes relations avec Dieu à partir d’une condition antérieure de vie inférieure et distraite, de nombreux éléments prouvent que cette communion ininterrompue avec Dieu a été maintenue face à des tentations presque insurmontables.[9] L’expérience de Jésus incluait la connaissance du mystère et de la force du mal, sans toutefois y participer.
Une remarque supplémentaire peut être faite sur la forme de l’expérience de Dieu par notre Seigneur. Nous avons soutenu que la formule de Schleiermacher pour décrire la nature essentielle de la religion, « une forme de dépendance absolue », est erronée, notamment parce qu’elle omet le sentiment de coopération, tout aussi fondamental. La vie religieuse de Jésus manifeste clairement ces deux éléments. Dans les paroles du Christ, on perçoit le sentiment d’une dépendance illimitée. C’est Dieu qui revêt l’herbe des champs. De même que les poètes hébreux voyaient dans la nature et la vie humaine l’action directe de Dieu, de même Jésus attribue tous les événements et toute la vie de l’homme à la Volonté créatrice. Le « peu de foi » des hommes se manifeste par leur refus de s’appuyer sur Dieu pour leurs besoins naturels comme pour leurs besoins spirituels. Mais ce sentiment de dépendance absolue n’exclut pas l’idée de coopération ; la communion avec Dieu est une véritable communion de volonté, et la conscience spirituelle du Christ n’est certainement pas indépendante de l’effort moral. Le quatrième Évangile met dans la bouche de Jésus les mots : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé. »[10] Ces mots sont spirituellement vrais et résument bien l’impression que les Évangiles synoptiques produisent sur nos [ p. 54 ] mentals. Toute la vie intérieure du Seigneur était concentrée sur la préservation de cette conformité et de cette libre coopération avec la Volonté divine. Toute conception de la Personne du Christ qui obscurcit ce fait central est inexacte par rapport aux données historiques et nous présente un Christ qui, aussi décoré soit-il des ornements de la vénération théologique, est nettement inférieur à la figure héroïque qui ressort des récits. Jésus n’est jamais plus proche de nous et, en même temps, jamais plus clairement notre Maître que dans l’Agonie au Jardin des Oliviers[11], lorsqu’il nous est permis de saisir quelque peu l’intensité de l’effort par lequel cette coopération active a été soutenue.
Nous allons maintenant examiner le contenu de l’expérience et de la pensée du Christ concernant Dieu. Ce faisant, nous serons contraints de reconnaître la présence de deux facteurs principaux : le prophétique et l’eschatologique. L’un des résultats les plus importants de l’étude récente du Nouveau Testament est la reconnaissance de l’influence des écrits et du courant d’idées apocalyptiques sur l’Église apostolique et, dans une certaine mesure, sur la pensée de Jésus lui-même. L’ampleur de cette influence, et même la question de sa place dans l’enseignement de Jésus, sont sujets à controverse. Tous admettraient cependant qu’il faut prendre en considération ce type de piété et d’imagination religieuse qui a élaboré l’idée de la fin des temps et du règne surnaturel de Dieu. Il y a néanmoins peu de différence entre la doctrine de Dieu défendue par les auteurs apocalyptiques et celle issue de la lignée des prophètes hébreux. La pensée de Dieu que Jésus acceptait sans la remettre en question était la pensée juive, et peu importe que les formes prophétiques ou apocalyptiques aient dominé son [ p. 55 ] mental. L’idée juive de Dieu est très différente de la conception grecque. Comme nous l’avons vu, elle est née d’un processus de développement contrasté, et les marques de ce contraste sont clairement présentes dans sa forme finale. Pour le judaïsme, Dieu n’est pas un objet de connaissance intellectuelle, et sa nature n’est pas connue par la sagesse spéculative. Dieu, pour le judaïsme, est Volonté créatrice. Il est connu par sa révélation, dans la Loi et les Prophètes, et dans les événements de l’histoire et de la nature, qui sont les produits directs de sa Volonté. Cette Volonté créatrice est souveraine, incompréhensible. « Que toute la terre craigne l’Éternel, que tous les habitants du monde le craignent ! Car il a parlé, et la chose a été faite ; il a ordonné, et la chose a existé. » Le monde et tout ce qu’il contient existent pour la gloire de Dieu. «Tu envoies ton souffle, et ils sont créés ; et tu renouvelles la face de la terre. Que la gloire de l’Éternel subsiste à jamais ! Que l’Éternel se réjouisse de ses œuvres.»[12]
Le Dieu de la religion hébraïque est ainsi à la fois vivant et lointain. Il se tient aux yeux des hommes en tant que Créateur, Souverain et Juge. Dans sa sainteté, indissociable de la justice par l’œuvre des prophètes, subsiste une note de terreur, qui remonte à l’origine à la terreur frémissante du culte primitif. Mais le Dieu du judaïsme est aussi visible ; il œuvre dans l’histoire, manifeste sa volonté dans la Loi, noue des relations d’alliance avec son peuple élu, « demeurant avec celui qui est à l’esprit contrit et humble ».[13]
Telle était la conception de Dieu que Jésus reçut de son environnement et ne la modifia pas radicalement. C’était une vision commune aux grands prophètes et aux auteurs eschatologiques. Ces derniers concevaient Dieu comme le Souverain saint et souverain de toute la terre, mais à deux [ p. 56 ] égards, leur point de vue fut peut-être modifié. L’éloignement de Dieu de l’ordre actuel était suggéré par leur vision pessimiste de l’état du monde. Incurablement mauvais et désobéissant, il irait de désastre en désastre jusqu’à la catastrophe qui inaugurerait le règne de Dieu. Le Dieu de l’Apocalypse était plus assurément le déterminant de toute destinée que le Dieu des prophètes. Le déterminisme était le présupposé de l’eschatologie. La série d’événements préétablis, connus de la Providence divine, fut révélée au scer qui en révéla le secret aux élus. On peut rejeter les exagérations de l’école eschatologique d’interprétation du Nouveau Testament, telle qu’exposée par Johannes Weiss et Albert Schweitzer, mais il est difficile de croire que l’idée du Royaume de Dieu, qui était au cœur de l’enseignement public de Jésus, n’ait pas eu, dans l’esprit des auditeurs et du Maître, une coloration eschatologique. Sans doute, les images plus crues de la fin et du monde à venir ont peu de place dans les Évangiles, et n’en avaient probablement aucune dans les paroles authentiques du Seigneur. Il s’agissait d’une consommation spirituelle qu’il attendait avec impatience, et non d’une vengeance contre les ennemis de la nation. C’était une justification de la justice de Dieu, dénuée de tout esprit de vengeance. Néanmoins, nous sommes contraints de reconnaître que les éléments de l’idée eschatologique étaient présents dans la pensée de Jésus, et qu’ils suffisent à replacer sa vision de la relation de Dieu au monde et à l’histoire dans un contexte mental très différent du nôtre. Le Royaume de Dieu était l’acte direct de Dieu ; Cela n’avait rien à voir avec l’humanisme ni avec le progrès vers une utopie terrestre, fruit de la coopération des hommes de bonne volonté. Il serait trompeur de négliger cette différence ou de commettre l’erreur grossière de considérer notre Seigneur comme un bon libéral ou un précurseur du socialisme sentimental.
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Il faut cependant affirmer que l’élément prophétique, et non eschatologique, est le plus profond de la doctrine de Jésus sur Dieu. Ceci est vrai de l’enseignement concernant le Royaume. Bien que le Royaume soit certainement présenté comme un don futur de Dieu, il n’en est pas moins déjà présent dans le cœur de ceux qui répondent à la proclamation de la Bonne Nouvelle. L’idée d’une Nouvelle Alliance, inscrite dans le cœur et ne dépendant plus d’ordonnances et d’instructions extérieures, qui constitue la conception la plus profonde et la plus spirituelle de la relation entre Dieu et l’homme contenue dans l’Ancien Testament, est constamment évoquée[14]. N’est-ce pas de la Nouvelle Alliance de Jérémie dont Jésus parle la veille de sa Passion ?[15] C’est le Royaume qui ne vient pas avec observation[16], qui croît en secret, qui est intérieur. C’est cette idée du Royaume qui explique la nature de l’enseignement éthique. Certains critiques eschatologiques modernes ont soutenu que l’enseignement moral du Christ n’occupait aucune place importante dans sa propre vision de sa mission, et que les règles de vie que nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne sont des « Éthiques provisoires », des règlements provisoires hâtivement édictés pour le court laps de temps qui s’écoulera avant la fin. Rien n’est plus faux. La Nouvelle Alliance est l’alliance intérieure, et la justice requise était donc une justice de motivation et de ressort, et non une simple conformité à une règle extérieure.
Le Dieu de Jésus est, comme le Dieu des prophètes et des exchatologistes, un Dieu juste et saint, et donc un Juge aux exigences sévères envers les hommes. L’opinion courante selon laquelle Jésus serait venu prêcher le pardon des péchés n’est pas fausse, mais elle tend à induire en erreur. Il est venu, avant tout, proclamer la nécessité de la repentance, [ p. 58 ] la déplorable infériorité de toutes sortes de personnes face aux exigences de Dieu. Le Dr MeGiffert a dit vrai : « Il exige plus que ce qui était généralement exigé, plutôt que moins. Il a établi une norme éthique plus élevée et a insisté sur une conformité plus parfaite à celle-ci. Comme Amos, il a mis l’accent sur la vie plutôt que sur les rites et a exigé la justice et la miséricorde plutôt que le sacrifice. Il a jugé sa génération avec sévérité et a estimé qu’elle avait besoin d’une réforme morale profonde ; dans cette perspective, il s’est moins soucié d’offrir le pardon aux hommes que de les appeler à la justice, moins de les réconforter que de les convaincre de péché. »[17]
Dans l’Ancien Testament, et particulièrement dans le dernier Isaïe, la justice de Dieu et son jugement sont liés à son salut. Loin que la justice de Dieu soit en opposition avec sa miséricorde, c’est parce que Dieu est juste qu’il sauve. « Il n’y a pas d’autre dieu que moi : un Dieu juste et un sauveur. »[18] « J’approche ma justice, elle ne sera pas loin, et mon salut ne tardera pas. »[19]
Nous sommes ainsi conduits, dans l’enchaînement des doctrines sur Dieu, à ce qui a souvent été présenté comme l’idée particulière, voire la seule essentielle, de l’enseignement de notre Seigneur : la paternité de Dieu. Que cette croyance en la paternité de Dieu fût originale et caractéristique de Jésus ne peut évidemment être soutenue par quiconque ayant lu l’Ancien Testament jusqu’au Psaume 10. Au contraire, le Dr McGifflert affirme même que Jésus n’a pas dépassé l’enseignement accepté du judaïsme dans cette partie de son enseignement sur Dieu, et il faut admettre qu’une grande partie de ce que Jésus a à dire sur ce sujet peut être comparée à des [ p. 59 ] sources juives. Nous devons au Dr Montefiore une déclaration claire sur le véritable écart que l’Évangile a opéré par rapport aux meilleurs pharisiens[20]. L’injonction à rechercher les pécheurs, à les contraindre à entrer dans le Royaume, était une note nouvelle. Mais cette nouvelle note d’aventure éthique reposait, comme tout dans l’enseignement du Christ, sur sa pensée de Dieu. Voici l’interprétation nouvelle et véritablement révolutionnaire de la paternité divine. L’amour de Dieu est actif et non passif ; il va chercher et sauver ceux qui sont perdus. Il est aussi infatigable que le berger qui recherche la brebis perdue[21]. Sur ce fondement repose l’élan missionnaire et expansif de l’Église chrétienne. C’est la racine de la doctrine paulinienne de la rédemption. Au cœur de la doctrine chrétienne des rapports de Dieu avec le monde se trouve la conviction, proclamée comme un évangile, que l’effort le plus coûteux a été accompli par Dieu lui-même[22]. Dans cette foi en la paternité de Dieu, incluant l’amour qui s’étend à tous les hommes, se trouve implicite l’universalité du message chrétien. Le Nouveau Testament dans son ensemble contient une double idée de la paternité divine, issue de l’enseignement de Jésus lui-même. Au sens le plus large, Dieu est le Père de toute la création ; sa miséricorde s’étend à toutes ses œuvres. Cela embrasse même les ordres inférieurs de la vie, de sorte que pas un moineau ne tombe à terre sans le Père[23]. Et les méchants comme les bons partagent les bienfaits du soleil et de la pluie, qui sont accordés avec une impartialité scrupuleuse. Mais, dans un sens particulier, Dieu devient Père pour ceux qui ont répondu à l’amour qui les touche et sont devenus membres du Royaume. Dans la version apostolique du christianisme, cette seconde paternité et filiation, plus spécifique, naît du nouveau statut [ p. 60 ] auquel l’individu accède en s’unissant au Christ et en partageant sa vie. La véritable paternité n’est pas naturelle, mais par grâce.[24] Selon les termes du Dr Scott Lidgett, elle n’est « pas simplement géniale, ni vague ni vaste, mais elle est, pour ainsi dire, concentrée sur les plus hautes valeurs spirituelles et morales. »« [25] Nous sommes devenus fils de Dieu, passant d’enfants de colère à l’état d’enfants de colère, par l’esprit d’adoption dans lequel nous sommes appelés Abba, Père, dit saint Paul.[26] Nous qui faisions autrefois partie du monde qui gît dans les ténèbres et sous la puissance du Malin, nous sommes maintenant enfants de Dieu, dit saint Jean, « et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté, mais… nous serons semblables à lui. »[27]
Comme nous l’avons remarqué, rien dans les paroles de Jésus ne ressemble à un argument philosophique, et rien n’indique qu’il ait conçu la nécessité ou la possibilité de fonder rationnellement sa croyance ; mais on y trouve l’esquisse d’un processus de pensée qui présente une certaine ressemblance avec celui qui a joué un rôle important en théologie spéculative. La via eminentiae a été la principale méthode par laquelle les philosophes théistes ont cherché à déterminer les attributs divins. Tel qu’utilisé par les théologiens scolastiques, cet argument consiste à déduire des qualités ou « perfections » du monde créé leur existence « de manière plus éminente » en Dieu. Ainsi, de l’attribut de connaissance chez les êtres finis, nous pouvons conclure à l’attribut d’omniscience en Dieu, et de la volonté à celui d’omnipotence. Une réflexion de ce genre était présente dans l’esprit de notre Seigneur. « Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père céleste le fera-t-il. »[28] Mais il est important d’observer l’application différente de ce « à combien plus forte raison ». Alors que [ p. 61 ] l’argumentation scolastique part de qualités abstraites, considérées indépendamment de la vie personnelle dans laquelle elles apparaissent, pour aboutir à une notion abstraite de Dieu, Jésus part de la vie personnelle humaine la plus élevée, du moi concret et de ses relations, et les considère comme de faibles ombres de la vie parfaite, mais non moins concrète et personnelle de Dieu. Il s’agit en fait de la continuation de cette théologie anthropomorphique sur laquelle nous avons déjà insisté – de la personnalité humaine au divin.
La conception que Jésus avait de la paternité divine l’a-t-elle conduit à l’idée d’une mission universelle et d’une fraternité mondiale dans le Royaume ? Les privilèges de la filiation, au sens plein du terme, étaient-ils ouverts à tous ceux qui étaient enfants du Père en raison de sa création ? Il ne fait aucun doute que l’Église apostolique en est venue à l’interpréter ainsi, mais les preuves de l’enseignement explicite du Christ lui-même sur ce sujet ne sont pas aussi claires qu’on pourrait le croire. On le trouve affirmant qu’il n’était envoyé qu’aux « brebis perdues de la maison d’Israël »[29], et la lutte qui eut lieu dans l’Église primitive au sujet de l’inclusion des Gentils suggère que la tradition ne contenait aucune indication claire de la volonté du Seigneur en la matière. Il est difficile de croire que les premiers chrétiens auraient hésité à s’aventurer dans les profondeurs du monde extérieur au judaïsme s’ils avaient eu à l’esprit des commandements précis de Jésus. D’autre part, il existe des paroles sur le Royaume, comme celle concernant « la multitude qui viendra d’Orient et d’Occident »,[30] des paraboles comme celle du Bon Samaritain,[31] et l’incident du serviteur du centurion,[32] qui étayeraient la conclusion que Jésus interprétait la paternité de Dieu dans un sens plus large que celui immédiatement [ p. 62 ] compréhensible pour ses disciples. Il est cependant clair que la pensée de Dieu que Jésus avait et dont tout son enseignement découlait était tout à fait incompatible avec une vision restrictive du domaine de la grâce divine ; même s’il est possible qu’il n’ait pas explicitement tiré la conclusion universaliste, celle-ci était à la portée de ceux qui méditaient sur les paroles et les œuvres du Seigneur. L’attitude du Christ envers la loi cérémonielle confirme cette conclusion. La lettre de la loi est balayée du revers de la main lorsqu’elle fait obstacle à la miséricorde, à l’humanité ou au bien-être humain en général. Les restrictions alimentaires et l’idée de souillure rituelle affectaient la vie quotidienne de chaque Juif à travers le monde et étaient la principale cause de cette exclusion sociale qui constituait le grand défaut de la morale juive. Saint Marc n’a pas tort d’ajouter aux paroles de Jésus le commentaire suivant : « Il a dit cela, purifiant tous les aliments »[33]. En prononçant ces paroles mémorables, notre Seigneur annulait pratiquement tout le système de la loi mosaïque et ses anciens tabous, les considérant comme une obligation morale éternelle. Il ne pouvait pas être totalement inconscient de cette tendance. L’abrogation concrète de la loi rituelle a levé l’obstacle qui pesait sur les Gentils. Cette déduction de l’enseignement moral de Jésus confirme l’impression faite par la parabole du bon Samaritain et l’incident concernant le centurion.[34] Nous pouvons sans risque soutenir que la conception de notre Seigneur de la paternité divine était universelle dans sa portée, même s’il n’a peut-être pas explicitement annoncé la validité sans restriction de son évangile.
Même le récit le plus sommaire de l’expérience religieuse du Christ ne saurait être complet sans une référence à [ p. 63 ] la figure du Serviteur de Dieu souffrant.[35] Nous avons vu que son idée de Dieu, bien que reprenant les aspects les plus nobles de la tradition hébraïque, n’était pas originale au sens où elle n’avait pas de racines dans le passé. Admettre cela ne revient pas à nier l’originalité majeure de Jésus, mais à reconnaître qu’il est venu pour combler les aspirations religieuses de son peuple et parachever le monothéisme éthique des prophètes. Une phase de son pèlerinage spirituel, cependant, est régie par une pensée qui est, au sens strict, originale. Le Messie n’avait jamais été associé auparavant à l’idée de souffrance. Que l’ère messianique soit précédée de malheurs avait été suggérée par les prophètes et est devenue un lieu commun de l’eschatologie. L’auteur inconnu des poèmes inclus dans la dernière partie du livre d’Isaïe avait peint le portrait immortel du Serviteur de Dieu, innocent mais affligé pour la guérison de son peuple. Jésus a fusionné les deux figures du Messie et du Serviteur. Les passages où le thème du Serviteur est développé étaient manifestement constamment présents à l’esprit de Jésus. La voix entendue lors du Baptême rappelait l’apostrophe prophétique : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme trouve son plaisir ; j’ai placé mon esprit sur lui. »[36] La première prédication à Nazareth s’appuie sur le même extrait de la littérature prophétique. La réponse à la question du Baptiste est pleine de réminiscences des mêmes passages. Ce cercle d’idées est sans doute à l’origine de la mystérieuse parole du Seigneur selon laquelle il était venu pour être serviteur et « donner sa vie en rançon pour beaucoup ».[37] Il ne fait guère de doute que Jésus se considérait à la fois comme Messie et Serviteur. Dans cette fusion de figures religieuses, nous pouvons lire la raison de [ p. 64 ] la Passion. Jésus aurait pu éviter l’affrontement avec les autorités qui a conduit à sa mort ; il les a volontairement défiées dans le but d’instaurer le Royaume. Jésus lui-même a voulu supporter les malheurs qui étaient le prélude nécessaire de l’ère messianique.
La doctrine chrétienne de Dieu est tôt ou tard amenée au mystère de la croix. C’est inévitable, car la croix est essentielle à la compréhension de la pensée divine de Jésus. La volonté du Père, telle qu’il la croyait, l’y conduisit et refusa que cette coupe s’éloigne de lui[38]. Le genre de Dieu en qui Jésus croyait était celui qui exigeait sa souffrance. Nous ne percevrons pas les profondeurs de l’idée chrétienne de Dieu si nous tentons de minimiser ce fait. Nous éviterons une déduction désastreuse que la théologie en a souvent tirée. Certaines doctrines de l’Expiation ont suggéré que Dieu exige une certaine souffrance pour satisfaire sa justice avant de pardonner aux pécheurs, et cette souffrance, le Christ l’a supportée. À première vue, on pourrait croire que cette superstition pernicieuse puisait son origine dans l’esprit du Christ, car il croyait devoir arracher le Royaume de la main réticente de Dieu par le sacrifice suprême. Cette croyance aurait certainement été en contradiction étrange avec la conception de la paternité, et nous serions forcés de supposer que la confiance initiale en un Père aimant a finalement été remplacée par une foi plus sombre et plus faible. La clé pour comprendre ce mystère est certainement de comprendre que c’était le Messie qui souffrait. Jésus se concevait comme le représentant de Dieu, comme le centre du Royaume, le Fils de l’Homme qui devait venir sur les nuées du Ciel avec les saints anges. Il était donc approprié que le représentant de Dieu fasse preuve de cet amour généreux qui est la nature de Dieu et porte lui-même le poids de [ p. 65 ] la lutte contre la puissance du mal. La croix est l’aboutissement de la foi de Jésus selon laquelle Dieu est amour et que l’expression de l’amour est le sacrifice de soi.
Une autre question est soulevée par une méditation sur la place de la croix dans l’expérience divine de Jésus. En un sens, il acceptait la croix comme inévitable, et on a soutenu que sa conception de la Providence divine était si stricte qu’il croyait chaque événement prédéterminé par le plan divin. Nous avons déjà observé qu’il considérait toutes choses comme dépendant de la volonté divine et, en exprimant cette vérité, il ignore les causes secondes, passant directement à la Cause créatrice. Les auteurs de la littérature eschatologique, comme nous l’avons vu, adoptent globalement une vision déterministe de l’histoire, et dans la mesure où l’idée eschatologique est présente dans l’enseignement de notre Seigneur, cela suggère qu’il a accepté la même théorie du plan providentiel inviolable. Il faut ajouter que le quatrième Évangile semble représenter le Christ avançant, à travers tous les actes d’un drame prédestiné, vers la croix qu’il avait prévue comme sa destinée. Certaines paroles incontestablement authentiques de Jésus peuvent suggérer, à première vue, une croyance en la détermination absolue de tous les événements par la volonté divine, bien qu’il soit inutile de préciser que le problème abstrait de la liberté et de la nécessité ne lui est pas venu à l’esprit. Les paroles qui suggèrent une détermination sont cependant contrebalancées par d’autres, et sa pensée, dans l’ensemble, ne s’écarte pas de la conviction prophétique selon laquelle il est au pouvoir des hommes « d’entendre ou de s’abstenir ». La dépendance ultime de toutes choses à la volonté créatrice de Dieu n’abroge pas la liberté des hommes ni la possibilité de rébellion. Bien qu’aucun moineau ne tombe à terre sans la volonté du Père céleste[39], il n’est pas dit que la chute [ p. 66 ] soit directement due à la volonté ou à la prédétermination du Père. Jésus a clairement admis l’existence des esprits mauvais et leur a attribué des maladies et des affections contraires à la volonté de Dieu. Parlant d’une femme infirme, il ne dit pas « cette femme que Dieu a affligée », mais « cette femme que Satan a liée ».[40] La croix inévitable n’était pas rendue nécessaire par un destin inexorable ni par un plan fixe et immuable, mais par les actes des hommes qui n’étaient pas inévitables et les conditions que ces actes avaient créées. Celui qui pria dans le Jardin pour que la coupe passe pouvait difficilement croire qu’elle avait été prédestinée comme étant nécessaire en toutes circonstances ; et en effet, ce serait un étrange paradoxe d’affirmer que, dans la croyance de Jésus, tous les événements sont la conséquence directe de la volonté de Dieu, puisque le message de sa prédication est que la volonté de Dieu n’est pas faite, et que les hommes doivent se repentir afin qu’elle soit faite en eux, et prier et travailler pour qu’elle soit faite dans le monde.
CHAPITRE II. LE DÉVELOPPEMENT DE LA CONCEPTION DE DIEU | Page de titre | CHAPITRE IV. L'EXPÉRIENCE CHRÉTIENNE DE DIEU |
Tractatus Theologico-politicus, cap. IV. ↩︎
Cf. AN Whitehead, Science et le monde moderne, chapitre I. ↩︎
Principe d’individualité et de valeur, p. 79. ↩︎
Cf. son Problème du christianisme. ↩︎
Cf. Loisy, l’Evangile et l’Eglise. ↩︎
Ceci peut être contesté, cf. HJ White dans Church Quarterly Review, 1915. ↩︎
Saint Marc XV. 34, cf. Ps. XXII. ↩︎
Variétés d’expérience religieuse, p. 80. ↩︎
Voir, par exemple, saint Matthieu IV; XVI. 21ss; XXVI. 39ss. et des passages parallèles dans saint Marc et saint Luc. ↩︎
Saint Jean IV. 34. ↩︎
Saint Matthieu XVI. 36 et suiv.; Saint Marc XIV. 32 et suiv.; Saint Luc XXV. 40 et suiv. ↩︎
Ps. XXXIII. 9 ; CIV. 30, 315 de. Bultmann, Jésus, p. 123. ↩︎
Ésaïe LVII. 15 ↩︎
Jér. XXXI. 31-34. ↩︎
Saint Luc XXII. 20. ↩︎
Saint Luc XVII, 21 ↩︎
Dieu des premiers chrétiens, pp. 11, 12. ↩︎
Ésaïe XLV. 21. ↩︎
Isa, XLVI. 13. ↩︎
Les Évangiles synoptiques. Vol. I, p. CXVIII. ↩︎
Saint Luc XV. 4-7. ↩︎
JK Mozley, La doctrine de Dieu, p. 90. ↩︎
St. Matthieu X. 29. ↩︎
Saint Jean x. 12. ↩︎
Dieu, le Christ et l’Église, pp. 1-31. ↩︎
Rom. VIII. 15. ↩︎
1 Jean III. 2. ↩︎
St. Matthieu VII. 11 ↩︎
St. Matthieu XV. 24. ↩︎
Saint Matthieu VIII. 11; Saint Luc XIII. 29. ↩︎
Saint Luc X. 30-37. ↩︎
Saint Luc VII. 2-10. ↩︎
Saint Marc VII. 19 ↩︎
Saint Luc X. 30-37 ; Saint Luc VII. 7 ; Saint Matthieu VIII. 20. Rashdall : L’idée de l’expiation, pp. 16 et suivantes. Voir l’intégralité de la précieuse discussion de Rashdall sur cette question. ↩︎
Isaïe, LXII. ↩︎
Ésaïe XLII. 1. ↩︎
Saint Luc IV. 18; Saint Matthieu XI. 5; Saint Luc VII. 22; Saint Marc X. 45; Isaïe, LIII. 11. ↩︎
Saint Marc XIV. 36 et parallèles. ↩︎
St. Matthieu X. 29. ↩︎
Saint Luc XIII. 16. ↩︎