[ p. 157 ]
Nous nous intéressons au Dieu connu dans l’expérience religieuse, et principalement à l’interprétation de l’expérience chrétienne. La question de savoir quel genre de Déité ou d’Absolu, s’il en est, l’intellect peut être amené à concevoir lorsqu’il s’exerce indépendamment de la vie religieuse humaine, n’est donc pas notre principal intérêt. Nous ne suivrons donc pas la voie du pur métaphysicien, habitué à aborder le problème de la religion et l’idée de Dieu au terme de sa recherche. Nous sommes convaincus que la conscience religieuse est d’une importance capitale et que les idées religieuses ne peuvent être utilement considérées que de l’intérieur de la religion. Notre première tâche est donc d’interroger la religion elle-même et de rendre, si possible, sa réponse cohérente et intelligible. Naturellement, nous ne pouvons rester indifférents aux considérations et critiques suggérées par la philosophie et la science, même si nous affirmons que le dernier mot ne leur appartient pas. Un examen critique des idées religieuses peut aboutir à plusieurs résultats. On pourrait concevoir que les conclusions auxquelles la réflexion philosophique semble nous conduire soient en totale opposition avec celles qui semblent découler de l’étude de l’expérience religieuse. Même si nous étions contraints de rester dans cette position, il ne serait pas raisonnable de rejeter la vie religieuse comme fondée sur une simple illusion. Agir ainsi [ p. 158 ] reviendrait à accorder une confiance injustifiée à la complétude et à la finalité de notre vision philosophique. Mais nous serions réduits à l’expédient inconfortable d’admettre qu’il existe une contradiction entre deux formes ou aspects de notre vie spirituelle, contradiction que nous ne pouvons résoudre ; et nous devrions abandonner pour l’instant toute tentative de présenter la croyance au Dieu de la religion comme défendable rationnellement. Nous serions contraints de revenir à l’expérience elle-même comme seul fondement de la foi et de la connaissance de son Objet.
Personne ne se satisferait vraiment d’une telle situation, et nous devrions continuer à faire appel à une science et une philosophie « mieux informées », même si nous ne voyons aucun moyen d’acquérir cette meilleure information. Nous ne pouvons croire qu’en fin de compte, la vie de l’esprit soit ainsi divisée contre elle-même. Plus probablement, nous constaterions que nos conclusions philosophiques et notre expérience religieuse ne sont pas en contradiction absolue, mais que les idées religieuses nécessitent une clarification et une critique pour les mettre en harmonie avec les enseignements de l’intelligence pure. Dans ce cas, il serait évident de se demander dans quelle mesure les images et les symboles dans lesquels l’esprit religieux a résumé son expérience peuvent être interprétés et modifiés par la raison sans porter atteinte à leur contenu spirituel. Le seul expédient injustifié est de rejeter la conscience religieuse comme n’ayant aucun rapport avec la réalité et ses preuves comme totalement insignifiantes. Agir ainsi ne serait pas, en principe, différent de la démarche d’un penseur qui, faute de trouver une preuve satisfaisante de la réalité de la nature, devrait décrire son expérience directe d’un monde objectif comme n’étant rien de plus qu’un rêve.
[ p. 159 ]
I
Il nous faut donc d’abord nous demander si l’expérience religieuse, prise dans son ensemble, témoigne d’un Dieu personnel.
L’homme ordinaire, interrogé sur sa croyance en la personnalité de Dieu, répondrait probablement qu’il ne comprend pas pourquoi quelqu’un devrait s’inquiéter d’une Déité impersonnelle, mais nuancerait immédiatement sa réponse en affirmant que, bien sûr, Dieu ne peut être personnel au même titre que nous. Les opinions des « hommes ordinaires » en matière de religion et de morale méritent plus d’attention que celles qu’elles reçoivent généralement des philosophes, car, bien qu’elles manquent parfois de cohérence logique, elles se forment dans le cours de la vie humaine d’où doivent être tirées nos données théologiques et éthiques. Nous aurons des raisons de croire que l’homme ordinaire a raison sur cette question de la personnalité divine. Sa conviction que Dieu doit être personnel se fonde sur sa propre vie religieuse et sur ce qu’il a recueilli de l’expérience religieuse d’autrui ; mais son soupçon que Dieu doit être personnel d’une manière différente de celle de la personnalité humaine repose aussi en partie sur certains moments de sentiment religieux, ainsi que sur la vague réflexion que la nature divine doit être très différente de la nôtre.
En effet, le témoignage de l’expérience religieuse sur la personnalité de Dieu n’est pas aussi univoque qu’on pourrait le supposer. Si nous avions choisi comme témoin les races orientales et formulé notre question sous la forme : Le Divin est-il personnel ? La réponse aurait peut-être été différente. Neti, neti, « ce n’est pas cela », a été dans l’ensemble la réponse de la religion indienne à toutes les tentatives de détermination de la Nature divine. Mais, outre l’influence de traditions théologiques divergentes, il existe [ p. 160 ] des moments de véritable intuition spirituelle, que chacun qualifierait de religieux, mais qui ne suggèrent ni n’impliquent la présence d’un Dieu personnel. Les états de l’âme où elle accède à une conscience écrasante de son propre néant face à l’immensité de l’Être, le simple sentiment de dépendance à l’infini, sont des éléments de toute conscience religieuse ayant dépassé le stade de la barbarie, mais ils ne contiennent pas, en tant que tels, la suggestion immédiate d’une réponse personnelle. La contemplation des « cieux étoilés » peut induire une émotion religieuse qui n’a aucune tendance à évoquer la pensée d’un Créateur, et la religiosité de la contemplation ne dépend pas nécessairement de l’audition de la voix dans « l’oreille de la raison » proclamant : « la main qui nous a créés est divine ».[1]
Cependant, compte tenu de cette apparente lacune dans le témoignage et du fait que les grandes religions ont produit des théologies impersonnelles, nous devons néanmoins maintenir que le verdict de l’homme ordinaire est justifié. Il est clair que la conception que nous avons adoptée de la nature de l’expérience religieuse nous engage à partager son avis. Si cela est vrai dans son ensemble, l’essence de la situation religieuse réside dans l’intuition d’une réponse à l’esprit humain qui dépasse tout autre type de réactivité du fait de son caractère actif et vivant. Or, les formes d’activité vivante les plus élevées et les plus complètes, ainsi que les pouvoirs de réactivité les plus variés, sont manifestement ceux que nous appelons personnels. Si nous sommes convaincus que tout Dieu qui nous concerne doit être un Dieu vivant, nous serons [ p. 161 ] nécessairement amenés à le considérer comme personnel, car être une personne est la manière la plus adéquate d’être vivant.
Il nous faut ici aussi rappeler cet élément de l’attitude religieuse que nous avons osé désigner par l’expression « la justification des valeurs ». Que cette expression soit juste ou non, le fait qu’elle vise à décrire est indéniable. La religion cherche en Dieu l’assurance que les jugements permanents du bien et du mal que l’esprit humain est poussé à formuler trouvent leur fondement dans la Réalité. Mais, à notre connaissance, aucune valeur, quelle qu’elle soit, ne peut exister ni avoir de sens en dehors de la vie et de l’expérience personnelles. Enlevez au monde toute conscience personnelle et, d’un seul coup, vous détruisez toute valeur. Tout au plus pourrait-on soutenir que les conditions qui engendreraient les valeurs subsisteraient lorsque la conscience personnelle réapparaîtrait. De plus, la création de valeurs, esthétiques et morales, est, selon notre expérience, l’œuvre de l’imagination et de la volonté personnelles. Il existe une façon abstraite de parler, très en vogue actuellement, qui considère les Valeurs Éternelles comme si elles avaient une existence ou une subsistance indépendante. Cette façon de parler peut être utile à des fins particulières, tout comme nous n’avons pas tort de concevoir la « nature » comme existant indépendamment de l’esprit ; mais l’une de ces abstractions peut être aussi trompeuse que l’autre si l’on oublie qu’elles sont conçues par commodité. En fait, nous ne connaissons ni la nature indépendamment de l’esprit, ni la valeur indépendamment de la personnalité.
Nous devons donc soutenir que les états religieux de l’âme et les expressions de dévotion qui n’envisagent pas explicitement la Personnalité Divine sont imparfaits et partiaux pris isolément. Ceci est confirmé par l’étude des religions qui ont pour fondement apparent une théologie ou une philosophie non théiste. [ p. 162 ] La religion réelle de la majorité des membres de l’Église ou de la communauté est généralement polythéiste, et même les formes les plus élevées de dévotion sont imprégnées d’imagerie personnelle. Le bouddhisme est au cœur de toutes les théories religieuses et, si nous le considérons tel qu’il était conçu par son fondateur, il nous fournit l’exemple d’un credo missionnaire qui ne laisse aucune place à un Dieu personnel. La religion de Gotama est fondée sur une vision nihiliste, voire athée, du monde. Mais il faut distinguer entre Bouddha et le bouddhisme. Les développements ultérieurs du bouddhisme, notamment dans sa forme mahayana, marquent sans doute, à bien des égards, un déclin par rapport à l’enseignement du Fondateur ; mais cette transition, bien que peut-être éthiquement et philosophiquement dégénérative, marque aussi un passage d’une doctrine éthique fondée sur une psychologie pessimiste à la religion. Le fait marquant concernant le bouddhisme est qu’il ne pouvait s’en tenir au point de vue du Bouddha. Pour être une religion, il était contraint par une nécessité intérieure d’avoir des divinités personnelles, et la vénération de la Voie s’est absorbée dans la vénération plus personnelle du Rédempteur qui l’a découverte.
Mais là encore, il faut se garder d’accepter le langage de la dévotion à sa valeur nominale comme preuve de l’attitude de l’âme et des idées dominantes de la religion qu’il exprime. Toute prière, toute adoration est pleine de symboles et d’images à demi-conscients. L’adorateur est inévitablement un poète qui indique son objet plutôt que de le définir. Et la littérature dévotionnelle est, bien sûr, pleine de reconnaissances de l’inadéquation de tous les mots et images qu’elle emploie. Chacune de nos paroles, chacune de nos pensées est en deçà de la Réalité : il ne s’agit pas d’une conclusion philosophique, mais d’une conviction fondamentale de la conscience religieuse elle-même. Il serait donc risqué d’affirmer que l’expérience religieuse [ p. 163 ] témoigne sans réserve de la Personnalité Divine. Si l’idée du « suprapersonnel » a un sens, on pourrait certainement affirmer que la conscience religieuse serait, dans l’ensemble, favorable à son attribution à Dieu. Mais cela s’oppose catégoriquement à l’idée que suprapersonnel équivaut à « impersonnel ». Dieu est au moins personnel ; et si l’affirmation de la Personnalité divine est une affirmation inadéquate contenant une part d’illusion, ce n’est pas une simple illusion, mais une description imparfaite de ce qui transcende toutes nos catégories.
La doctrine chrétienne de Dieu s’attache à maintenir cette position : qu’Il n’est rien de moins que personnel, et que penser à Lui en termes personnels ne dénature pas totalement Sa nature ; de plus, cette conception personnelle est bien plus vraie et adéquate que toute pensée impersonnelle ou abstraite. Inutile d’aller plus loin. Ce serait une erreur de supposer que la foi chrétienne ait jamais été attachée à la croyance que Dieu est une personne, bien que cette croyance puisse être tout à fait compatible avec l’orthodoxie. Mais la doctrine de la Trinité, telle qu’elle est généralement interprétée, est difficilement conciliable avec l’idée que la Divinité est une Personne ; elle implique plutôt que la Divinité est une unité de Personnes. Néanmoins, la foi et l’expérience chrétiennes partagent l’affirmation que dans la Vie divine réside la perfection de la personnalité, telle qu’elle se manifeste dans l’Incarnation à travers la vie d’une Personne humaine parfaite.
II
Jusqu’ici, nous avons utilisé les mots « personne » et « personnel » comme si leur signification était claire et bien connue ; mais il nous faut maintenant aborder le problème de la nature de la personnalité afin d’examiner les [ p. 164 ] implications de la Personnalité Divine et toutes les raisons qui, outre le témoignage de l’expérience religieuse, peuvent être invoquées pour défendre cette croyance. Les discussions de ce genre commencent généralement par une tentative de définir le mot « personne » et de distinguer les qualités caractéristiques qui distinguent les « personnes » de tous les autres êtres. Je dirai d’emblée que je ne propose aucune définition, pour la très bonne raison que je crois la personnalité indéfinissable. Comme nous le verrons plus loin, la personnalité est ce qui, pour nous, est ultimement réel, ce dont nous tirons toutes nos conceptions de la réalité et de l’être, et qui, en même temps, est incapable d’être un objet de connaissance au sens ordinaire du terme. Il n’est donc pas surprenant que toutes les définitions proposées de la personnalité aient jusqu’à présent échoué. Mais si nous ne pouvons espérer formuler une définition logique, nous ne sommes pas pour autant exclus de toute connaissance de la personnalité. Même si nous ne parvenons jamais à obtenir un concept clair de « personne », nous pouvons avoir, pour reprendre la formule de Berkeley, une « notion » ou décrire une intuition afin qu’elle puisse être reconnue par autrui.
Celui qui s’intéresse à la nature de la personnalité peut adopter deux points de vue. Il peut aborder le problème « objectivement » et considérer les personnes comme une espèce d’objets parmi tant d’autres qui composent le monde ; ou bien il peut adopter un point de vue « subjectif » et s’efforcer de saisir le sens de la personnalité par une réflexion sur lui-même. Les deux méthodes ne s’excluent pas mutuellement ; l’une implique même l’autre ; mais il est évident que nous pouvons espérer acquérir une compréhension plus profonde de la vie personnelle en considérant notre propre expérience plutôt que par l’observation d’autrui.
Lorsque nous considérons les personnes comme faisant partie du monde des objets, nous remarquons immédiatement qu’elles appartiennent à la classe des êtres vivants et occupent le segment le plus élevé de [ p. 165 ] l’échelle qui s’étend de l’homme à la cellule la plus simple. La différence entre les membres supérieurs et inférieurs de la série des êtres vivants peut être définie de diverses manières, mais l’une des plus simples et des plus éclairantes est de suivre la piste de l’individualité. L’être vivant, quel que soit son niveau, est un individu dans un sens qui n’est vrai d’aucun objet matériel non vivant. On peut en effet se demander si le mot individu doit être appliqué au-dessous du niveau de la vie, sauf dans un sens dérivé ou métaphorique. Mais nous n’avons pas besoin d’entrer dans cette discussion : il suffit pour notre propos que l’être vivant soit distinctement un individu ; il constitue un tout et agit comme tel pendant une période donnée. De plus, toute élévation dans l’échelle de la vie est un accroissement de l’individualité. Le chien est clairement plus individuel que l’huître.
Mais cette augmentation de l’individualité s’accompagne, et est intimement liée, à une complexité croissante, tant au niveau de la structure que de la fonction. Dès l’origine, l’individu est une unité de multiplicité, un ensemble systématique de parties et d’activités. Chez les êtres les plus complètement individuels, la complexité et l’unité se sont accrues. Cet attribut des êtres vivants, l’unité et la complexité, nous est d’abord connu à travers leur comportement ; et même en nous limitant à cela, nous pouvons observer une cohérence de comportement face à des circonstances changeantes, une adaptabilité dans la poursuite de fins lointaines, qui distingue les types situés à l’extrémité supérieure de l’échelle de ceux situés à l’extrémité inférieure. Mais même dans une approche objective du problème, nous ne devons pas nous limiter à noter le comportement extérieur. Bien que le mode de conscience ou de sensibilité des formes les plus simples d’individualité puisse nous être inconcevable, nous sommes conscients qu’il existe une élévation de l’échelle de conscience correspondant à l’élévation de l’échelle de structure et de [ p. 166 ] fonction. Une complexité intérieure répond à l’extérieur. Et là aussi, les mêmes caractéristiques générales se présentent : les types supérieurs d’individualité sont des unités d’éléments mentaux très complexes. Mais lorsque nous prenons en compte l’aspect intérieur des individus, nous remarquons une qualité des types plus avancés qui aurait pu échapper à notre attention si nous nous en tenions au comportement extérieur. Cette spontanéité, cette capacité à vivre et à agir depuis le centre, présente dans une certaine mesure dans tout être vivant, atteint son plein développement chez les individus que nous appellerions personnes. Ils sont conscients d’eux-mêmes et s’auto-dirigeants, capables de modifier leur comportement conformément à des principes généraux ou à des jugements de valeur.
Il est essentiel de s’attarder sur cet aspect de l’individualité personnelle, car, d’un point de vue objectif, c’est là sa principale distinction par rapport aux autres formes d’individualité. La spontanéité des formes inférieures de vie s’exerce dans des limites étroites, et les individus qui appartiennent à ces niveaux d’être sont englués dans des sillons dont ils ne peuvent s’échapper. Leur spontanéité est, pour reprendre le mot favori de Bergson, « canalisée ». De l’homme seul, on peut dire que ses potentialités sont sans limites connues. En lui, la spontanéité est devenue créativité ; et, avec l’émergence de cette nouvelle qualité, nous sommes confrontés à un nouveau type d’être. La créativité est la marque de la personnalité. Si nous voulons comprendre ce qu’est la personnalité, nous pouvons examiner ses réalisations. La culture, l’art, la civilisation ont été créés par des personnes : et ces créations de l’esprit personnel, qui transcendent le domaine de la nature, sont soutenues par des personnes. Elles vivent d’un acte continu de puissance créatrice qui émane d’innombrables personnes. Ôtez la vie personnelle et elles disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé.
Bien qu’une considération objective de ses phénomènes nous permette d’acquérir une compréhension indispensable de [ p. 167 ] la nature de la personnalité, une approche subjective nous permettra peut-être de mieux la comprendre et de résoudre des problèmes plus complexes. La psychologie analytique, qui part de l’introspection, a beaucoup à dire sur cette question, mais elle a trop souvent été trompeuse en raison d’une imperfection de sa méthode. Elle a traité le problème du soi comme s’il s’agissait d’une simple analyse. Elle a implicitement supposé que le soi est une existence composite, compréhensible en distinguant les éléments qui le composent et en exposant leurs relations. Au cours de cette analyse, l’idée d’une « âme » ou d’un « soi » substantiel, possédant ses états ou porteur de ses expériences, a disparu, et le soi a été réduit à une somme ou une série d’états ou d’expériences. La philosophie n’a pas non plus été, dans l’ensemble, encline à accepter l’existence réelle et substantielle du soi ou de l’âme. Dans l’Idéalisme absolu, qui a été, jusqu’à récemment, la philosophie académique dominante en Angleterre et en Amérique, l’individualité n’a été présentée que comme une apparition passagère de l’Absolu[2]. Malgré cette convergence d’attaques, cependant, l’homme ordinaire a eu du mal à croire que son soi était une simple construction mentale et a persisté obstinément à croire qu’il était, d’une certaine manière, plus réel que ses états de conscience et ses expériences – qu’il les possédait plutôt que de les considérer comme lui.
Les récents mouvements de recherche psychologique semblent confirmer cette conviction obstinée. Le Dr Tennant a souligné la méthode fallacieuse consistant à accorder une attention exclusive aux « aspects rationnels de la personnalité », tels que « sa capacité de communion » ou « son appartenance à un système d’êtres réels », [ p. 168 ], car on néglige ainsi un élément fondamental de la personnalité. Le Dr Tennant appelle ce facteur négligé « l’individualité imperméable » et le « noyau alogique ».[3] La première expression est peut-être suffisamment explicite, et la vérité qu’elle exprime est évidente lorsque l’on réfléchit que mon expérience, bien que presque identique à la vôtre en contenu, demeure la mienne et n’est pas en fait identique à la vôtre. Aussi profondément que je puisse sympathiser avec votre douleur, je ne la ressens pas, et vous ne pouvez pas ressentir la mienne. Les personnes ne sont pas, comme le remarque le Dr Tennant, « entièrement fluides » : elles ont ou sont des centres d’expérience. Par « élément logique », le Dr Tennant entend indiquer qu’au cœur du soi se trouve un facteur qui échappe à l’analyse intellectuelle. Mais nous pouvons aller plus loin et nous interroger sur ce qu’est ce « noyau » et pourquoi il échappe à notre compréhension. La réponse que nous pouvons suggérer est que le soi central et essentiel est l’activité, et que le mouvement et l’activité échappent, par nature, à l’intellect analytique.
Pour poursuivre cette suggestion, il nous faut distinguer entre le concept de soi ou de personnalité et l’intuition de l’individualité. Les psychologues n’ont pas toujours gardé cette distinction à l’esprit et se sont donc contentés d’une explication de l’origine de l’idée de soi, ce qui ne constitue qu’une partie du problème. James Ward, dans ses Principes de psychologie, a insisté sur l’impossibilité de construire une psychologie du soi sans admettre un sujet d’expérience comme donnée essentielle[4]. Les développements ultérieurs de la psychologie ont confirmé le point de vue de Ward. Certains signes indiquent que la réaction contre la vision purement analytique ira beaucoup plus loin. Une contribution importante a été apportée à [ p. 169 ] la discussion du Dr Francis Aveling dans son Approche psychologique de la réalité, qui se fonde sur des recherches empiriques et expérimentales sur l’expérience du soi et tente de les relier aux problèmes de la philosophie. Le Dr Aveling soutient que l’expérience vécue et connue, à partir de laquelle nous devons partir de toute construction philosophique, est toujours une expérience d’un soi ou « ego ». « Le fait primordial de connaître consiste en l’expérience connue qui peut être énoncée et ne peut l’être que sous la forme d’un jugement tel que “je sais quelque chose”[5]. » Elle ne peut être pleinement exprimée que par la formule : « Je suis conscient de moi-même comme ressentant, voulant ou connaissant, je me connais sentant, voulant ou connaissant quelque chose ». Il y a toujours « donné » dans l’expérience l’ego central, organisateur et actif.
L’importance de ce point de vue est évidente, et nous devons avouer qu’il ne bénéficie d’aucun consensus parmi les psychologues. Que l’existence de ce soi central, actif et organisateur soit une donnée immédiate de l’expérience consciente serait certainement niée par de nombreuses autorités. Mais en la matière, la décision repose sur l’introspection. Aucun raisonnement ni aucune analyse ne peuvent trancher la question. Tout au plus peut-il démontrer le caractère insatisfaisant des théories du soi qui ignorent l’ego central et suggérer, comme l’a fait le Dr Aveling, une explication à l’échec de nombreux chercheurs à découvrir cette intuition fondamentale du soi. Il est intéressant de noter qu’ici aussi, la théorie psychologique peut prétendre au soutien d’une école philosophique. La négation du soi « réel » sur la base de la psychologie analytique trouve confirmation dans la philosophie de l’Idéalisme Absolu ; l’affirmation de la réalité du soi telle qu’elle est donnée par l’activité consciente est en harmonie avec la [ p. 170 ] Idéalisme « activiste » de Gentil. Il existe en effet un accord remarquable et manifestement indépendant entre le Dr Aveling et le philosophe italien.
Il faut souligner à nouveau la nette distinction entre la vision « activiste » du soi que nous défendons et la conception courante dans la plupart des psychologies modernes. Selon cette théorie, le soi se construit à partir d’éléments antérieurs : à nos yeux, l’élément central et essentiel de l’individualité est d’emblée l’ego réel et actif, continuellement créateur. Il ne faut cependant pas commettre l’erreur de supposer avoir une intuition du soi comme « substance » au sens courant du terme. Nous n’avons pas une connaissance immédiate du soi comme entité dotée du potentiel de connaître, de ressentir et de vouloir ; le soi est connu dans l’expérience toujours et seulement comme activité. Le soi révélé par l’intuition ne doit pas, une fois de plus, être identifié au « sujet pur » qui a joué un rôle important dans les théories de la connaissance. L’ego réel et central n’est jamais perçu comme le simple connaisseur, le sujet logique sans caractère, mais toujours comme l’activité de sentir, de vouloir et de connaître. Notre conscience la plus profonde est donc une prise de conscience immédiate du « soi profond, sujet de la connaissance, porteur du sentiment et agent du vouloir ».[6] C’est dans cette expérience de soi que nous touchons à la réalité unique et indubitable d’où découlent en définitive toutes nos conceptions du sens de la « réalité ». Descartes n’avait pas tort lorsqu’il trouvait dans le « cogito ergo sum » le fondement inattaquable de la connaissance ; mais il se méprenait sur la signification de cette découverte lorsqu’il interprétait le soi connaissant comme une « substance pensante ». La seule réalité fondamentale est l’activité de penser, qui inclut en elle le sentiment et la volonté.
Cette conception activiste du soi n’est pas présentée comme un substitut [ p. 171 ] aux doctrines de la psychologie scientifique. Celles-ci contiennent une part de vérité et peuvent s’harmoniser avec la conception de l’activité organisatrice et modelante à laquelle, comme nous le soutenons, l’introspection nous conduit. Parmi les conclusions psychologiques concernant la personnalité, nous pouvons nous attarder sur celle qui est de la plus haute importance. La progression d’un soi vers la pleine personnalité est indéniablement un processus d’intégration, l’obtention d’une cohérence et d’une unité accrues. En d’autres termes, cette activité qui est la vie du soi peut atteindre un degré de signification plus élevé et prendre, pour ainsi dire, la forme d’une courbe intelligible plutôt que celle d’un zigzag sans but. De plus, cette cohérence est conditionnée et dépend de l’adoption de fins idéales. Il est donc juste d’affirmer que la vie personnelle est avant tout une vie qui a un sens au-delà de celui du simple soi ; elle représente quelque chose dans le monde, ce qui ne serait pas le cas pour des centres inférieurs de conscience et d’activité. Cette caractéristique de la personnalité est étroitement liée à une autre, non moins importante à garder à l’esprit : la personnalité est essentiellement sociale : la communion avec autrui, la réaction à ses actions et à ses actions sont, à notre connaissance, des conditions permanentes de la vie personnelle.
La psychologie analytique a beaucoup à nous apprendre sur la conscience de soi. Bien que la conscience « profonde » du soi soit une intuition immédiate de l’activité constitutive, nous avons une connaissance plus intellectuelle de nous-mêmes, où le soi est considéré comme objet de connaissance et de réflexion. Nous nous faisons une idée de nous-mêmes, de notre caractère, de nos dispositions et de nos pouvoirs. Il est clair que, comme toute connaissance réflexive, celle-ci est sujette à erreur. Le phénomène d’estimations erronées du caractère et des capacités par leur possesseur [ p. 172 ] est assez courant. Il est également évident que, pour la pensée discursive, le soi est inconnaissable dans sa plénitude. Le « je », qui est le connaisseur, le sujet, doit toujours être distinct du « moi », qui est connu, l’objet. Force est de constater que notre idée de nous-mêmes est toujours imparfaite et que nous ne pouvons pleinement savoir ce que nous sommes. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que notre connaissance de soi soit totalement fausse et dénuée de valeur. La conception que nous nous faisons de nous-mêmes et sur laquelle nous réfléchissons est une construction fondée sur les tendances à l’action, les impulsions, les idées et les idéaux qui se sont effectivement manifestés dans notre activité personnelle ; et, bien qu’il soit impossible que nous nous connaissions nous-mêmes avec une précision telle que nous puissions prédire avec certitude notre mode d’action dans une situation future, nous pouvons au moins nous forger des opinions probables sur nous-mêmes et sur les autres.
Il y a cependant un autre défaut dans cette connaissance de soi, qui est indéracinable de la conscience humaine. L’intuition de l’actualité du soi en tant qu’activité ne peut jamais se traduire par une connaissance intellectuelle adéquate de sa nature, car le « moi », objet de notre réflexion et de notre critique, ne peut jamais être le produit du seul Moi actif, et donc la représentation du soi réel et de rien d’autre. Car les actes et les impulsions qui, conservés en mémoire, constituent les données de notre conception du soi sont, dans une large mesure, indéfiniment, modifiés par des circonstances que nous ne pouvons influencer ou modifier radicalement. Dans la mesure où notre activité est déterminée par l’environnement, nous sommes privés d’une connaissance complète de nous-mêmes. Le « moi » que je contemple n’est pas simplement la création du Moi, mais le résultat de l’activité centrale du soi, modifiée par les circonstances dans lesquelles cette activité s’est exercée. La personnalité, [ p. 173 ] telle que nous la connaissons, est défectueuse à cet égard, bien que la connaissance de soi soit présente. Et, en effet, caractéristique indispensable de l’existence personnelle, elle ne peut être complète et adéquate. La même réflexion nous convaincra qu’une remarque similaire s’impose à propos de la liberté. Bien que l’activité créatrice de l’ego soit l’essence de la personnalité, sans laquelle elle ne pourrait exister, la liberté humaine ne peut être absolue, car elle est en partie déterminée et limitée par les conditions et l’environnement. Nous sommes ainsi en mesure de constater que la personnalité, sous sa forme humaine, est imparfaite et de noter les suggestions évidentes qu’elle contient d’une Personnalité sans limites.
III
Nous pouvons maintenant aborder la personnalité de Dieu avec une conception plus précise de la nature des problèmes impliqués, et peut-être avec une meilleure compréhension du type de justification que l’on peut trouver à la conviction religieuse selon laquelle Dieu est personnel. L’idée de Dieu est, d’abord, l’idée de l’Être le plus réel. Mais, comme nous l’avons vu, l’intuition du soi est cet élément et ce moment de notre expérience où nous découvrons ce qui est incontestablement réel, et de là, en fin de compte, dérivent tous nos concepts de la réalité. Sur ce fondement, la personnalité de Dieu apparaît comme l’hypothèse la plus acceptable. L’idée de Dieu, à son tour, est l’idée de la Source de tous les êtres : le Créateur. Mais nous avons vu que la création est, dans notre expérience, une marque distinctive de la vie personnelle. La conception d’une Source de l’être suggère l’hypothèse d’un Dieu personnel. L’idée de Dieu est l’idée du Fondement de l’unité, de l’Être en qui toutes choses sont cohérentes. Mais la vie personnelle est la forme la plus définie de multiplicité [ p. 174 ] dans l’unité que nous connaissons, et de ce fait, il est tout à fait raisonnable de penser Dieu comme personnel. De plus, la personnalité telle que nous la connaissons est un type d’existence qui porte en elle la promesse d’une plus grande perfection et d’un degré supérieur d’individualité. À partir des unités très imparfaites que nous présentons nous-mêmes, nous sommes amenés à concevoir une Vie personnelle où ces imperfections auraient disparu. La Personne parfaite serait la solution au problème de l’un et du multiple qui a hanté la philosophie. Cela ne signifie pas, cependant, que le problème soit résolu par l’hypothèse d’un Dieu personnel du point de vue de la philosophie, car, comme nous l’avons vu, le concept de personnalité ne peut être rendu « clair et distinct ».
De telles considérations métaphysiques étayent puissamment les preuves issues de la conscience religieuse et morale. Nous pouvons admettre sans hésiter que, prises isolément, elles ne nous mèneraient pas plus loin que la conclusion que l’hypothèse d’un Dieu personnel est une hypothèse valable. C’est au moins une théorie défendable parmi d’autres, et si elle présente des difficultés, elles ne sont pas plus sérieuses que celles qui surgissent à propos d’hypothèses concurrentes. Le seul philosophe qui n’ait aucune difficulté à affronter est celui qui ne formule aucune affirmation positive sur la Réalité. Mais celui qui se lance dans la quête de la Réalité sans se référer aux témoignages apparents de la religion et de la morale ne peut guère être considéré comme sérieux, car il s’expose à une erreur gratuite en omettant les données les plus significatives. Si, en revanche, nous sommes convaincus de la valeur réelle de l’expérience religieuse et morale de l’homme, les considérations que nous venons d’évoquer nous donneront une raison supplémentaire d’adhérer à la croyance en un Dieu personnel, fruit de la religion dans son ensemble.
[ p. 175 ]
Nous ne devons pas écarter le sujet sans évoquer brièvement les objections particulières qui ont été avancées contre la conception d’un Créateur personnel. Certaines d’entre elles sont liées au problème du mal et seront examinées dans un chapitre ultérieur ; mais d’autres découlent de la nature de la personnalité plutôt que de la nature de la création. La plus célèbre et la plus fondamentale de ces dernières est celle à laquelle Lotze s’est attaqué dans un passage célèbre du Microcosmos. On dit que la personnalité implique l’existence d’un contraste entre le soi et le non-soi, la distinction entre l’ego et un « autre », mais qu’il est impossible d’admettre un quelconque « autre » ou non-soi lorsqu’on tente de concevoir la Personnalité divine ou l’identité infinie. La conception de la personnalité à laquelle nous avons été conduits dans cette discussion nous permettra de répondre de manière générale à cette difficulté, comme Lotze l’a fait. Bien que le contraste entre l’ego et le non-ego soit un accompagnement invariable de la personnalité telle que nous la connaissons, la nature essentielle de la personnalité ne consiste pas et ne peut consister dans ce contraste pris isolément. Son être est une activité positive. Le fait que cette activité se trouve opposée et limitée par des forces ou des conditions qui ne sont pas créées par elle-même peut donc être, non pas un élément nécessaire de la personnalité en tant que telle, mais une caractéristique de la personnalité humaine.
La même difficulté a été soulevée plus récemment par des auteurs en psychologie, qui ont souligné que la vie personnelle ne semble possible qu’au sein d’un environnement. Ainsi, le Dr William Brown soutient que Dieu doit être conçu comme suprapersonnel. On ne peut pas le considérer comme une personne au même titre que nous, car il ne peut avoir d’environnement et nous ne pouvons soutenir qu’il existe quoi que ce soit « en dehors » de lui.[7] [ p. 176 ] On pourrait peut-être ajouter à cela que la réceptivité caractéristique de l’existence personnelle et la capacité de communion semblent impliquer qu’il doit exister un environnement non seulement de réalité impersonnelle autre que la personne, mais aussi d’autres personnes. Nous avons besoin de l’environnement social autant que de celui de la nature pour notre existence personnelle.
Nous devons dire d’emblée que nous ne cherchons pas à défendre une quelconque doctrine de la personnalité solitaire de Dieu, ni à croire que Dieu est une Personne infinie au sens où rien ne pourrait être « inclus » en Lui, dans tous les sens possibles du terme. Notre souci est de maintenir la validité de la Personnalité créatrice, le Dieu dont dépendent toutes choses, et non l’idée d’un Absolu en qui tout existe. De plus, l’Unité divine doit être, à notre avis, une unité concrète, c’est-à-dire une unité de multiplicité et non un simple soi unitaire. Dans le prochain chapitre, nous examinerons la doctrine de la Trinité ; mais nous devons ici anticiper certaines des conclusions qui en seront tirées. Nous avons soutenu dans ce chapitre que la qualité de connaissance de soi, qui est, dans une certaine mesure, un attribut nécessaire de la personnalité, ne peut être pleinement présente chez les personnes humaines, et que seule la Personnalité parfaite de Dieu peut posséder cette qualité dans sa plénitude. Dans l’expérience divine, et dans aucune autre, le « moi », le soi connu, ne peut être l’« image expresse », la représentation adéquate du « Je », celui qui connaît. Mais un instant de réflexion nous montrera qu’il faut aller plus loin. Nous ne pouvons nous en tenir à l’idée du « moi » (le Fils) comme simple construction passive du « Je » (le Père), car un tel objet passif de contemplation ne serait pas, de la manière la plus complète, l’« image expresse » du Contemplateur. Il laisserait de côté précisément cet [ p. 177 ] élément qui constitue l’essence de l’identité et de la personnalité : celui d’être un centre de connaissance et d’activité. Le Fils doit donc être lui-même un centre de connaissance et d’activité. Il ne peut être un objet passif, mais plutôt un Autre vivant dont l’activité permet au Père de se connaître. Ainsi, nous n’avons pas besoin de refuser l’épreuve de l’activité réciproque, de la réactivité et de la communion lorsque nous considérons la Personnalité de Dieu. Au contraire, notre conception de Dieu nous conduit naturellement à penser à la nature divine comme une unité de Personnes dans une réactivité et une communion mutuelles.
Mais une fois cela admis, nous n’avons pas encore entièrement résolu la difficulté : si Dieu est personnel, il doit exister quelque chose « en dehors » de Lui. Abordons le problème général. De toute évidence, l’utilisation d’images telles que « dehors » et « dedans », dérivées de l’espace, risque d’être trompeuse, à moins de rappeler constamment qu’il s’agit de symboles et de s’obstiner à traduire le symbole par son équivalent à chaque tournant de la discussion. Il existe manifestement un sens du mot « dehors » dans lequel aucun théiste intelligent ne pourrait admettre qu’il existe quoi que ce soit « en dehors » de Dieu – le sens littéral. Si nous admettions qu’il puisse exister quoi que ce soit « en dehors » de Dieu sans réserve, nous nous retrouverions contraints à la proposition selon laquelle Dieu est dans l’espace et qu’il est en un lieu et non en d’autres. Si, en revanche, par « dehors » on entend « distinct de », nous pouvons raisonnablement convenir qu’il existe quelque chose « en dehors de Dieu ». Il est indéniable qu’il existe des êtres dont Dieu se distingue. Il s’agit là, en fait, d’un principe essentiel du théisme, et plus particulièrement du théisme chrétien, bien que cette vérité n’ait pas toujours été comprise par les philosophes théistes. Toute dissimulation de cette distinction entre Dieu et ses créatures sous [ p. 178 ] une prétendue loyauté envers « l’infinité » de Dieu mène droit au panthéisme. Nous maintiendrons plus loin que la création, bien que dépendante de Dieu, est distincte de lui.
L’affirmation selon laquelle les créatures sont distinctes de Dieu peut se démontrer nécessaire d’un autre point de vue, lorsque l’on prend en compte un aspect important de la personnalité, sur lequel nous n’avons peut-être pas suffisamment insisté jusqu’ici. L’individu personnel est l’individu éthique. Comme nous l’avons vu, l’unité des centres de conscience actifs qui ont atteint la dignité de la personnalité est conditionnée par la reconnaissance de valeurs et la poursuite d’idéaux. Or, la tentative de réaliser un idéal implique qu’il existe une sphère d’être où cet idéal attend d’être réalisé. L’esprit pour lequel une fin idéale a un sens est celui pour lequel il existe un contraste entre le contenu de sa propre pensée et un état de choses réel. Aucune doctrine de Dieu ne pourrait, bien sûr, admettre que l’imperfection, le contraste avec l’idéal, réside dans la Divinité elle-même. Il serait tout aussi absurde que blasphématoire d’imaginer que Dieu cherche à devenir meilleur, ou qu’une Personne au sein de la Divinité s’efforce d’améliorer une autre. Si donc nous soutenons que Dieu est personnel, nous sommes contraints de conclure qu’il trouve dans le monde créé, ou dans les créatures, la sphère, distincte de lui-même, où ses fins idéales doivent être atteintes. Hors de cet ordre créé, avec son imperfection et sa capacité de progrès, il ne pourrait être personnel. Nous nous intéressons ici simplement au problème de la Personnalité divine ; mais l’idée que nous avons tenté d’éclaircir ici a évidemment d’autres implications qui doivent être réservées à notre discussion sur la création.
Essayons de mettre en perspective les difficiles investigations de ce [ p. 179 ] chapitre. Le lecteur peut à juste titre se plaindre qu’une grande partie de ce qui lui est présenté ici est hautement spéculatif, et que la partie psychologique ne bénéficie même pas d’un consensus des psychologues. Il pourrait être enclin à rejeter l’ensemble parce que certaines parties ne sont pas clairement explicitées. Je l’implore au moins de ne pas attendre un consensus des psychologues avant de se prononcer sur cette question : il serait plus judicieux de rechercher un consensus patrum. La thèse principale défendue ici ne tient pas face aux arguments plus spéculatifs. Elle est que l’Être divin n’est pas mal perçu lorsqu’il est conçu en termes de vie personnelle. La divinité est peut-être mieux décrite comme « suprapersonnelle », mais les catégories impersonnelles ne sont pas admissibles. Elles nous donnent une fausse conception du Divin, et non une conception supérieure. Bien que la nature de la personnalité ne soit pas strictement définissable, nous avons acquis une certaine idée de ce qu’implique l’existence personnelle ; et nos réflexions à ce sujet nous ont conduits à une conception qui nous permet d’attribuer la personnalité à Dieu dans un sens qui ne diffère pas de celui que nous donnons au terme « personnes humaines ». Il faut seulement supposer que l’expérience divine est le seul exemple de personnalité dans sa plénitude. Sans doute, certains points de notre argumentation sont sujets à controverse, mais l’axe principal de notre réflexion ne repose pas, je crois, sur des hypothèses réellement douteuses. Après tout, notre tâche principale n’est pas de parvenir à une définition définitive de la « personne », mais de justifier et de clarifier l’expérience chrétienne de la relation personnelle avec Dieu. En même temps, je maintiendrai avec la plus grande fermeté l’exactitude générale de la conception « activiste » du soi adoptée dans ce chapitre. Son importance deviendra peut-être plus évidente à mesure que nous avancerons.
« Ils se réjouissent tous aux oreilles de la raison,
Et prononce une voix glorieuse ;
Chantant toujours tandis qu’ils brillent,
« La main qui nous a créés est divine. » J. Addison. ↩︎
Cf. Bradley, Apparence et Réalité, deuxième édition, p. 173. ↩︎
FR Tennant, Théologie philosophique, Vol. I. pp. 126, 127. ↩︎
Principes de psychologie, pp 34-41. ↩︎
Op. cit., pp. 192-3. ↩︎
Aveling, op. cit., p. 205. ↩︎
W. Brown, Science et personnalité, pp. 224 et suivantes. ↩︎