[p. xi]
Le Zend-Avesta est le livre sacré des Parsis, c’est-à-dire des rares adeptes restants de cette religion qui régnait sur la Perse à l’époque où le second successeur de Mahomet renversa la dynastie sassanide [1], et que l’on a appelé dualisme, mazdéisme, magisme, zoroastrisme ou culte du Feu, selon que son principe principal, son Dieu suprême [2], ses prêtres, son fondateur supposé ou son objet apparent de culte a été le plus souvent retenu. Moins d’un siècle après leur défaite, presque tous les peuples conquis furent amenés à la foi de leurs nouveaux dirigeants, soit par la force, soit par la politique, soit par le pouvoir attractif d’une forme plus simple de croyance. Mais beaucoup de ceux qui restèrent attachés à la foi de leurs pères partirent à l’étranger en quête d’un nouveau foyer, où ils pourraient librement adorer leurs anciens dieux, dire leurs anciennes prières et accomplir leurs anciens rites. Ils trouvèrent enfin ce foyer parmi les Hindous tolérants, sur la côte occidentale de l’Inde et dans la péninsule de Guzerat [3]. C’est là qu’ils prospérèrent et qu’ils vivent encore, tandis que les rangs de leurs coreligionnaires en Perse s’amenuisent et s’amenuisent de jour en jour [4].
De même que les Parsis sont les ruines d’un peuple, leurs livres sacrés sont les ruines d’une religion. Aucune autre grande croyance au monde n’a jamais laissé de monuments aussi pauvres et aussi maigres de sa splendeur passée. Pourtant, grande est la valeur que ce petit livre, l’Avesta, et la croyance de ce peuple peu nombreux, les Parsis, ont aux yeux de l’historien et du théologien, car ils nous présentent le dernier reflet des idées qui prévalaient en Iran pendant les cinq siècles qui précédèrent et les sept qui suivirent la naissance du Christ, période qui donna au monde les Évangiles, le Talmud et le Coran. La Perse, on le sait, a eu une grande influence sur chacun des mouvements qui ont produit ou procédé de ces trois livres ; elle a beaucoup prêté aux premiers hérésiarques, beaucoup aux rabbins, beaucoup à Mahomet. Grâce à la religion parsie et à l’Avesta, nous sommes en mesure de revenir au cœur même de cette période la plus importante de l’histoire de la pensée religieuse, qui a vu la fusion de l’esprit aryen avec l’esprit sémitique, et a ainsi ouvert la deuxième étape de la pensée aryenne.
Les recherches sur la religion de l’ancienne Perse commencèrent il y a longtemps, et ce furent les Grecs, son vieil ennemi, qui l’étudièrent les premiers. Aristote [^4], Hermippe [5] et bien d’autres [^6] en parlèrent dans des ouvrages dont, malheureusement, seuls quelques fragments ou les titres nous sont parvenus. Nous trouvons à son sujet de nombreux renseignements précieux, dispersés dans les récits d’historiens et de voyageurs, s’étendant sur dix siècles, depuis Hérodote jusqu’à Agathias et Procope. Elle ne fut jamais étudiée avec autant d’ardeur qu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne ; mais cette étude n’avait plus rien du caractère désintéressé et presque scientifique qu’elle avait autrefois. Les sectes religieuses et philosophiques, en quête de nouveaux dogmes, recevaient avec empressement tout ce qui leur arrivait sous le nom de Zoroastre. Comme Xanthe le Lydien, qui aurait vécu avant Hérodote, avait mentionné la Λόγια zoroastrienne [^7], on découvrit, à cette époque ultérieure, de nombreux oracles, appelés Λόγια τοῦ Ζωροάστρου, [p. xiii] ou « Oracula Chaldaïca sive Magica », œuvres de néoplatoniciens qui n’étaient que de lointains disciples du sage mède. Son nom étant devenu l’emblème même de la sagesse, ils en couvrirent les dernières inventions de leur théosophie toujours plus approfondie. Zoroastre et Platon furent traités comme s’ils avaient été des philosophes de la même école, et Hiéroclès exposa leurs doctrines dans le même livre. Proclus a rassemblé soixante-dix Tétrades de Zoroastre et en a écrit des commentaires [^8] ; mais il est à peine nécessaire de dire que Zoroastre commenté par Proclus n’était ni plus ni moins que Proclus commenté par Proclus. Prodicus le gnostique possédait des livres secrets de Zoroastre [^9] ; et dans l’ensemble, on peut dire qu’aux premiers siècles du christianisme, la religion de la Perse était plus étudiée et moins comprise qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Le véritable objectif visé, en étudiant l’ancienne religion, était d’en former une nouvelle.
Tout au long du Moyen Âge, on ne savait rien du mazdéisme, si ce n’est le nom de son fondateur, qui, de mage, devint magicien et maître des sciences cachées. Ce n’est qu’à la Renaissance que les véritables recherches reprirent. La première étape consista à rassembler toutes les informations possibles auprès des auteurs grecs et romains. Cette tâche fut entreprise et menée à bien par Barnabé Brisson [6]. Au siècle suivant, des voyageurs italiens, anglais et français en Asie se rapprochèrent de la source originale. Pietro della Valle, Henry Lord, Mandelslo, Ovington, Chardin, Gabriel du Chinon et Tavernier trouvèrent les derniers disciples de Zoroastre en Perse et en Inde, et firent connaître à l’Europe leur existence, leurs mœurs et les principaux traits de leur croyance. Gabriel du Chinon vit leurs livres et reconnut qu’ils n’étaient pas tous écrits dans la même langue, leurs écritures saintes originales n’étant plus comprises que [p. xiv] au moyen de traductions et de commentaires dans une autre langue.
En 1700, un professeur d’Oxford, Thomas Hyde, le plus grand orientaliste de son temps en Europe, fit la première tentative systématique de reconstituer l’histoire de l’ancienne religion persane en combinant les récits des auteurs mahométans avec « les véritables et authentiques monuments de l’ancienne Perse [^11] ». Malheureusement, les prétendus véritables monuments de l’ancienne Perse n’étaient rien de plus que des compilations récentes se référant à la dernière étape du parsisme. Mais malgré ce défaut, difficilement évitable à l’époque, et malgré son défaut encore pire, un étrange manque de perspicacité critique [7], le livre de Thomas Hyde offrit le premier tableau complet et authentique du parsisme moderne, et il mit l’étude de son histoire à l’ordre du jour. Un appel chaleureux qu’il lança au zèle des voyageurs, pour qu’ils recherchent et se procurent à tout prix les livres sacrés des Parsis, ne resta pas sans effet, et dès lors, les érudits songèrent à étudier le parsisme chez lui.
Dix-huit ans plus tard, un compatriote de Hyde, George Boucher, reçut des Parsis de Surat un exemplaire du Vendîdâd Sâdah, rapporté en Angleterre en 1723 par Richard Cobbe. Mais le vieux manuscrit était un livre scellé, et le mieux qu’on put en tirer fut de l’accrocher au mur de la bibliothèque Bodléienne par une chaîne de fer, comme curiosité à montrer aux étrangers. Quelques années plus tard, un Écossais, nommé Fraser, se rendit à Surat afin d’obtenir des Parsis non seulement leurs livres, mais aussi une connaissance de leur contenu. Il ne réussit pas très bien dans la première entreprise, et échoua complètement dans la seconde.
En 1754, un jeune homme de vingt ans, Anquetil Duperron, étudiant à l’École des langues orientales de Paris, aperçut par hasard un fac-similé de quatre feuillets du [p. xv] Oxford Vendîdâd, envoyé d’Angleterre quelques années auparavant à l’orientaliste Étienne Fourmont. Il résolut d’en donner immédiatement à la France les livres et leur première traduction européenne. Impatient de partir, sans attendre la mission gouvernementale qui lui avait été promise, il s’engagea comme simple soldat au service de la Compagnie française des Indes orientales ; il s’embarqua à Lorient le 24 février 1755, et après trois années d’aventures et de dangers sans fin à travers tout l’Hindoustan, au moment même où la guerre faisait rage entre la France et l’Angleterre, il arriva enfin à Surate, où il resta trois ans encore parmi les Parsis. Ici commença une nouvelle lutte, non moins âpre, mais plus décisive, contre la méfiance et la mauvaise volonté des Parsis qui avaient découragé Fraser ; mais il en sortit victorieux et réussit enfin à conquérir des Parsis leurs livres et leur savoir. Il revint à Paris le 14 mars 1764 et déposa le lendemain à la Bibliothèque royale l’intégralité du Zend-Avesta et des exemplaires de la plupart des livres traditionnels. Il consacra dix ans à l’étude des documents qu’il avait rassemblés et publia en 1771 la première traduction européenne du Zend-Avesta [^13].
Une violente dispute éclata aussitôt, la moitié du monde savant niant l’authenticité de l’Avesta, qu’elle déclarait faux. Ce fut le futur fondateur de la Royal Asiatic Society, William Jones, alors jeune Oxonien, qui ouvrit la guerre. Il avait été blessé au vif par le ton méprisant adopté par Anquetil envers Hyde et quelques autres savants anglais : le Zend-Avesta souffrit de la faute de son introducteur, Zoroastre pour Anquetil. Dans un pamphlet écrit en français [^14], avec une verve et un style qui le désignaient comme un bon disciple de Voltaire, W. Jones souligna et s’étendit sur les bizarreries et les absurdités dont regorgeaient les livres dits sacrés de Zoroastre. Il est vrai qu’Anquetil avait donné toute sa mesure à la satire par le style qu’il avait adopté : il se souciait fort peu de l’élégance littéraire et n’hésitait pas à écrire du zend et du persan en français ; aussi les idées nouvelles et étranges qu’il avait à exprimer semblaient-elles encore plus étranges sous le costume étrange qu’il leur donnait. Pourtant, ce fut moins le style que les idées qui choquèrent le contemporain de Voltaire [^15]. Son argument principal était que des livres, remplis d’histoires aussi absurdes, de lois et de règles si absurdes, de descriptions de dieux et de démons si grotesques, ne pouvaient être l’œuvre d’un sage comme Zoroastre, ni le code d’une religion si célèbre pour sa simplicité, sa sagesse et sa pureté. Sa conclusion fut que l’Avesta était une rhapsodie de quelque Guèbre moderne. En fait, la seule chose que Jones réussit fut de prouver de manière décisive que les anciens Perses n’étaient pas à la hauteur des lumières du XVIIIe siècle et que les auteurs de l’Avesta n’avaient pas lu l’Encyclopédie.
La critique de Jones fut reprise en Angleterre par Sir John Chardin et Richardson, et en Allemagne par Meiners. Richardson tenta de donner un caractère scientifique aux attaques de Jones en les fondant sur des arguments philologiques [8]. Que l’Avesta fût une invention des temps modernes était démontré, affirmait-il, par le nombre de mots arabes qu’il croyait trouver dans les dialectes zend et pahlavi, aucun élément arabe n’ayant été introduit dans les idiomes persans avant le VIIe siècle ; également par la texture rude du zend, contrastant avec la rare euphonie du persan ; et, enfin, par la différence radicale entre le zend et le persan, tant au niveau des mots que de la grammaire. À ces objections, tirées de la forme, il en ajouta une autre, tirée de la stupidité peu commune du sujet.
En Allemagne, Meiners, aux accusations portées contre les livres nouvellement découverts, en ajouta une autre, d’un genre nouveau et inattendu, à savoir qu’ils parlaient d’idées inédites et faisaient connaître des choses nouvelles. « Je vous prie, qui oserait attribuer à Zoroastre des livres dans lesquels se trouvent d’innombrables noms d’arbres, d’animaux, d’hommes et de démons inconnus des anciens Perses ; dans lesquels sont invoqués un nombre incroyable d’animaux purs et d’autres choses qui, comme le montre le silence des auteurs anciens, n’ont jamais été connus, ou du moins jamais adorés, en Perse ? Quel Grec a jamais parlé de Hom, de Jemshîd et de ces autres personnages que les fabricants de cette rhapsodie exaltent avec toutes sortes de louanges, comme des héros divins [^17] ? » Pourtant, au milieu de ses absurdités cicéroniennes, Meiners fit par inadvertance une remarque qui, correctement interprétée, aurait pu conduire à d’importantes découvertes. Il remarqua de nombreuses similitudes entre les idées des Parsis et celles des Brahmanes et des Musulmans. Il y vit la preuve que le Parsîsme est un mélange de récits brahmaniques et musulmans. L’érudition moderne, partant du même point, arriva à cette double conclusion : d’une part, le Parsîsme fut l’un des éléments à partir desquels Mahomet forma sa religion, et d’autre part, les anciennes religions de l’Inde et de la Perse découlaient d’une source commune. « Non seulement l’auteur de ces absurdités raconte les mêmes histoires d’innombrables démons des deux sexes que les prêtres indiens, mais il prescrit aussi les mêmes remèdes pour les chasser et contrer leurs tentatives. » Il y avait dans ces mots comme le germe d’une mythologie comparée ; Rarement un homme s’est approché de la vérité d’aussi près pour ensuite s’en éloigner si largement.
Anquetil et l’Avesta trouvèrent un fervent défenseur en la personne de Kleuker, professeur à l’Université de Riga. Dès la parution de la version française de l’Avesta, il en publia une traduction allemande, ainsi que les dissertations historiques d’Anquetil [^18]. Puis, dans une série de dissertations personnelles [^19], il défendit l’authenticité des livres zendiens. Anquetil avait déjà tenté de démontrer, dans un mémoire [p. xviii] sur Plutarque, que les données de l’Avesta concordaient pleinement avec le récit de la religion des mages donné dans le traité sur « Isis et Osiris ». Kleuker élargit le cercle de comparaison à l’ensemble de la littérature antique. Il tenta également de faire appel à des preuves internes, une tentative qui eut moins de succès. La force de sa défense était rarement supérieure à la force de son attaque. Meiners avait souligné l’identité mythique du mont Alborg des Parsis avec le mont Meru des Hindous, comme preuve que les Parsis avaient emprunté leur mythologie aux Hindous : la conclusion était erronée, mais la remarque elle-même ne l’était pas. Kleuker s’imaginait pouvoir lever la difficulté en affirmant que le mont Alborg est une montagne réelle, voire doublement réelle, puisqu’il existe deux montagnes de ce nom, l’une en Perse, l’autre en Arménie, tandis que le mont Meru ne se trouve qu’au Pays des Fées. Rarement de pires arguments furent utilisés au service d’une bonne cause. Meiners avait affirmé que le nom des démons parsis était d’origine indienne, les deux langues les connaissant sous le nom latin « Deus ». C’était une affirmation erronée, et pourtant une observation importante. Le mot qui signifie « démon » en Perse signifie tout le contraire en Inde, et cette différence radicale ne fait que prouver l’indépendance des deux systèmes. Kleuker a souligné l’inexactitude de cette déclaration, mais, étant incapable d’expliquer l’identité des mots, il l’a catégoriquement niée.
Kleuker eut plus de succès dans le domaine de la philologie : il démontra, comme l’avait fait Anquetil, que le zend ne contient aucun élément arabe, et que le pahlavi lui-même, plus moderne que le zend, ne contient pas d’arabe, mais seulement des mots sémitiques du dialecte araméen, ce qui s’explique aisément par les relations étroites de la Perse avec les terres araméennes à l’époque des rois sassanides. Il démontra enfin que les mots arabes n’apparaissent que dans les livres que la tradition parsie elle-même considère comme modernes.
Un autre fervent défenseur de l’Avesta était le numismate Tychsen, qui, après avoir commencé à lire le livre avec un préjugé quant à son authenticité, le quitta avec la conviction du contraire. « Il n’y a rien là-dedans », dit-il [p. xix], « qui ne convienne à des époques lointaines et à un homme philosophant dans l’enfance du monde. Les traces d’une période récente qu’ils croient y avoir trouvées sont soit des compréhensions, soit appartiennent à ses parties ultérieures. Dans l’ensemble, il existe une merveilleuse concordance entre le Zend-Avesta et les récits des anciens concernant la doctrine et les institutions de Zoroastre. Plutarque est si bien d’accord avec les livres du Zend que je pense que personne ne niera l’étroite ressemblance des doctrines et l’identité d’origine. » Ajoutez à tout cela l’argument incontestable que l’on peut tirer de la langue, dont l’ancienneté est établie par le fait qu’il a fallu traduire une partie des livres zend en pahlavi, langue obsolète dès l’époque des Sassanides. Enfin, on ne peut nier que Zoroastre a laissé des livres qui ont constitué, à travers les siècles, le fondement de la religion magique et qui ont été préservés par les mages, comme le montre une série de documents datant de l’époque d’Hermippe. Je ne vois donc pas pourquoi nous ne devrions pas faire confiance aux mages de nos jours lorsqu’ils attribuent à Zoroastre ces livres traditionnels de leurs ancêtres, dans lesquels rien n’indique une fraude ou une écriture moderne [^20].
Deux ans plus tard, en 1793, parut à Paris un livre qui, sans traiter directement de l’Avesta, constituait le premier pas vers son authenticité incontestable. Il s’agissait du magistral mémoire de Sylvestre de Sacy, dans lequel les inscriptions pahlavi des premiers Sassanides étaient déchiffrées pour la première fois et de manière décisive. De Sacy, dans ses recherches, s’était principalement appuyé sur le lexique pahlavi publié par Anquetil, dont l’ouvrage se justifiait – mieux qu’en amoncelant des arguments – en favorisant les découvertes. Les inscriptions pahlavi donnèrent la clé, comme on le sait, des inscriptions cunéiformes persanes, qui devaient en retour mettre hors de tout doute l’authenticité de la langue zend.
Tychsen, dans un appendice à ses Commentaires, souligne [p. xx] l’importance de cette nouvelle découverte : « Ceci », écrit-il, « est la preuve que le pahlavi était utilisé sous le règne des Sassanides, car c’est d’eux qu’émanèrent ces inscriptions, comme c’est par eux – et même par le premier d’entre eux, Ardeshîr Bâbagân – que la doctrine de Zoroastre fut ravivée. On comprend maintenant pourquoi les livres du Zend ont été traduits en pahlavi. Là aussi, tout concorde et plaide en faveur de leur ancienneté et de leur authenticité. »
Vers la même époque, sir William Jones, alors président de la Royal Asiatic Society, qu’il venait de fonder, reprit, dans un discours prononcé devant cette Société, la même question qu’il avait résolue avec tant de désinvolture vingt ans auparavant. Il n’était plus homme à dire : « Sied-il à un homme né dans ce siècle de s’infatuer de fables indiennes ? » et, bien qu’il eût encore rancune à Anquetil, il en parlait avec plus de réserve qu’en 1771. Cependant, son jugement sur l’Avesta elle-même ne fut pas modifié dans son ensemble, quoique, comme il le déclarait lui-même, il n’eût pas cru nécessaire d’étudier le texte. Mais un coup d’œil au glossaire zend publié par Anquetil lui suggéra une remarque qui fait de sir William Jones, malgré lui, le créateur de la grammaire comparée du sanskrit et du zend. « Lorsque j’ai parcouru le glossaire du Zend », écrit-il, « j’ai été extrêmement surpris de constater que six ou sept mots sur dix sont du pur sanskrit, et même que certaines de leurs inflexions sont formées selon les règles du Vyácaran [9], comme yushmácam, le génitif pluriel de yushmad. Or, M. Anquetil, et très probablement le compilateur persan, n’avaient aucune connaissance du sanskrit et n’ont donc pas pu inventer une liste de mots sanskrits ; il s’agit donc d’une liste authentique de mots zend, conservée dans des livres ou par la tradition ; il s’ensuit que la langue du Zend était au moins un dialecte du sanskrit, s’en rapprochant peut-être autant que le Prácrit, ou d’autres idiomes populaires, dont nous savons qu’ils étaient parlés en Inde il y a deux mille ans [10]. » Cette conclusion, selon laquelle le Zend est un dialecte sanskrit, était incorrecte, le lien supposé étant trop étroit ; mais c’était une grande [p. xxi] chose que la parenté étroite des deux langues aurait dû être mise en lumière.
En 1798, le père Paulo de Saint-Barthélemy développa la remarque de Jones dans un essai sur l’antiquité de la langue zend [^23]. Il démontra son affinité avec le sanskrit en dressant une liste des mots zend et sanskrits les moins susceptibles d’être empruntés, à savoir ceux qui désignent les degrés de parenté, les membres du corps et les idées les plus générales et essentielles. Une autre liste, destinée à montrer, sur un sujet particulier, l’étroite parenté entre les deux langues, contient dix-huit mots tirés de la langue liturgique utilisée en Inde et en Perse. Cette liste n’a pas été dressée avec beaucoup de succès, car sur les dix-huit exemples, aucun ne résiste à l’examen ; pourtant, c’était une idée heureuse, et qui n’a même pas encore donné tout ce qu’elle promettait. Français Ses conclusions étaient que dans une antiquité très reculée le sanskrit était parlé en Perse et en Médie, qu’il a donné naissance à la langue zend, et que le Zend-Avesta est authentique : « S’il ne s’agissait que d’une compilation récente, écrit-il, comme l’affirme Jones, comment se fait-il que les plus anciens rites des Parsis, que les vieilles inscriptions des Perses, les récits de la religion zoroastrienne dans les écrivains classiques, les prières liturgiques des Parsis, et, enfin, même leurs livres ne révèlent pas le sanskrit pur, tel qu’il est écrit dans le pays où vivent les Parsis, mais une langue mixte, qui est aussi différente des autres dialectes de l’Inde que le français l’est de l’italien ? » Cela revenait, en fait, à dire que le zend ne dérive pas du sanskrit, mais que tous deux dérivent d’une autre langue plus ancienne. Le Carme avait une vague idée de cette vérité, mais, comme il ne parvenait pas à l’exprimer distinctement, elle fut perdue pendant des années et dut être redécouverte.
Les vingt-cinq premières années de ce siècle furent stériles, mais les discussions stériles sur l’authenticité des textes se poursuivirent en Angleterre. En 1808, John Leyden considérait le zend comme un dialecte prakrit, parallèle au pali ; le pali étant identique au dialecte magadhi et le zend au [p. xxii] sauraseni [11]. Aux yeux d’Erskine, le zend était un dialecte sanskrit, importé d’Inde par les fondateurs du mazdéisme, mais jamais parlé en Perse [12]. Son argument principal était que le zend n’est pas mentionné parmi les sept dialectes courants dans l’ancienne Perse selon le Farhang-i Jehangiri [13], et que le pahlavi et le persan n’ont aucun lien étroit avec le zend.
En Allemagne, Meiners n’avait trouvé aucun adepte. Les théologiens s’appuyaient sur l’Avesta dans leurs polémiques [^27], et Rhode esquissait l’histoire religieuse de la Perse d’après les traductions d’Anquetil [^28].
L’essai d’Erskine suscita une réponse décisive [^29] d’Emmanuel Rask, l’un des esprits les plus doués de la nouvelle école de philologie, qui eut l’honneur d’être un précurseur de Grimm et de Burnouf. Il démontra que la liste des Jehangiri se rapportait à une époque postérieure à celle à laquelle le zend devait appartenir, et à des régions de Perse différentes de celles où il devait être parlé ; il démontra en outre que le persan moderne ne dérive pas du zend, mais d’un dialecte qui lui est étroitement lié ; et, enfin, il démontra, ce qui était encore plus important, que le zend ne dérivait pas du sanskrit. Quant à sa sonorité, le zend se rapproche davantage du persan que du sanskrit ; et quant à ses formes grammaticales, si elles rappellent souvent le sanskrit, elles rappellent aussi souvent le grec et le latin, et possèdent fréquemment un caractère particulier. Rask a également fourni le paradigme de trois noms zend, appartenant à différentes déclinaisons, ainsi que la prononciation correcte des lettres zend, dont plusieurs avaient été incorrectement données par Anquetil. Ce fut le premier essai sur la grammaire zend, et il fut magistral.
[p. xxiii]
L’essai publié en 1831 par Peter von Bohlen sur l’origine de la langue zend repoussait la question quarante ans en arrière. Selon lui, le zend est un dialecte prakrit, tel qu’il était prononcé par Jones, Leyden et Erskine. Son erreur consista à reprendre les transcriptions d’Anquetil, souvent si incorrectes qu’elles ressemblent à des formes altérées comparées au sanskrit. Pire encore, il prit les noms propres dans leurs formes parsies modernes, ce qui le conduisit souvent à des comparaisons qui auraient consterné Ménage. Ainsi, Ahriman devint le mot sanskrit ariman, qui aurait signifié « le démon » ; pourtant, Bohlen aurait pu voir dans l’œuvre même d’Anquetil qu’Ahriman est la forme moderne d’Angra Mainyu, mots qui ne rappellent guère le sanskrit ariman. De même, l’ange Vohu-manô, ou « bonne pensée », a été réduit, au moyen de la forme parsi Bahman, au sanskrit bâhuman, « un dieu aux longs bras ».
Enfin arriva Burnouf. Depuis la publication de sa traduction par Anquetil, soit soixante-dix ans, la connaissance des textes de l’Avesta n’avait guère progressé. L’idée que le zend et le sanskrit étaient deux langues apparentées était la seule nouveauté acquise, mais elle n’apportait aucun avantage pratique à l’interprétation des textes. La traduction d’Anquetil demeurait le seul guide, et à mesure que les doutes sur l’authenticité des textes s’estompaient, l’autorité de la traduction grandissait, la confiance placée dans l’Avesta se répercutant sur l’œuvre de son interprète. Les Parsis avaient été les maîtres d’Anquetil ; et qui aurait pu comprendre les écrits sacrés des Parsis mieux que les Parsis eux-mêmes ? Personne n’essayait même de lire les textes à la lumière de la traduction d’Anquetil, pour en obtenir une compréhension directe.
Vers 1825, Eugène Burnouf effectuait des recherches sur l’étendue géographique des langues aryennes en Inde. Après avoir défini les limites qui séparent les races parlant ces langues des tribus indigènes non brahmaniques du sud, il voulut savoir si une frontière similaire avait jamais existé au nord-ouest ; et si c’est hors de l’Inde que l’origine des langues et de la civilisation indiennes doit être recherchée. Il fut ainsi amené à étudier les langues de Perse, et tout d’abord la plus ancienne d’entre elles, le zend. Mais en essayant de lire les textes à l’aide de la traduction d’Anquetil, il fut surpris de constater que ce n’était pas l’indice qu’il attendait. Il vit que deux causes avaient induit Anquetil en erreur : d’une part, ses maîtres, les dasturs parsis, connaissaient peu ou lui enseignaient imparfaitement non seulement le Zend, mais même le Pahlavi qui entendait en expliquer le sens ; de sorte que la tradition sur laquelle reposait son travail, étant elle-même incorrecte, le corrompait dès le début ; d’autre part, le sanskrit lui étant inconnu et la grammaire comparée n’existant pas encore, il ne pouvait suppléer aux défauts de la tradition par leur aide. Burnouf, laissant de côté la tradition telle qu’elle se trouvait dans la traduction d’Anquetil, la consulta telle qu’elle se trouvait sous une forme beaucoup plus ancienne et plus pure, dans une traduction sanskrite du Yasna faite au XVe siècle par le Parsi Neriosengh, conformément à l’ancienne version pahlavi. Il vérifia, puis confirma ou corrigea, les informations données par Neriosengh par une comparaison de passages parallèles et à l’aide de la grammaire comparée, que Bopp venait de fonder et qu’il avait appliquée avec succès à l’explication des formes du Zend. Français Il réussit ainsi à tracer les grandes lignes du lexique zend et à en fixer les formes grammaticales, et fonda la seule méthode correcte d’interprétation de l’Avesta. Il donna également les premières notions d’une mythologie comparée de l’Avesta et du Véda, en montrant l’identité du Yama védique avec l’Avesta Yima, et de Traitâna avec Thraêtaona et Ferîdûn. Il fit ainsi de son « Commentaire sur le Yasna » un modèle merveilleux et inégalé de perspicacité critique et de bon sens constant, tout aussi opposé à l’étroitesse d’esprit qui s’attache aux faits sans s’élever à leur cause et les relier à la série des phénomènes associés, qu’à l’esprit sauvage et incontrôlé de comparaison qui, en comparant tout, confond tout. Ne sacrifiant jamais ni la tradition à la comparaison, ni la comparaison à la tradition, il sut passer de l’un [p. xxv] à l’autre, et a ainsi pu à la fois découvrir des faits et les expliquer.
Au même moment, les anciennes inscriptions persanes de Persépolis et de Béhistun furent déchiffrées par Burnouf à Paris, par Lassen à Bonn et par Sir Henry Rawlinson en Perse. Ainsi fut révélée l’existence, à l’époque des premiers rois achéménides, d’une langue étroitement liée à celle de l’Avesta, et les derniers doutes quant à l’authenticité des livres zend furent enfin levés. Il aurait fallu un scepticisme plus qu’ordinaire pour considérer encore le zend comme une langue artificielle, importée de l’étranger, sans racines dans le pays où elle fut écrite, ni dans la conscience du peuple auquel elle était destinée, au moment même où une langue jumelle, présentant une ressemblance frappante avec elle dans presque tous ses traits, se faisait soudain entendre de la bouche de Darius et s’exprimait depuis le tombeau même du premier roi achéménide. Cette voix inattendue fit taire toutes les controverses, et les derniers échos de la vive discussion ouverte en 1771 s’éteignirent sans être entendus [14].
[^4] : xii : 1 Diogène Laertius, Prooemium 8.
[^6] : xii:3 Dinon, Théopompe, Hermodorus, Heraclides Cumanus.
[^7] : xii : 4 Voir Nicolas Damazcenus, Didot, Fragm. Hist. III, 409.
[^8] : xiii : 1 Fabricius, Graeca Bibliotheca, quatrième annonce. p. 309 suiv.
[^9] : xiii:2 Clemens Alexandrinus, Stromates I. Cf. infra, III, 11, et Porphyrius, de vita Plotini, § 16.
[^11] : xiv : 1 ‘Veterum Persarum et Parthorum et Medorum, religionis historia’, Oxford, 1700.
[^13] : xv:1 ‘Zend-Avesta, ouvrage de Zoroastre, contenant les Ideés Théologiques, Physiques et Morales de ce Législateur. . . . Traduit en François sur l’Original Zend.’ Par M. Anquetil Du Perron, 3 vol. in 4o, Paris, 1771.
[^14] : xv:2 ‘Lettre à M. A*** du P*** dans laquelle est compris l’examen de sa traduction des livres attribués Zoroastre.’
[^15] : xvi:1 Cf. l’article sur Zoroastre dans le Dictionnaire philosophique.
[^17] : xvii : 1 ‘De Zoroastris vita, institutis, doctrina et libris’, dans les Novi Comentarii Societatis Regiae, Goettingen, 1778-1779.
[^18] : xvii:2 ‘Zend-Avesta . . . nach dem Franzoesischen des Herm Anquetil Du Perron,’ vol. en 40, 1776.
[^19] : xvii : 3 ‘Anhang zum Zend-Avesta’, 2 vol. en 4o, 1781.
[^20] : xix:1 ‘Commentatio prior observations historico-criticas de Zoroastre ejusque et placitis exhibens.’ Goettingen, dans le Novi Comment. Soc. Rég. 1791.
[^23] : xxi:1 ‘De antiquitate et affinitate linguae samscredamicae et germanicae’, Rome, 1798.
[^27] : xxii : 4 ‘Erläuterungen zum Neuen Testament aus einer neueröffneten Morgenländischen Quelle, Ἰδοὺ μάγοι ἀπὸ ἀνατολῶν,’ Riga, 1775.
[^28] : xxii:5 'Die Heilige Sage . . . des Zend-Volks, Francfort, 1820.
[^29] : xxii:6 ‘Ueber das Alter und die Echtheit der Zend-Sprache und des Zend Avesta’ (übersetzt von FH von der Hagen), Berlin, 1826. Remarques sur la langue Zend et la Zend-Avesta (Transactions de la branche Bombay de la Royal Asiatic Society, III, 524).
xi:1 À la bataille de Nihâvand (642 AC) ↩︎
xi:2 Ahura Mazda. ↩︎
xi:3 Ils s’établirent d’abord à Sangân, non loin de Damân ; de là, ils s’étendirent sur Surat, Nowsâri, Broach et Kambay ; et au cours des deux derniers siècles, ils se sont installés à Bombay, qui abrite aujourd’hui la majeure partie du peuple Parsi, soit près de 150 000 âmes. ↩︎
xi:4 Il y a un siècle, dit-on, ils comptaient encore près de 100 000 âmes ; mais il n’en reste plus aujourd’hui que 8 000 ou 9 000, dispersées à Yezd et dans les villages environnants (Dosabhoy Framjee, Les Parsis). ↩︎
xii:2 Pline, Hist. Nat. XXX, 1, 2. Cf. infra, III, 11. ↩︎
xiii:3 ‘De regio Persarum principatu libri tres’, Paris, 1590. Le deuxième livre est consacré à la religion et aux mœurs des anciens Perses. ↩︎
xiv:2 Ainsi, il reconnut en Abraham le premier législateur de l’ancienne Perse, dans le magisme une corruption sabéenne de la foi primitive, et en Zoroastre un homme qui avait appris la vérité oubliée des Juifs exilés à Babylone. ↩︎
xvi:2 ‘Dissertation sur les langues, la littérature et les mœurs des nations orientales’, Oxford, 1777. ↩︎
xx:1 La grammaire sanskrite. ↩︎
xx:2 Recherches asiatiques, II, § 3. ↩︎
xxii:1 Recherches asiatiques, X. ↩︎
xxii:2 Ibid. X. ↩︎
xxii:3 Un grand dictionnaire persan compilé en Inde sous le règne de Jehangir. ↩︎
xxv:1 Les attaques de John Romer (« Zend : est-ce une langue originale ? », Londres, 1855) n’ont suscité une réfutation qu’à Bombay (Dhanjibai Framji, « On the Origin and the Authenticity of the Aryan Family of Languages, the Zend-Avesta and the Huzvarash », 1861). ↩︎