La paix ne dura pas longtemps, et un an après la mort de Burnouf, une nouvelle controverse éclata, qui perdure encore aujourd’hui : la bataille des méthodes, c’est-à-dire le conflit entre ceux qui, pour interpréter l’Avesta, s’appuient principalement ou exclusivement sur la tradition, et ceux qui se fient uniquement aux Védas. La cause de cette rupture fut les progrès rapides réalisés dans la connaissance de la langue et de la littérature védiques : plus on pénétrait profondément dans cette forme la plus ancienne de mots et de pensées indiens, plus son étroite affinité avec les mots et les pensées de l’Avesta apparaissait frappante. Plus d’un vers mystérieux de l’Avesta reçut une lumière inattendue grâce aux poèmes des Rishis indiens, et le passé depuis longtemps oublié et l’origine de nombreux dieux et héros, que les Parsis adorent et célèbrent sans savoir qui ils étaient ni d’où ils venaient, furent soudainement révélés par les Védas. Enhardie par ses brillantes découvertes, la méthode comparative eut pitié de sa rivale plus lente et moins brillante, qui tentait alors pour la première fois de démêler les livres traditionnels pahlavi. Vaut-il la peine, disaient les érudits védiques [1], de tenter lentement et péniblement d’extraire le secret du vieux livre de cette littérature grossière ? Non, y a-t-il un espoir que son secret soit là ? Traduire l’Avesta conformément au pahlavi ne revient pas à traduire l’Avesta, mais seulement la version pahlavi, qui, partout où elle a été déchiffrée, s’écarte étrangement du sens véritable du texte original. La tradition, en règle générale, a pour habitude d’imposer les idées de ses propres époques dans les livres des temps passés. Entre l’époque où l’Avesta fut écrite et celle de sa traduction, de nombreuses idées ont subi de profonds changements : la tradition ne peut que mal comprendre ces idées, voire ne pas les comprendre du tout, et la tradition est toujours soit un sens nouveau, soit un non-sens. La clé de l’Avesta n’est pas le Pahlavi, mais le Véda. L’Avesta et le Véda sont les deux échos d’une même voix, le reflet d’une même pensée : les Védas sont donc à la fois le meilleur lexique et le meilleur commentaire de l’Avesta.
Français L’école traditionnelle [2] a répondu que traduire le Zend au moyen du sanskrit et l’Avesta au moyen des Védas, parce que le Zend et l’Avesta sont étroitement liés au sanskrit et aux Védas, c’est oublier que relation n’est pas identité, et que ce qui intéresse l’érudit zend n’est pas de savoir dans quelle mesure le Zend est en accord avec le sanskrit, mais ce qu’il est en lui-même : ce qu’il cherche dans l’Avesta, c’est l’Avesta, non le Véda. Ni la langue védique ni les Védas ne sont tout à fait capables de nous apprendre ce qu’il est advenu en Perse de ces éléments communs aux deux systèmes, chose que seule la tradition peut nous apprendre. Par la méthode comparative [p. xxvii], le Zend meregha, qui signifie « un oiseau », prendrait le sens de « gazelle » pour s’accorder avec le sanskrit mriga ; ratu, « une partie du jour », serait étendu à « une saison » par égard pour ritu ; mainyu, « un esprit », et dahyu, « une province », seraient dégradés en « colère » et en « groupe de voleurs », et « les démons », les Daêvas, monteraient de leur demeure en enfer jusqu’au ciel, pour rencontrer leurs frères philologues, les Devas indiens. La méthode traditionnelle, partant de faits, évolue toujours dans le champ de la réalité ; la méthode comparative part d’une hypothèse, évolue dans le vide et construit une religion et un langage fantaisistes.
Telles étant les méthodes des deux écoles, il arrivait souvent qu’un passage, traduit par deux érudits, un de chaque école, prenne un aspect si différent qu’un profane aurait été incapable de soupçonner qu’il s’agissait du même passage, lu deux fois. Pourtant, la divergence entre les deux méthodes est plus apparente que réelle et résulte d’une conception imparfaite du domaine dans lequel chacune d’elles devrait œuvrer. Elles ne devraient pas s’opposer, mais s’entraider, car elles ne visent pas à nous instruire sur le même type de faits, mais sur deux types de faits totalement différents et indépendants. Aucune langue, aucune religion, ayant vécu longtemps et beaucoup changé, ne peut être comprise à aucun moment de son développement, si nous ne savons pas ce qu’elle est devenue ensuite et ce qu’elle était auparavant. La langue et la religion de l’Avesta ne témoignent que d’un moment de la longue vie de la langue et de la pensée iraniennes, de sorte que nous sommes incapables de les comprendre, si nous ne savons pas ce qu’elles sont devenues et d’où elles proviennent. Ce qu’elles sont devenues, nous l’apprenons directement de la tradition, puisque la tradition est issue des idées mêmes qu’exprime l’Avesta ; D’où ils viennent, nous l’apprenons indirectement des Védas, car les Védas proviennent de la même source que l’Avesta. Il ne peut donc arriver que la tradition et le Véda se contredisent réellement, si nous prenons soin de ne demander à chacun que ce qu’il sait, à l’un le présent, et à l’autre le passé. Chaque méthode est également juste et efficace, en son temps et à sa juste place. La première place appartient à la tradition, car elle vient directement de l’Avesta. La seconde recherche, pour réussir, exige une prudence et un soin infinis : le Véda n’est pas le passé de l’Avesta, comme l’Avesta est le passé de la tradition ; l’Avesta et le Véda ne dérivent pas l’un de l’autre, mais d’un seul et même original, diversement altéré en chacun, et, par conséquent, il y a deux stades de variation entre eux, tandis que de l’Avesta à la tradition, il n’y en a qu’un. Le Véda, interrogé une première fois, n’apporte aucune preuve valable, car les mots et les dieux, communs aux deux systèmes, n’ont peut-être pas conservé dans les deux le même sens qu’à l’époque indo-iranienne : ils l’ont peut-être conservé dans l’un et perdu dans l’autre, ou ils l’ont peut-être tous deux modifié, mais chacun d’une manière différente. Le Véda, d’une manière générale, ne peut s’empêcher de découvrir des faits dans l’Avesta, mais seulement de les expliquer lorsqu’ils sont découverts par la tradition. Si l’on examine les découvertes des maîtres de l’école comparative, on constate qu’ils sont en réalité partis, sans s’en apercevoir, de faits établis auparavant par la tradition. En fait, la tradition fournit les matériaux, et la comparaison les met en ordre. Il n’est possible ni de connaître l’Avesta sans la première, ni de le comprendre sans la seconde.
L’école traditionnelle, et surtout son infatigable et méritant chef, Spiegel, nous a fait connaître la nature de l’ancienne religion iranienne en rassemblant tous ses matériaux ; l’école comparative a tenté d’expliquer son développement. Elle a publié le texte et les traductions traditionnelles, et a produit la première grammaire parsie, la première grammaire pahlavi et la première traduction de l’Avesta depuis Anquetil. Le danger de cette école est qu’elle se montre trop encline à s’arrêter à la tradition, au lieu de partir d’elle vers la comparaison. Lorsqu’elle entreprend d’exposer l’histoire de la religion, elle ne peut qu’être induite en erreur par la tradition. Tout peuple vivant, bien que son état d’esprit actuel ne soit que le résultat d’états divers et changeants à travers de nombreuses époques successives, conserve néanmoins, à tout moment particulier de sa vie, les vestiges de ses anciennes étapes de pensée, sous le contrôle du principe alors prédominant. Il arrive ainsi que leurs idées s’enchaînent d’une manière qui s’accorde rarement avec leur séquence historique : l’ordre chronologique est perdu de vue et remplacé par l’ordre logique, et le passé est lu dans le présent. Seule la comparaison peut nous permettre de replacer les choses à leur juste place, de retracer leur naissance, leur croissance, leurs changements, leurs relations passées, et de nous conduire de l’ordre logique, qui est une ombre, à l’ordre historique, qui est la substance.
L’école comparatiste développa la mythologie indo-iranienne. Roth montra, après Burnouf, comment l’histoire épique de l’Iran puisait à la même source que les mythes de l’Inde védique, et souligna l’identité primitive d’Ahura Mazda, le dieu suprême de l’Iran, avec Varuna, le dieu suprême de l’âge védique. Dans le même esprit, Windischmann, dans ses « Essais zoroastriens » et dans ses études sur Mithra et Anâhita, fit preuve d’une sagacité singulière. Mais les dangers de la méthode apparurent dans les travaux de Haug, qui, donnant une forme définitive à un système encore fluctuant, transforma le mazdéisme en une révolution religieuse contre le polythéisme védique, trouva des allusions historiques à ce schisme tant dans l’Avesta que dans le Véda, signala des malédictions contre Zoroastre dans les Védas, et, en bref, transforma, pour ainsi dire, les deux livres en pamphlets historiques [3].
Dans la controverse sur l’authenticité de l’Avesta, l’un des deux camps avait forcément raison et l’autre tort ; mais dans la lutte actuelle, la question n’est pas aussi claire, car les deux camps ont en partie raison et en partie tort. Tous deux, en suivant leurs principes, ont rendu à la science des services qui semblent leur donner le droit de s’accrocher plus fermement que jamais à leur propre méthode. Il faut pourtant espérer qu’ils comprendront enfin qu’ils doivent être alliés, et non ennemis, et que leur œuvre commune doit être commencée par l’un et achevée par l’autre.
xxvi:1 Roth, Benfey, Haug. Voir. Revue Critique, 1877, II, 81. ↩︎
xxvi:2 Spiegel, Justi. ↩︎
xxix:1 Il serait injuste, en parlant de Haug, de ne pas rappeler les services inestimables qu’il a rendus dans la seconde partie de sa carrière, en tant qu’érudit pahlavi. Il fut le premier à penser à illustrer le pahlavi des livres par le pahlavi des inscriptions, et détermina ainsi la lecture des principaux éléments du manuscrit pahlavi. ↩︎