Auteur : Albert C. Knudson
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La raison commune s’est exprimée, à l’époque moderne, avec la plus grande efficacité et la plus grande autorité, sous la forme de la science empirique. La place prépondérante qu’occupe aujourd’hui la science était autrefois occupée par la philosophie. C’est la philosophie grecque qui, dans les premiers siècles de l’histoire de l’Église, fut acceptée comme norme profane et critère de vérité. Devant elle, le christianisme fut contraint de se justifier. Il le fit en réinterprétant ses propres livres sacrés, en s’appropriant les éléments convenant à la philosophie de son époque et en modelant son propre enseignement sur les modèles de la pensée grecque. Il devint ainsi la religion du monde gréco-romain.
Aujourd’hui, c’est la science empirique qui est aux commandes. Elle tient le sceptre sur les activités intellectuelles des hommes. Seules les disciplines conformes aux résultats et aux méthodes des sciences empiriques sont admises à un statut honorable et régulier. Par conséquent, la théologie, pour se maintenir dans le monde moderne, doit d’une manière ou d’une autre s’adapter à la science actuelle. C’est là sa première tâche apologétique. Répudier la science reviendrait pour elle à s’exclure des cercles intellectuels et à se stigmatiser comme fausse ou erronée.
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Le terme « science » est parfois utilisé au sens de connaissance systématisée, et en ce sens, la théologie et la philosophie sont elles-mêmes des sciences. Mais l’usage actuel tend à limiter le terme aux sciences empiriques, et c’est dans ce sens qu’il sera utilisé ici.
Français D’ouvrages tels que l’Histoire du conflit entre religion et science, de John W. Draper, et l’Histoire de la guerre entre science et théologie, d’Andrew D. White, on pourrait conclure qu’il existe un antagonisme nécessaire entre théologie et science, et qu’une fois la lutte terminée, il ne restera que très peu de place à la théologie. [1] Ces volumes relatent comment la théologie a résisté à maintes reprises aux progrès de la science, mais a finalement été forcée de céder et de battre en retraite de manière ignominieuse. La forme globulaire de la Terre, l’idée des antipodes, l’astronomie copernicienne, l’âge de la Terre, l’antiquité de l’homme, l’origine des espèces, la descendance de l’homme, l’évolution, l’uniformité de la nature, les miracles, la possession démoniaque, l’historicité du Déluge, tous ces sujets ont fait l’objet de débats acharnés entre science et théologie, et dans presque tous les cas, la théorie scientifique a triomphé de la vision traditionnelle adoptée par la théologie. La résistance de la théologie à la science semble donc totalement vaine.
Néanmoins, malgré ces nombreux revers, la théologie persiste et la croyance religieuse est à peu près aussi vigoureuse que jamais. En effet, la plupart des scientifiques de premier plan étaient eux-mêmes chrétiens. Ils n’ont pas eu conscience d’une quelconque antithèse entre leur religion et leur science ; et si tel a été le cas pour eux, il ne semble y avoir aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour d’autres. De toute évidence, le long conflit entre science et théologie a dû être dû à un grave malentendu. La théologie a dû, par le passé, empiéter sur le territoire de la science, et la science, parfois, sur celui de la théologie. Ainsi s’est créée une sorte d’Alsace-Lorraine intellectuelle, qui a donné lieu à des conflits répétés. Tout cela, semble-t-il, aurait pu être évité si seulement le domaine de la théologie et celui de la science avaient été correctement définis. Entre les deux, il n’y a pas d’antagonisme nécessaire. Chacune a son propre domaine indépendant, et il n’y a aucune raison valable pour que l’une empiéte sur le domaine de l’autre. Elles devraient plutôt se compléter et coopérer. Tel est le sentiment qui se répand de nos jours, et en principe, il est parfaitement fondé.
La situation est cependant plus complexe que ne le laisse entendre cette affirmation. Les spécialistes ne s’accordent pas du tout sur les limites exactes de la science ou de la théologie, ni sur la relation entre les méthodes scientifique et théologique. Certains soutiennent que, dans sa méthode, la théologie devrait devenir une science empirique. Si tel était le cas, de grands et extraordinaires triomphes l’attendraient, nous dit-on. [2] Mais avant qu’un tel programme puisse être mis en œuvre, il faudrait savoir exactement ce que l’on entend par science empirique ; et sur ce point, aucun accord n’a été trouvé.
Nous distinguons les sciences « naturelles » ou « descriptives », d’une part, et les sciences « historiques », « culturelles » ou « normatives », d’autre part ; ces deux groupes sont communément qualifiés d’« empiriques », de sorte qu’une science empirique peut être soit naturelle, soit culturelle. Il existe également deux conceptions très différentes des limites de la science empirique, l’une positiviste, l’autre métaphysique. La première restreint la science au domaine phénoménal, à l’observation des faits et à la détermination de leurs relations. Tout ce qui va au-delà, toute recherche sur les causes et les substances, est reléguée à la philosophie ou bannie complètement du champ de l’investigation humaine. La seconde interprète la science dans un sens réaliste ou matérialiste. Elle considère les faits de notre expérience physique comme métaphysiquement objectifs, impliquant une connaissance directe de la matière et de la force. De même, on a soutenu que notre expérience religieuse implique une connaissance directe de Dieu. En outre, outre ces différentes conceptions de la science empirique, se pose la question de savoir si la théologie peut adopter une attitude totalement neutre à l’égard des différentes sciences. Certains soutiennent qu’elle peut adopter une telle attitude à l’égard de la science de la nature, mais nient qu’elle puisse être indifférente aux conclusions de la science de l’histoire.
La relation entre la théologie et la science n’est donc pas un problème aussi simple que certains semblent le penser. Une grande confusion règne encore sur le sujet ; et si l’on veut établir un modus vivendi permanent entre elles, il faut un plus grand accord quant à la nature et aux limites de chacune.
Premièrement, il nous faut trancher entre les interprétations positivistes et métaphysiques de la science. [3] La science moderne a débuté dans un esprit réaliste et naïf. ~Y Elle supposait que nous connaissions la matière de première main et que nous sachions qu’elle est une cause réelle et extra-mentale. Le fait que la science soit empirique ne la limitait donc pas au domaine phénoménal. L’expérience elle-même était censée embrasser le réel métaphysique. Cela était implicite dans la distinction entre qualités primaires et secondaires. Ces dernières étaient subjectives, mais les premières étaient considérées comme objectives. Elles étaient véritablement réelles ; et c’est d’elles que la science s’intéressait fondamentalement. Elle avait trait à la « réalité » aussi bien qu’à « l’apparence ». Sa fonction était « d’explication » autant que de « description ». Autrement dit, elle était elle-même une philosophie ; on l’appelait d’ailleurs « philosophie naturelle ».
Mais avec l’analyse plus fine et plus approfondie de l’expérience sensible, due à des hommes comme Berkeley, Hume et Kant, il est devenu évident que les qualités, tant primaires que secondaires, sont subjectives et que nous n’avons pas une appréhension immédiate de la réalité métaphysique comme on le supposait. Nous ne connaissons que les phénomènes. La cause ou la substance qui les sous-tend échappe complètement à la perception sensorielle. La science, par conséquent, dans la mesure où elle est empirique, n’a rien à voir avec le fondement causal des choses. Elle est purement descriptive. Sa tâche consiste simplement à relier et à corréler les faits de l’expérience. Cette conception positiviste de la science progresse régulièrement depuis un certain temps et constitue aujourd’hui la position communément admise dans les cercles scientifiques. [4] C’est la seule qui soit cohérente avec la critique humienne et kantienne, et la seule qui permette une distinction claire entre science et philosophie. Interprétée métaphysiquement, la science devient une philosophie réaliste ou matérialiste, et, à ce titre, sujette aux critiques dévastatrices auxquelles ces types de philosophie sont exposés. Interprétée positivistement, elle ne concerne que l’ordre factuel, mais y règne en maître. Elle laisse à la philosophie la question de la nature de la cause et de la finalité qui sous-tendent le monde des phénomènes. [5] Cette division du travail entre science et philosophie est la plus satisfaisante jamais conçue. Nous acceptons donc l’interprétation positiviste de la science, tout en rejetant le positivisme philosophique.
Ayant adopté la conception positiviste de la science, [ p. 131 ] notre prochaine question porte sur la tentative faite dans certains milieux pour transformer la théologie systématique en science empirique. Une telle transformation, nous dit-on, est non seulement possible ; elle pourrait être effectuée dans un avenir très proche et avec des résultats très avantageux. [6] Le plan, semble-t-il, est que le théologien aborde son travail avec le même réalisme naïf que le physicien ou le chimiste moyen. De même que ce dernier suppose la réalité de la matière comme donnée par l’expérience sensible, le théologien devrait supposer la réalité de Dieu comme donnée par l’expérience religieuse. Ensuite, par une méthode d’observation et d’expérimentation proche de celle des sciences naturelles, il devrait étudier les faits de la vie religieuse, les réduire à des lois, généraliser ses conclusions et, à la lumière de ses nouvelles découvertes, réviser ou préciser sa conception de Dieu, tout comme le physicien le fait pour sa conception de la matière. Il éliminerait ainsi le fléau que les scientifiques ont jusqu’ici trouvé dans la théologie et ferait de la théologie elle-même une discipline « authentiquement scientifique ».
Ce programme théologique a ses attraits, mais il existe des raisons décisives pour lesquelles il ne peut être accepté. D’une part, il présuppose une interprétation substantialiste de la science, interprétation qui, comme nous l’avons vu, est de plus en plus dépassée. Substance et cause sont des catégories dont la science se dispense. Elle est elle-même philosophiquement neutre, cohérente aussi bien avec l’idéalisme qu’avec le réalisme. La matière en tant qu’entité métaphysique n’est pas donnée par l’expérience sensible, et la science empirique n’a rien à voir avec elle. [7] Interpréter la science de manière réaliste ou métaphysique, c’est reculer, et pourtant c’est cette interprétation qui est impliquée dans l’effort visant à faire de la théologie une science empirique.
Une autre objection à ce programme est qu’il ne tient pas suffisamment compte de la différence marquée qui existe entre l’expérience sensible et l’expérience religieuse. Quelle que soit notre conception de l’expérience, idéaliste ou réaliste, il n’en demeure pas moins vrai que le contenu objectif de l’expérience sensible est très différent de celui de l’expérience religieuse et que la première se prête à un traitement scientifique plus que la seconde. Ce n’est pas un hasard si la méthode strictement « scientifique » a prospéré dans le domaine de la « philosophie naturelle », alors qu’elle a eu une application relativement limitée dans celui de la théologie systématique. La différence de méthode entre les deux domaines est inhérente à la différence de sujet. L’objet ou les objets de la perception religieuse, s’il en existe un, n’ont pas le même caractère indépendant et détaché que les objets de la perception sensible. Ils ne s’imposent pas à notre attention de la même manière, ils sont davantage conditionnés subjectivement, ils naissent dans une plus large mesure de l’intérêt personnel [ p. 133 ] et de l’anticipation. Nous ne connaissons pas Dieu de la même manière impersonnelle que nous connaissons les choses sensibles, et sa connaissance n’est ni communicable ni vérifiable de la même manière objective que la connaissance scientifique est censée l’être. La connaissance, que l’on peut qualifier de scientifique au sens empirique, par opposition au sens purement systématique du terme, doit être fondée sur l’observation et l’expérimentation, et doit également pouvoir être vérifiée et communiquée à autrui. [8] Or, il n’est absolument pas certain que nous ayons une connaissance réellement empirique ou perceptive de Dieu. Nous croyons en lui ; mais la question de savoir si nous avons réellement une « conscience » de Dieu est au moins ouverte. Les mystiques prétendent avoir une telle conscience, mais dans leur cas, elle est, il est vrai, particulière ; elle n’est pas susceptible de vérification expérimentale ni de communication à autrui. La croyance en Dieu, implicite dans l’expérience religieuse plus générale de l’homme moyen, se vivifie sans doute parfois en ce que l’on peut appeler une « conscience » ou une perception du Divin. Mais le Divin, ainsi saisi, est trop vaguement appréhendé pour servir de fondement à une science ; et si l’on applique la terminologie scientifique à une perception aussi vague, ce ne peut être que dans un sens accommodé. À proprement parler, la théologie ne peut être une science empirique, même sur une base réaliste. Ses données expérimentales manquent de l’objectivité concrète nécessaire.
Le fait est que, dans la théologie « scientifique » proposée [ p. 134 ], Dieu est contraint d’agir à double titre. Il sert d’analogue à la fois aux objets des sens et à leur prétendu fondement matériel ou cause. La science naturelle, soutient-on, implique les deux. Mais notre connaissance de l’un est très différente de notre connaissance de l’autre. Nous avons une connaissance « empirique » des objets des sens, mais nous n’avons pas une telle connaissance de la « matière ». De cette dernière, nous avons soit une conception spéculative, soit une notion confuse due à une pensée spontanée ou à un préjugé hérité. Pourtant, dans la nouvelle théologie « scientifique », Dieu est censé prendre la place à la fois de Dieu et des objets des sens. On suppose que nous le connaissons de la même manière claire et directe que nous connaissons les choses des sens, et aussi de la même manière vague et indirecte que nous connaissons leur fondement causal. Cela illustre la confusion dans laquelle tombe la pensée lorsqu’elle tente de réduire la théologie à une science empirique.
La conception correcte de la science est celle que nous avons appelée positiviste, et de ce point de vue, la théologie ne pourrait, par nature, devenir une science empirique sans abandonner son objectivité et devenir synonyme de psychologie de la religion. S’il existait parmi les objets de l’expérience religieuse un domaine intermédiaire de réalité apparenté à celui des objets des sens, nous pourrions peut-être affirmer que la théologie, en tant que science empirique, différerait de la psychologie de la religion tout comme la physique et la chimie de la psychologie de l’expérience sensible, mais un tel domaine intermédiaire n’existe pas pour la pensée religieuse. L’expérience religieuse, si tant est qu’elle ait une quelconque objectivité, a Dieu pour objet ; et cela signifie que le plan purement [ p. 135 ] « empirique » ou positiviste a été transcendé, car Dieu est la réalité ultime, un Être métaphysique, s’il en est un. La science empirique, interprétée de manière positiviste, exclut l’idée de Dieu et de toute réalité métaphysique. De ce point de vue, nous pourrions étudier l’aspect factuel de l’expérience religieuse, mais nous ne pourrions jamais aller au-delà et affirmer positivement la réalité objective de son contenu intellectuel ; en un mot, nous ne pourrions jamais être théologiens. La théologie, transformée en science empirique positiviste, ne serait qu’une psychologie de la religion.
Il n’existe donc aucun moyen pour la théologie de conserver son intégrité tout en devenant une science empirique. Elle ne peut pas non plus se défendre des attaques des scientifiques en prétendant être elle-même une science pure. Elle comporte des facteurs extra-scientifiques, voire supra-scientifiques, incontournables. La théologie possède un caractère unique et se distingue nécessairement, dans une certaine mesure, du mouvement scientifique ; elle ne peut s’y fondre sans perdre son identité. Ce n’est pas en se métamorphosant en science empirique qu’elle parviendra à se maintenir à l’époque moderne, mais en s’adaptant au mouvement scientifique de manière à reconnaître la vérité de son propre point de vue et de celui de la science.
Deux tentatives importantes d’ajustement ont été faites. L’une, que nous devons à Ritschl, consiste à distinguer les jugements existentiels (Seinsurtheile) des jugements de valeur (Werthurtheile). La science, nous dit-on, a à voir avec les premiers, [ p. 136 ] et la religion ou la théologie avec les seconds. Cela ne signifie pas que la science et la théologie s’intéressent à des domaines différents ; cela signifie plutôt qu’elles abordent le monde à partir de points de vue différents. La science enregistre son existence, son mode, tandis que la théologie l’évalue. Il y a une part de vérité dans cette distinction. Elle s’accorde avec la distinction qui a été établie ces dernières années entre les sciences naturelles et les sciences culturelles, historiques ou normatives. [^9] Les premières sont « nomothétiques », elles édictent des lois, généralisent et sont « wertfrei » et n’ont rien à voir avec les valeurs. Les sciences de la culture, en revanche, sont « idiographiques » : elles s’intéressent principalement au concret, aux individus. Elles mettent l’accent sur les valeurs, sont guidées par l’idée d’une fin et élaborent des lois qui sont intentionnelles plutôt que causales. À cet égard, la théologie présente une certaine ressemblance avec les sciences de la culture telles que la sociologie, l’éthique et le droit. Elle étudie la religion d’un point de vue normatif et transcende ainsi une pure psychologie de la religion. Mais elle n’est pas seulement une science normative en soi. Elle transcende toutes ces sciences en affirmant la réalité métaphysique de son idéal.
Ici, cependant, une certaine inaptitude dans la phraséologie se manifeste. Les « jugements de valeur », lorsqu’ils sont opposés aux « jugements d’être », semblent subjectifs. Sinon, pourquoi les jugements opposés seraient-ils appelés « jugements d’être » ? Ces derniers, par leur nom même, sembleraient inclure tous les jugements qui ont trait à la réalité. D’autres jugements, comme ceux de valeur, auraient alors trait à l’idéal ou à l’irréel. Et certains ont insisté sur le fait que c’est l’implication naturelle du terme. Mais une analyse attentive des jugements de valeur montre clairement qu’ils impliquent une référence objective. Hormis cela, ils seraient dénués de sens. « S’il n’y avait pas d’existence », dit WE Sorley, « il n’y aurait pas de valeur. » [9] Les jugements de valeur ne sont donc pas purement subjectifs. En effet, la théorie ritschlienne des jugements de valeur implique exactement l’inverse. On suppose ici que la clé de la réalité ultime se trouve dans les jugements de valeur de la religion plutôt que dans les jugements existentiels de la science. Il n’y a donc aucune antithèse, ni même séparation, entre réalité et valeur. Les deux vont bien ensemble. Mais il n’en reste pas moins vrai que le terme « être » dans l’expression « jugements d’être » est communément interprété comme synonyme de « réalité », ce qui donne l’impression qu’il existe, après tout, un divorce net entre réalité et valeur. Pour éviter cette impression, il faudrait expliquer que le terme « être » ne s’applique qu’à la réalité phénoménale ; mais cela n’est généralement pas fait, ce qui entraîne confusion et malentendus. [10] Une bien meilleure façon de définir et d’ajuster le [ p. 138 ] La relation entre la science et la théologie consiste à distinguer, avec Borden P. Bowne, la réalité phénoménale de la réalité métaphysique, puis à attribuer la première à la science et la seconde à la théologie. Cela préserve le caractère positiviste de la science et lui donne libre cours dans le monde spatio-temporel. Aucune limite ne lui est imposée tant qu’elle se confine à l’ordre phénoménal. Sur ce plan, elle peut formuler la théorie qu’elle souhaite, et la théologie n’en sera pas perturbée. Car la théologie a trait au monde du pouvoir, le monde de la cause et du but, dans lequel les faits de l’expérience trouvent leur explication ultime, mais dont la nature n’est déterminée par aucune théorie particulière concernant l’ordre factuel lui-même. On peut adhérer à la cosmogonie biblique ou scientifique, à l’astronomie ptolémaïque ou copernicienne, à la théorie de la création ou de l’évolution, et pourtant avoir essentiellement la même vision du pouvoir sous-jacent dont dépend le monde. Pour décider de la nature de ce pouvoir, on peut légitimement être influencé dans une large mesure par des considérations éthiques,et dans ce cas, on peut conserver la distinction ritschlienne entre le caractère essentiellement factuel de la science et le caractère essentiellement évaluatif de la théologie. Mais la distinction entre science et théologie est mieux exprimée par les termes « phénoménal » et « métaphysique » que par les termes « existentiel » et « évaluatif ». [11] Car la nature de la réalité ultime n’est en aucun cas déterminée uniquement par l’idée de valeur, et le terme « existentiel » est, comme nous l’avons vu, malheureux en ce qu’il obscurcit plutôt qu’il ne souligne la distinction entre le phénoménal et le réel. La « phénoménalité » du monde matériel fait ressortir son caractère secondaire et subordonné, et permet ainsi d’éviter le dualisme implicite ou du moins suggéré par l’antithèse entre l’existentiel et l’évaluatif. Si le monde matériel est phénoménal, il n’y a rien en lui qui soit incompatible avec un monisme fondamental ; sa phénoménalité pointe plutôt vers l’unité de la réalité ultime.
En principe, il n’y a donc pas de conflit entre la science, qui s’intéresse au phénoménal, et la théologie, qui s’intéresse à la métaphysique. Mais si cela est vrai des visions du monde scientifiques et théologiques en général, il existe deux points sur lesquels une relation tendue persiste et perdurera peut-être durablement. L’un concerne l’histoire, l’autre les implications apparemment naturalistes de la science moderne.
La théologie chrétienne ne s’intéresse pas seulement à une interprétation spirituelle de l’univers, mais aussi à l’historicité de certains événements, et elle a eu plus de mal à maintenir cette dernière que la première. La distinction entre réalité phénoménale et métaphysique permet de maintenir une vision spirituelle de l’univers face à toutes les découvertes scientifiques concevables. Mais lorsqu’il s’agit d’événements historiques spécifiques, la situation est moins claire. Le christianisme envahit alors le champ de la science historique, et la question se pose de savoir si les deux peuvent s’harmoniser parfaitement. Il est aujourd’hui généralement admis que, par le passé, le christianisme a formulé de nombreuses affirmations historiques injustifiées et non essentielles à la foi chrétienne. La critique biblique a relégué une grande partie de ce qui était censé être de l’histoire au rang de légendes et de traditions peu fiables. Cela s’applique non seulement à l’Ancien Testament, mais aussi au Nouveau.
À cet égard, la question du miracle a occupé une place prépondérante. On soutenait autrefois, d’un côté, que le miracle était impossible ; et, de l’autre, que le miracle était essentiel à la foi chrétienne, à la fois comme preuve « authentifiante » de sa vérité et comme preuve de la liberté divine. Toutes ces affirmations sont aujourd’hui obsolètes. Personne n’en sait suffisamment sur la nature de la réalité ultime pour être autorisé à affirmer l’impossibilité du miracle. C’est aujourd’hui généralement admis. Et, sur le fondement théiste, la possibilité du miracle est, bien sûr, implicite. D’un autre côté, il est tout aussi évident que le miracle ne peut établir la vérité d’une proposition qui ne se recommande pas à la raison. Comme l’a dit un écrivain arabe : « Si un prestidigitateur me disait : « Trois valent plus que dix, et pour le prouver, je changerai ce bâton en serpent », je pourrais être surpris de sa prestidigitation, mais je n’admettrais certainement pas son affirmation. » [12] Il est également clair que la croyance en la liberté divine [ p. 141 ] ne repose pas sur le fait du miracle. Si c’était le cas, son fondement serait très fragile. La doctrine de l’immanence divine a, dans une large mesure, privé l’appel au miracle de son importance religieuse.
Pourtant, la question du miracle a une incidence significative sur la crédibilité historique des Écritures et sur notre conception de la personne du Christ. On peut admettre la possibilité théorique du miracle tout en niant son actualité. C’est probablement la position que la plupart des historiens scientifiques adopteraient actuellement. Ils considéreraient les miracles naturels de la Bible comme mythiques ou comme des événements naturels mal compris. De tels miracles, s’ils étaient rapportés dans d’autres textes sacrés, seraient rejetés par nous tous ; et si tel était le cas, pourquoi les accepterions-nous parce qu’ils sont relatés dans nos Écritures ? Nous ne croyons plus à l’infaillibilité biblique. Le mur de séparation entre la Bible et les autres textes sacrés est tombé. Toute l’histoire, nous le voyons maintenant, est d’une seule pièce, et par conséquent, aucune considération particulière ne peut être accordée aux miracles bibliques. Cette position, si elle était généralement acceptée, ne détruirait certes pas la fiabilité historique des Écritures dans leur ensemble, mais elle la saperait sur des points jusqu’ici considérés comme essentiels. Il existe donc ici encore une tension entre la foi et la science historique.
Mais plus significative est l’influence de la science psychologique et historique sur la vie intérieure de Jésus. Le christianisme pourrait peut-être se passer des miracles physiques rapportés dans le Nouveau Testament, mais lorsqu’il s’agit de la personne de Jésus, de sa conscience, [ p. 142 ] la situation est tout autre. Nous avons affaire ici à la citadelle même de la foi chrétienne. Si nous suivions l’exemple de la psychologie et de la sociologie dans leurs efforts pour réduire Jésus au niveau de notre humanité normale ou anormale et le considérions comme complètement et sans réserve l’enfant de son temps, il est évident que nous entrerions en conflit avec l’une des convictions les plus profondes et les plus tenaces de l’Église chrétienne. La psychologie serait, bien sûr, disposée à admettre que Jésus était un génie religieux, et peut-être le plus exalté de tous les génies religieux. Mais le christianisme ne s’est jamais contenté d’une telle classification ou différenciation. Cela l’a toujours distingué dans un sens différent, et c’est ainsi qu’à l’époque moderne est apparue la distinction entre « le Christ de la foi » et « le Jésus de l’histoire ». La science historique et psychologique a eu tendance à étouffer le premier au profit du second ; mais empêcher cela, semble-t-il, est une question de vie ou de mort pour le christianisme historique. Nous sommes donc ici en présence d’une tension aiguë entre science et théologie.
Le deuxième point de désaccord, évoqué plus haut, concernait les implications naturalistes de la vision scientifique du monde. Ces implications sont dues en partie au caractère factuel et non idéal de la science. Car si les choses sont ce qu’elles paraissent, elles n’ont ni sens ni finalité profonds ; et par conséquent, toutes les valeurs idéales semblent illusoires. Cette apparence résulte de l’autolimitation de la science. Mais elle est aussi due au fait que la vision scientifique moderne du monde ne s’intègre pas aussi bien au schéma chrétien que l’ancienne vision du monde. Prenons, par exemple, l’astronomie copernicienne et la théorie darwinienne de la descendance humaine. En toile de fond, lisez Jean 3.16, et il devient immédiatement évident que les deux points de vue ne sont pas totalement compatibles. Le point de vue anthropocentrique du christianisme semble plus ou moins déplacé dans le monde de l’astronomie et de la biologie modernes. Que le Dieu d’un univers géocentrique porte son attention principalement sur l’homme et se sacrifie pour sa rédemption n’a rien d’étonnant. Même en présence d’un tel Dieu, l’esprit pieux, il est vrai, contemplant les cieux, s’exclamait : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? » Pourtant, il existait une certaine congruence entre les points de vue anthropocentrique et géocentrique. Pierre Lombard, par exemple, a écrit dans ses « Sentences » : « De même que l’homme est fait pour Dieu, c’est-à-dire pour le servir, de même l’univers est fait pour l’homme, c’est-à-dire pour le servir ; c’est pourquoi l’homme est placé au centre de l’univers, afin qu’il puisse à la fois servir et être servi. »
D’un point de vue géocentrique et créationniste, concevoir l’homme comme le but et l’apogée de l’univers ne posait aucune difficulté particulière. Mais avec l’introduction des théories copernicienne et darwinienne, la situation a complètement changé. L’homme apparaît désormais comme le produit accidentel d’un processus évolutif aveugle, et un être si insignifiant qu’il serait absurde de considérer l’univers comme ayant été créé pour lui. Il semble si submergé par l’immensité de l’espace et si étroitement lié aux formes de vie inférieures qu’il serait absurde de lui attribuer une destinée élevée et unique. Il apparaît plutôt, comme quelqu’un l’a qualifié, comme une « racaille cosmique ». Et lorsque cette apparence est prise pour la réalité et traitée comme une implication de la science, comme c’est souvent le cas, il en résulte nécessairement un conflit aigu entre science et religion. Mais même en reconnaissant le caractère provisoire et plus ou moins illusoire de la science, il n’en demeure pas moins que la vision scientifique du monde n’est pas un symbole ou un vecteur de la vérité chrétienne aussi transparent et efficace que l’était l’ancienne vision. La vision scientifique du monde est susceptible d’une interprétation religieuse, mais elle comporte en elle-même un préjugé naturaliste difficile à surmonter. De plus, une fois purgée de ce préjugé, elle ne se prête pas aussi facilement à une interprétation chrétienne que l’ancienne vision géocentrique et créationniste. Nous sommes donc confrontés ici à une source persistante de difficultés entre religion et science.
Cette difficulté est toutefois d’ordre psychologique plutôt que logique. En principe, il n’y a pas de conflit entre la science pure et la religion pure. L’une concerne la réalité phénoménale et l’autre la réalité ontologique ; l’une s’intéresse aux faits, l’autre à leur interprétation ultime. La science permet une interprétation théiste du monde ; et c’est tout ce que la théologie est en droit d’exiger d’elle. Lorsqu’il s’agit de certains événements historiques, il n’est pas toujours facile de fixer les limites de la science, d’une part, et celles de la théologie, d’autre part. À ce stade, il y aura probablement plus ou moins de conflit, et donc aussi plus ou moins de tension entre [ p. 145 ] l’esprit de la science et celui de la religion, souvent au sein d’une même personne. Mais, d’une manière générale et d’un point de vue logique, il n’y a aucune raison pour que la théologie et la science ne cohabitent pas en paix. Chacune a, pour l’essentiel, son propre domaine indépendant, et chacune peut apprendre de l’autre.
[^9] : Heinrich Rickert, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft et Die Grenzen der Naturwissenschaftlichen Begriffsbildung ; et GB Foster, The Finality of the Christian Religion, pp. 309ff.
Pour un ouvrage plus récent couvrant le même domaine et considérablement plus favorable au côté théologique du conflit, voir Landmarks in the Struggle Between Science and Religion, par James Y. Simpson. ↩︎
Voir La théologie comme science empirique, par DC Macintosh. ↩︎
Une excellente discussion de ces deux interprétations se trouve dans A Philosophy of Ideals, pp. 43-61, par Edgar S. Brightman. ↩︎
C’est vers le début du dernier quart du XIXe siècle que les scientifiques commencèrent à adopter ce point de vue comme « une conception clairement établie, corrigeant des malentendus ». Kirchhoff et Mach n’y furent pas pour rien. Voir J. Arthur Thomson, The System of Animate Nature, p. 8. Notez également la déclaration suivante de Karl Pearson dans la préface de la troisième édition de The Grammar of Assent (1911) : « Personne ne croit aujourd’hui que la science explique quoi que ce soit ; nous la considérons tous comme une description abrégée, comme une économie de pensée. » ↩︎
Chez John Wesley, nous retrouvons essentiellement cette distinction entre science et philosophie, mais il est évident qu’il n’en a pas pleinement saisi la portée, puisqu’il adhérait manifestement à une vision réaliste de la science. Voir Frank W. Collier, John Wesley Among the Scientists, pp. 65 et suivantes, 1481, 248 et suivantes. ↩︎
DC Macintosh, Theology as an Empirical Science, pp. 3, 25. Un programme théologique quelque peu similaire est préconisé par HN Wieman dans son ouvrage Religious Experience and Scientific Method, chap. I, mais apparemment avec beaucoup moins de confiance dans la possibilité de sa réalisation rapide. ↩︎
Les méthodes de la science physique, dit A.S. Eddington, ne mènent pas « à une réalité concrète, mais à un monde d’ombres de symboles, sous lequel ces méthodes ne peuvent pénétrer » (Science and the Unseen Worlds - p. 73). Voir aussi son ouvrage plus complet, The Nature of the Physical World, chap. XIII-XV. ↩︎
Pour une analyse et une définition de la science, voir J. Arthur Thomson dans The Outline of Science, IV, pp. 1165ff., et dans Science and Religion, pp. 4ff. ↩︎
Les valeurs morales et l’idée de Dieu, p. 109. ↩︎
À cet égard, il convient également de noter que la science, tout comme la religion, a une base pratique et que les faits scientifiques sont, comme le dit le professeur RT Flewelling, « significatifs et réels en grande partie du point de vue de la valeur ». On pourrait même trouver, comme il le suggère, un motif de réconciliation entre la science et la religion dans le fait que « toutes deux doivent passer par la même petite porte de la justification sociale et morale » (Creative Personality, pp. 220f). ↩︎
Le chanoine Streeter, dans son livre Reality, utilise les termes « quantitatif » et « qualitatif » pour distinguer la connaissance scientifique de la connaissance religieuse, et comme les deux sont des approches valables de la réalité, il appelle sa théorie « bi-représentationnisme ». Cette théorie est sensiblement la même que celle de Bowne, bien que le mot « qualitatif » suggère une tendance vers le point de vue ritschlien. ↩︎
JW Draper, Conflit entre religion et science, p. 66. ↩︎