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« L’homme entêté » — Cette histoire fut racontée par le Maître à Jetavana, à propos d’un certain Frère avide. Son avidité sera relatée dans le Neuvième Livre du Kāka-Jātaka [1].
Mais à cette occasion, les Frères dirent au Maître : « Monsieur, ce Frère est cupide. »
Le Maître dit : « Est-il vrai, comme on le dit, frère, que tu es avide ? » « Oui, monsieur », fut la réponse.
« De même, autrefois, frère, tu étais cupide, et à cause de ta cupidité tu as perdu la vie ; tu as aussi fait perdre leur maison aux sages et aux bons. » Et ce disant, il raconta cette histoire du passé.
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Un jour, alors que Brahmadatta régnait à Bénarès, le Bodhisatta naquit pigeon. Les Bénariens de cette époque, par bonté, avaient coutume d’accrocher des paniers de paille à divers endroits pour abriter et réconforter les oiseaux ; le cuisinier du Grand Trésorier de Bénarès en suspendit un dans sa cuisine. Le Bodhisatta s’installa dans ce panier, sortant à l’aube à la recherche de nourriture et rentrant chez lui le soir ; ainsi vécut-il.
Mais un jour, un corbeau, survolant la cuisine, huma la délicieuse saveur du sel, du poisson et de la viande frais, et fut saisi d’une envie irrésistible d’y goûter. Cherchant comment accomplir sa volonté, il se percha tout près et, le soir, vit le Bodhisatta rentrer et entrer dans la cuisine. « Ah ! » pensa-t-il, « je peux y arriver grâce au pigeon. »
Il revint donc le lendemain à l’aube et, lorsque le Bodhisatta partit en quête de nourriture, il le suivit de lieu en lieu comme son ombre. Le Bodhisatta lui dit alors : « Pourquoi restes-tu avec moi, ami ? »
« Mon seigneur », répondit le corbeau, « votre attitude a gagné mon admiration ; et désormais, je souhaite vous suivre. » « Mais votre nourriture et la mienne, ami, ne sont pas les mêmes », dit le Bodhisatta ; « vous aurez du mal à vous en procurer si vous vous attachez à moi. » « Mon seigneur », dit le corbeau, « quand vous chercherez votre nourriture, je vous nourrirai aussi, à vos côtés. » « Ainsi soit-il », dit le Bodhisatta ; « seulement, soyez sérieux. » Et après avoir adressé cet avertissement au corbeau, le Bodhisatta se mit à picorer des graines d’herbe ; tandis que l’autre retournait de la bouse de vache et en retirait les insectes jusqu’à ce qu’il soit rassasié. Puis il revint vers le Bodhisatta et lui fit remarquer : « Mon seigneur, vous consacrez trop de temps à manger ; il faut éviter les excès. »
Et lorsque le Bodhisatta eut mangé et fut de retour chez lui le soir, le corbeau s’envola avec lui dans la cuisine [243].
« Notre oiseau en a ramené un autre ! » s’exclama le cuisinier, et il accrocha un deuxième panier pour le corbeau. Et dès lors, les deux oiseaux vécurent ensemble dans la cuisine.
Un jour, le Grand Trésorier possédait une réserve de poisson que le cuisinier avait accrochée dans la cuisine. À cette vue, le corbeau, pris d’une envie irrésistible, décida de rester chez lui le lendemain pour se régaler de cet excellent mets.
Il resta donc couché toute la nuit, gémissant. Le lendemain, alors que le Bodhisatta partait en quête de nourriture, il s’écria : « Viens, ami corbeau ! » Le corbeau répondit : « Pars sans moi, mon seigneur, car j’ai mal au ventre. » « Ami », répondit le Bodhisatta, « je n’ai jamais entendu parler de corbeaux souffrant de maux de ventre. Certes, les corbeaux se sentent faibles à chacune des trois veilles ; mais s’ils mangent une mèche de lampe, leur faim est apaisée momentanément [2]. Tu dois avoir envie du poisson dans la cuisine. Allons, la nourriture humaine ne te conviendra pas. Ne cède pas ainsi, mais viens chercher ta nourriture avec moi. » « Vraiment, je n’en suis pas capable, mon seigneur », dit le corbeau. « Eh bien, ta propre conduite le montrera », dit le Bodhisatta. « Seulement, ne succombe pas à l’avidité, mais reste ferme. » Et avec cette exhortation, il s’envola pour chercher sa nourriture quotidienne.
Le cuisinier prit plusieurs sortes de poissons et en prépara certains d’une manière, d’autres d’une autre. Puis, soulevant légèrement le couvercle de ses casseroles pour laisser échapper la vapeur, il posa une passoire sur l’une d’elles et sortit, s’essuyant le front. Juste à ce moment, la tête de corbeau sortit du panier. Un coup d’œil lui apprit que le cuisinier était absent, et « C’est maintenant ou jamais », pensa-t-il, « c’est mon heure. La seule question est de savoir si je dois choisir de la viande hachée ou un gros morceau ? » Arguant qu’il faut beaucoup de temps pour préparer un repas complet de viande hachée, il résolut de prendre un gros morceau de poisson et de le manger dans son panier. Il s’envola donc et se posa sur la passoire. « Clic ! » fit la passoire.
« Qu’est-ce que ça peut bien être ? » demanda le cuisinier en accourant au bruit. Voyant le corbeau, il s’écria : « Oh, voilà ce coquin de corbeau qui veut manger le dîner de mon maître. Je dois travailler pour mon maître, pas pour ce coquin ! Que m’importe-t-il, j’aimerais bien savoir ? » Alors, fermant d’abord la porte, il attrapa le corbeau et lui arracha toutes les plumes [244] du corps. Puis il pila du gingembre avec du sel et du cumin, et y ajouta du babeurre aigre, puis il trempa le corbeau dans le cornichon et le rejeta dans son panier. Et le corbeau resta là, gémissant, accablé par l’agonie de sa douleur.
Le soir, le Bodhisatta revint et vit la misère du corbeau. « Ah ! corbeau avide ! s’exclama-t-il, tu n’as pas voulu écouter mes paroles, et maintenant ta propre avidité t’a causé du malheur. » Ce disant, il répéta cette strophe :
L’homme têtu qui, lorsqu’on l’exhorte, paie
Ne prêtez pas attention aux amis qui vous donnent de bons conseils,
Périra sûrement, comme le corbeau avide,
Qui a ri en méprisant les paroles d’avertissement du pigeon.
Puis, s’exclamant : « Moi aussi, je ne peux plus demeurer ici », le Bodhisatta s’envola. Mais le corbeau mourut sur-le-champ, et le cuisinier le jeta, panier compris, sur un tas de poussière.
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Le Maître dit : « Tu étais avide, Frère, autrefois, tout comme tu l’es maintenant ; et c’est à cause de ton avidité que les sages et les hommes de bien de cette époque ont dû abandonner leurs foyers. » Après cette leçon, le Maître prêcha les Quatre Vérités, à la fin desquelles ce Frère obtint le Fruit du Second Sentier. Puis le Maître démontra le lien et identifia la Naissance comme suit : « Le Frère avide était le corbeau de cette époque, et moi le pigeon. »