« Jusqu’à ce que Cœur Doux fût mien » — Cette histoire fut racontée par le Maître alors qu’il était à Jetavana, à propos de la concupiscence. La tradition raconte qu’un jeune homme de Sāvatthi, [30;3] entendant la Vérité prêchée par le Maître, donna son cœur à la Doctrine des Trois Joyaux. Renonçant au monde pour la vie du Frère, il s’éleva pour marcher dans les Sentiers, pratiquer la méditation et ne jamais relâcher sa réflexion sur le thème qu’il avait choisi. Un jour, alors qu’il faisait sa tournée pour demander l’aumône à Sāvatthi, il aperçut une femme en tenue élégante et, par plaisir, rompit avec la moralité supérieure et la contempla ! La passion s’éveilla en lui, il devint pareil à un figuier abattu par la hache. À partir de ce jour, sous l’emprise de la passion, le palais de son esprit, comme celui de son corps, perdit toute sa vigueur ; tel une bête brute, il ne prenait aucun plaisir à la Doctrine, et laissait ses ongles et ses cheveux pousser longs et ses vêtements devenir sales.
Lorsque ses amis parmi les Frères prirent conscience de son trouble, ils dirent : « Pourquoi, monsieur, votre état moral est-il différent de ce qu’il était ? » « Ma joie est partie », dit-il. Ils le conduisirent alors au Maître, qui leur demanda pourquoi ils avaient amené ce Frère là contre sa volonté. « Parce que, monsieur, sa joie est partie. » « Est-ce vrai, Frère ? » « C’est vrai, Ô Bienheureux. » « Qui vous a troublé ? » « Monsieur, j’étais en tournée pour demander l’aumône lorsque, violant la morale supérieure, j’ai contemplé une femme ; et la passion s’est éveillée en moi. C’est pourquoi je suis troublé. » Alors le Maître dit : « Il n’est pas étonnant, Frère, que lorsque, violant la morale, vous regardiez pour le plaisir un objet exceptionnel, vous ayez été éveillé par la passion. Pourquoi, autrefois, même ceux qui avaient atteint les cinq Connaissances Supérieures et les huit Accomplissements, ceux qui, par la puissance de la Vision, avaient apaisé leurs passions, dont le cœur était purifié et dont les pieds pouvaient parcourir les cieux, oui, même les Bodhisattas, à force de fixer un objet exceptionnel en violation de la morale, perdirent leur vision, furent agités par la passion et connurent une grande tristesse. Peu importe le vent qui renversa le mont Sineru, une colline nue pas plus grande qu’un éléphant ; peu importe le vent qui déracina un imposant arbre Jambu, un buisson au sommet d’une falaise ; peu importe le vent qui assécha un vaste océan, un minuscule étang. Si la passion pouvait engendrer la folie chez les Bodhisattas suprêmement éveillés et à l’esprit pur, la passion serait-elle humiliée devant vous ? Eh bien, même les êtres purifiés sont égarés par la passion, et ceux qui accèdent aux plus hauts honneurs tombent dans la honte. » Et ce disant, il raconta cette histoire du passé.
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Un jour, alors que Brahmadatta régnait à Bénarès, le Bodhisatta naquit dans une riche famille brahmane du pays de Kāsi. Devenu adulte et ayant achevé son éducation, il renonça à toute luxure et, abandonnant le monde pour la vie d’ermite, alla vivre dans les solitudes de l’Himalaya. Là, en accomplissant toutes les formes préparatoires de méditation, il acquit par la pensée abstraite les Connaissances Supérieures et les Accomplissements extatiques ; et vécut ainsi sa vie dans la félicité de la Vision Mystique.
[304] Le manque de sel et de vinaigre le conduisit un jour à Bénarès, où il s’installa dans la demeure royale. Le lendemain, après avoir pourvu à ses besoins, il replia le vêtement d’écorce rouge qu’il portait habituellement, jeta sur une épaule une peau d’antilope noire, noua ses cheveux emmêlés en chignon sur le sommet de sa tête et, un joug sur le dos duquel pendaient deux paniers, partit en tournée à la recherche d’aumônes. Arrivé aux portes du palais, son attitude le recommanda tellement au roi que Sa Majesté le fit entrer. L’ascète fut alors assis sur un lit d’une grande splendeur et nourri en abondance des mets les plus délicats. Et après avoir remercié le roi, il fut invité à s’installer dans la demeure royale. L’ascète accepta l’offre et demeura dans le lieu de culte pendant seize ans, exhortant la maison du roi et mangeant de la nourriture du roi.
Un jour arriva où le roi dut se rendre aux frontières pour réprimer une révolte. Mais, avant de partir, il chargea sa reine, nommée Cœur-Doux, de pourvoir aux besoins du saint homme. Ainsi, après le départ du roi, le bodhisatta continua à se rendre au palais quand bon lui semblait.
Un jour, la reine Cœur-Doux prépara un repas pour le Bodhisatta ; mais comme il tardait à arriver, elle fit sa propre toilette. Après s’être baignée dans une eau parfumée, elle s’habilla de toute sa splendeur et s’allongea, attendant son arrivée, sur un petit divan dans la spacieuse chambre.
S’éveillant du ravissement de la Vision et constatant l’heure tardive, le Bodhisatta se transporta dans les airs jusqu’au palais. Entendant le bruissement de sa robe d’écorce, la reine se leva précipitamment pour le recevoir. Dans sa hâte, sa tunique glissa, révélant sa beauté à l’ascète dès qu’il franchit la fenêtre ; et à cette vue, violant la morale, il contempla avec plaisir la merveilleuse beauté de la reine. La luxure s’enflamma en lui ; il était comme un arbre abattu par la hache. Aussitôt, toute Vision le quitta, et il devint comme un corbeau aux ailes coupées. Serrant sa nourriture, toujours debout, il ne mangea pas, mais, tout tremblant de désir, il quitta le palais pour rejoindre sa hutte dans le plaisir, la déposa sous son lit de bois et y resta étendu pendant sept jours entiers, en proie à la faim et à la soif, asservi par la beauté de la reine, le cœur enflammé de désir.
Le septième jour, le roi revint de la pacification de la frontière. Après avoir fait le tour de la ville en procession solennelle, il entra dans son palais. [305] Souhaitant voir l’ascète, il se rendit à la salle de réception et, dans la cellule, trouva le bodhisatta étendu sur son lit. Pensant que le saint homme était tombé malade, le roi, après avoir fait nettoyer la cellule, demanda, en caressant les pieds du malade, ce qui le rongeait. « Sire, mon cœur est enchaîné par la luxure ; c’est mon seul mal. » « La luxure pour qui ? » « Pour Cœur-Doux, sire. » « Alors elle est à vous ; je vous la donne », dit le roi. Puis il se rendit au palais avec l’ascète et, après avoir invité la reine à se parer de toute sa splendeur, la donna au bodhisatta. Mais, au moment de la donner, le roi ordonna secrètement à la reine de faire tout son possible pour sauver le saint homme.
« N’ayez crainte, sire », dit la reine ; « je le sauverai. » L’ascète sortit donc du palais avec la reine. Mais lorsqu’il eut franchi la grande porte, la reine s’écria qu’il leur fallait une maison pour y vivre ; et qu’il devait retourner auprès du roi pour en demander une. Il retourna donc demander une maison au roi, et le roi leur donna une demeure en ruine que les passants utilisaient comme abri. L’ascète emmena la reine dans cette demeure ; mais elle refusa catégoriquement d’y entrer, à cause de son état insalubre.
« Que dois-je faire ? » s’écria-t-il. « Eh bien, tout nettoyer », dit-elle. Elle l’envoya chercher une bêche et un panier chez le roi, et lui fit enlever toute la crasse et la saleté, et enduire les murs de bouse de vache, qu’il devait aller chercher. Cela fait, elle lui fit chercher un lit, un tabouret, un tapis, une cruche et une tasse, ne lui envoyant qu’une chose à la fois. Ensuite, elle l’envoya faire ses bagages chercher de l’eau et mille autres choses. Il partit donc chercher de l’eau, remplit la cruche, prépara l’eau pour le bain et fit le lit. Et, comme il était assis avec elle sur le lit, elle le prit par les moustaches et l’attira vers elle jusqu’à ce qu’ils soient face à face, en disant : « As-tu oublié que tu es un saint homme et un brahmane ? »
C’est là qu’il reprit ses esprits après cette période de folie insensée.
(Et ici devrait être répété le texte commençant par : « Ainsi, les obstacles de la luxure et du désir sont appelés maux parce qu’ils proviennent de l’ignorance, frères ; [306] ce qui provient de l’ignorance crée les ténèbres. »)
Alors, lorsqu’il fut revenu à lui, il pensa que, devenant de plus en plus fort, ce désir fatal le condamnerait désormais aux Quatre États de Châtiment [^119]. « Ce même jour », s’écria-t-il, « je vais rendre cette femme au roi et m’enfuir dans les montagnes ! » Il se tint donc avec la reine devant le roi et dit : « Sire, je ne veux plus de votre reine ; et c’est seulement pour elle que des désirs se sont éveillés en moi. » Et en disant cela, il répéta cette strophe :
Jusqu’à ce que Doux Cœur soit mien, un seul désir
Il fallait que je la conquière. Quand sa beauté m’appartenait,
Moi, Seigneur, le désir s’est précipité sur le désir.
Aussitôt, son pouvoir de Vision perdu lui revint. S’élevant de terre et s’asseyant dans les airs, il prêcha la Vérité au roi ; et, sans toucher terre, il traversa les airs jusqu’à l’Himalaya. Il ne revint jamais sur les sentiers des hommes ; mais grandit en amour et en charité jusqu’à ce que, sans perdre sa Vision, il renaisse au Royaume de Brahma.
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Sa leçon terminée, le Maître prêcha les Vérités, à l’issue desquelles ce Frère obtint l’état d’Arahant. Le Maître démontra également le lien et identifia la Naissance en disant : « Ānanda était le Roi de ces jours, Uppala-vaṇṇā était au Cœur Doux, et moi l’ermite. »