« Comme quelqu’un qui prend soin de lui » — Cette histoire fut racontée par le Maître alors qu’il habitait une forêt près de la ville de Desaka, dans le pays de Sumbha, à propos du Janapada-Kalyāṇi Sutta [1]. Car à cette occasion, le Béni du Ciel dit : « Comme si, Frères, une grande foule se rassemblait en criant : « Salut à la Belle du Pays ! Salut à la Belle du Pays ! » et comme si, de la même manière, une foule plus grande encore se rassemblait en criant : « La Belle du Pays chante et danse » ; et supposons qu’arrive un homme amoureux de la vie, craignant la mort, friand de plaisir et réfractaire à la douleur, et supposons qu’on s’adresse à lui ainsi : « Salut ! Tu dois porter ce pot d’huile, plein à ras bord, entre la foule et la Belle du Pays ; un homme l’épée nue suivra vos traces ; et si vous renversez une seule goutte, il vous coupera la tête. — Qu’en pensez-vous, Frères ? Cet homme, dans ces circonstances, serait-il négligent et ne prendrait-il pas la peine de porter ce pot d’huile ? — En aucune façon, monsieur. — Ceci est une allégorie [394], que j’ai formulée pour clarifier ma [ p. 233 ] signification, Frères ; et voici sa signification : — Le pot d’huile débordant symbolise un état d’esprit recueilli à l’égard des choses concernant le corps, et la leçon à retenir est qu’une telle attention doit être pratiquée et perfectionnée. Ne manquez pas en cela, Frères. » Ce disant, le Maître donna le Sutta concernant la Belle du Pays, avec texte et interprétation. [395] Puis, en guise d’application, le Bienheureux poursuivit en disant : « Un frère désireux de pratiquer la pleine conscience juste concernant le corps, devrait être aussi prudent de ne pas laisser tomber sa pleine conscience, que l’homme de l’allégorie l’était de ne pas laisser tomber le pot d’huile. »
Après avoir entendu le Sutta et sa signification, les Frères dirent : « Ce fut une tâche ardue, monsieur, pour l’homme de passer avec le pot d’huile sans contempler les charmes de la Belle du Pays. » « Pas difficile du tout, Frères ; c’était une tâche bien facile, facile pour la bonne raison qu’il était escorté par quelqu’un qui le menaçait d’une épée nue. Mais ce fut une tâche véritablement ardue pour les sages et les bons d’autrefois de préserver une juste conscience et de réfréner leurs passions afin de ne pas contempler la beauté céleste dans toute sa perfection. Pourtant, ils triomphèrent et, en passant, gagnèrent un royaume. » Ce disant, il raconta cette histoire du passé.
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Il était une fois, alors que Brahmadatta régnait à Bénarès, le bodhisatta, le plus jeune des cent fils du roi, atteignit l’âge adulte. À cette époque, des bouddhas Pacceka venaient prendre leurs repas au palais, et le bodhisatta les servait.
Un jour, pensant au grand nombre de ses frères, le Bodhisatta se demanda s’il était possible qu’il accède au trône de ses pères dans cette ville, et décida de demander aux Bouddhas Pacceka de lui dire ce qui allait se passer. Le lendemain, les Bouddhas arrivèrent, prirent la cruche consacrée aux usages sacrés, laissèrent l’eau, lavèrent et séchèrent leurs pieds, et s’assirent pour leur repas. Tandis qu’ils étaient assis, le Bodhisatta s’assit près d’eux, les saluant courtoisement et leur posa sa question. Ils répondirent : « Prince, vous ne deviendrez jamais roi dans cette ville. Mais dans le Gandhāra, à deux mille lieues de là, se trouve la ville de Takkasilā. Si vous parvenez à atteindre cette ville, en sept jours vous y deviendrez roi. Mais la route pour y parvenir est périlleuse, car il faut traverser une grande forêt. La distance à parcourir autour de la forêt est deux fois plus grande. » Les ogres y ont leur demeure, et les ogresses y font élever villages et maisons au bord du chemin. Sous un magnifique dais brodé d’étoiles, leur magie installe un lit coûteux, enfermé dans de beaux rideaux aux teintes merveilleuses. Disposées dans une splendeur céleste, les ogresses siègent dans leurs demeures, séduisant les voyageurs [396] avec des paroles mielleuses. « Vous semblez fatigués », disent-elles ; « venez ici, mangez et buvez avant de poursuivre votre chemin. » Ceux qui viennent à leur demande se voient offrir des sièges et sont enflammés de désir par le charme de leur beauté lascive. Mais à peine ont-ils péché que les ogresses les tuent et les mangent tandis que le sang chaud [ p. 234 ] coule encore. Et elles piègent les sens des hommes ; Captivant le sens de la beauté par sa beauté absolue, l’oreille par ses doux chants de ménestrel, les narines par ses odeurs divines, le goût par ses délices célestes aux saveurs exquises, et le toucher par ses canapés aux coussins rouges divinement moelleux. Mais si tu parviens à maîtriser tes sens et à être déterminé à ne pas les regarder, alors, le septième jour, tu deviendras roi de la cité de Takkasilā.
« Oh, messieurs, comment pourrais-je considérer les ogresses après vos conseils ? » En disant cela, le Bodhisatta supplia les bouddhas Pacceka de lui donner quelque chose pour le protéger pendant son voyage. Recevant d’eux un fil enchanté et du sable enchanté, il fit d’abord ses adieux aux bouddhas Pacceka, à son père et à sa mère. Puis, rentrant chez lui, il s’adressa ainsi à sa famille : « Je vais à Takkasilā pour m’y faire roi. Vous vous arrêterez ici. » Mais cinq d’entre eux répondirent : « Allons-y aussi. »
« Tu ne peux pas venir avec moi », répondit le Bodhisatta, « car on m’a dit que le chemin est assiégé par des ogresses qui captivent les sens des hommes et détruisent ceux qui succombent à leurs charmes. Le danger est grand, mais je compte sur moi-même et je partirai. »
« Si nous vous accompagnons, prince, nous ne devrions pas contempler leurs charmes maléfiques. Nous irons aussi à Takkasilā. » « Alors, montrez-vous déterminés », dit le Bodhisatta, et il emmena ces cinq-là avec lui dans son voyage.
Les ogresses attendaient assises au bord du chemin, dans leurs villages. L’une des cinq, l’amante de la beauté, les observa et, fascinée par leur beauté, resta à la traîne. « Pourquoi restes-tu en arrière ? » demanda le Bodhisatta. « J’ai mal aux pieds, prince. Je vais m’asseoir un instant dans l’un de ces pavillons, et je te rattraperai. » « Mon cher, ce sont des ogresses ; ne les convoite pas. » « Quoi qu’il en soit, prince, je ne peux pas aller plus loin. » « Eh bien, tu seras bientôt révélé sous ton vrai jour », dit le Bodhisatta en poursuivant sa route avec les quatre autres.
Cédant à ses sens, l’amant de la beauté s’approcha des ogresses, qui le tentèrent de pécher et le tuèrent sur-le-champ. Elles partirent alors, et plus loin sur la route, par magie, elles élevèrent un nouveau pavillon, sous lequel elles s’assirent, chantant au son de divers instruments. L’amant de musique resta en arrière et fut dévoré. Les ogresses poursuivirent leur route et attendirent dans un bazar rempli de parfums et de senteurs. L’amant des choses odorantes resta en arrière. Après l’avoir dévoré, elles continuèrent leur route et s’assirent dans un kiosque où une profusion de mets divins aux saveurs exquises était proposée à la vente. Le gourmet resta en arrière. Après l’avoir dévoré, elles continuèrent leur route et s’assirent sur des conques célestes façonnées par leurs magies. L’amant du réconfort resta en arrière. Et lui aussi, elles le mangèrent.
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Seul le Bodhisatta restait désormais. L’une des ogresses le suivit, se promettant que malgré sa ferme résolution, elle parviendrait à le dévorer avant de rebrousser chemin. Plus loin dans la forêt, des bûcherons et d’autres, apercevant l’ogresse, lui demandèrent qui était l’homme qui marchait devant.
« C’est mon mari, messieurs. »
« Salut ! » dirent-ils au Bodhisatta ; « quand tu auras trouvé une jeune et douce épouse, aussi belle que les fleurs, prête à quitter sa maison et à te faire confiance, pourquoi ne pas l’accompagner au lieu de la laisser traîner péniblement derrière toi ? » « Ce n’est pas ma femme, mais une ogresse. Elle a dévoré mes cinq compagnons. » « Hélas ! messieurs, dit-elle, la colère poussera les hommes à dire que leurs femmes sont des ogresses et des goules. »
Elle simula ensuite une grossesse, puis l’apparence d’une femme ayant porté un enfant ; l’enfant sur la hanche, elle suivit le Bodhisatta. Tous ceux qu’ils rencontrèrent posèrent les mêmes questions sur le couple, et le Bodhisatta donna exactement la même réponse tout au long de son chemin.
Il arriva enfin à Takkasilā, où l’ogresse fit disparaître l’enfant et le suivit seule. Aux portes de la ville, le Bodhisatta entra dans une maison de repos et s’assit. En raison de son efficacité et de son pouvoir, elle ne put entrer elle aussi ; elle se para donc de sa beauté divine et se tint sur le seuil.
Le roi de Takkasilā passait par là à ce moment-là, se rendant à son lieu de plaisir, et fut séduit par sa beauté. « Allez voir », dit-il à un serviteur, « si elle a un mari avec elle ou non. » Et lorsque le messager arriva et lui demanda si elle avait un mari avec elle, elle répondit : « Oui, monsieur ; mon mari est assis dans la chambre. »
« Ce n’est pas ma femme », dit le Bodhisatta. « C’est une ogresse et elle a dévoré mes cinq compagnons. »
Et, comme auparavant, elle dit : « Hélas ! bons messieurs, la colère pousse les hommes à dire tout ce qui leur passe par la tête. »
L’homme retourna alors auprès du roi et lui rapporta ce que chacun avait dit. « Un trésor est un privilège royal », dit le roi. Il envoya chercher l’ogresse et la fit asseoir sur le dos de son éléphant. Après une procession solennelle autour de la ville, le roi retourna à son palais et fit loger l’ogresse dans les appartements réservés à une reine consort. Après s’être baigné et parfumé, le roi prit son repas du soir puis s’allongea sur son lit royal. L’ogresse se prépara elle aussi un repas et revêtit toute sa splendeur. Alors qu’elle était allongée aux côtés du roi ravi, elle se retourna et fondit en larmes. Lorsqu’on lui demanda pourquoi elle pleurait, elle répondit : « Sire, vous m’avez trouvée au bord du chemin, et les femmes du harem sont nombreuses. Vivant ici parmi des ennemis, je serai anéantie lorsqu’ils diront : "Qui sait qui sont vos père et mère, ou quoi que ce soit sur votre famille ? Vous avez été recueillie au bord du chemin. » Mais si votre [ p. 236 ] majesté me donnait pouvoir et autorité sur tout le royaume, personne n’oserait m’ennuyer avec de telles railleries.
« Chérie, je n’ai aucun pouvoir sur ceux qui habitent mon royaume ; je ne suis pas leur seigneur ni leur maître. Je n’ai juridiction que sur ceux qui se révoltent ou commettent l’iniquité [2]. Je ne peux donc pas te donner pouvoir et autorité sur tout le royaume. »
« Alors, sire, si vous ne pouvez me donner autorité sur le royaume ou sur la ville, donnez-moi au moins autorité dans le palais, afin que je puisse régner ici sur ceux qui habitent dans le palais. »
Trop profondément séduit par ses charmes pour refuser, le roi lui accorda autorité sur tout le palais et lui confia le pouvoir [399]. Satisfaite, elle attendit que le roi soit endormi, puis, se dirigeant vers la cité des ogres, elle revint au palais avec toute la troupe d’ogres. Elle tua le roi et le dévora, peau, tendons et chair, ne laissant que les os nus. Les autres ogres franchissant la porte dévorèrent tout ce qui se présentait à eux, ne laissant pas un oiseau ni un chien en vie. Le lendemain, lorsque les gens arrivèrent et trouvèrent la porte fermée, ils la frappèrent avec des cris d’impatience et réussirent à entrer, pour finalement trouver le palais jonché d’ossements. Ils s’exclamèrent : « L’homme avait donc raison de dire qu’elle n’était pas sa femme, mais une ogresse. » Dans son imprudence, le roi l’a ramenée chez lui pour qu’elle devienne sa femme, et sans aucun doute elle a rassemblé les autres ogres, dévoré tout le monde, puis s’est enfuie.
Ce jour-là, le Bodhisatta, la tête couverte de sable enchanté et le front cerné d’un fil enchanté, se tenait dans la Maison de Repos, l’épée à la main, attendant l’aube. Pendant ce temps, les autres purifiaient le palais, décoraient les sols, les parfumaient, répandaient des fleurs, suspendaient des bouquets au toit, décoraient les murs de guirlandes et brûlaient de l’encens. Puis ils tinrent conseil, ainsi qu’il suit :
« L’homme qui a su maîtriser ses sens au point de ne même pas regarder l’ogresse qui le suivait dans sa beauté divine, est un homme noble et constant, empreint de sagesse. Avec un tel roi, tout le royaume serait en paix. Faisons de lui notre roi. »
Tous les courtisans et tous les citoyens du royaume étaient d’accord sur ce point. Ainsi, le Bodhisatta, élu roi, fut escorté jusqu’à la capitale, où il fut paré de joyaux et sacré roi de Takkasilā. Évitant les quatre voies mauvaises et suivant les dix voies du devoir royal, il gouverna son royaume avec droiture et, après une vie consacrée à la charité et à d’autres bonnes œuvres, mourut selon ses mérites.
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Son histoire racontée, le Maître, en tant que Bouddha, prononça cette strophe : — [400]
Comme quelqu’un qui prend soin d’un pot d’huile,
Remplie à ras bord, afin que rien ne déborde,
Ainsi s’en va celui qui part vers des terres étrangères
Il devrait faire preuve d’une telle gouvernance envers son propre cœur.
[401] Lorsque le Maître eut ainsi conduit au point le plus élevé de l’instruction, qui est l’état d’Arahat, il identifia la Naissance en disant : « Les disciples du Bouddha étaient à cette époque les courtisans du roi, et moi le prince qui gagna un royaume. »
232:1 C’est le style général dans le canon de l’épouse de Goiania le Bouddha. Cf. Vinaya d’Oldenberg, Vol. I. page 82, et la traduction dans Sacred Books of the East, Vol. XIII. p. 208. Il n’est cependant pas correct de dire que le passage Vinaya est « le seul passage dans les Pāli Piṭakas qui mentionne cette dame ». Car elle est mentionnée dans le Buddhavaṃsa (édition PTS, page 65), et son nom y est donné comme étant Bhaddakaccā. ↩︎
232:2 On ne sait pas encore où ce Sutta se trouve. Un résumé en pāli n’a pas été traduit, car il n’ajoute que peu ou rien à l’« histoire introductive » ci-dessus. ↩︎