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LES TROISIÈMES DEMEURES
TRAITE DE L’INSÉCURITÉ DE LA VIE DANS CET EXIL, AUSSI HAUT QUEL NOUS PUISSIONS ÊTRE ÉLEVÉS, ET DE LA FAÇON DONT NOUS DEVONS TOUJOURS MARCHER DANS LA PEUR. CONTIENT QUELQUES POINTS BONS.
1. Les âmes des Troisièmes Demeures. 2. L’insécurité de cette vie. 3. Notre danger de tomber en disgrâce. 4. La sainte pleure sa vie passée. 5. Le patronage de Notre-Dame. 6. La crainte nécessaire même aux religieux. 7. La contrition de sainte Thérèse. 8. Caractéristiques de ceux des Troisièmes Demeures. 9. Le jeune homme riche dans l’Évangile. 10. Raison des aridités dans la prière. 11. L’humilité. 12. La tiédeur. 13. Nous devons tout donner à Dieu. 14. Notre dette. 15. Consolations et aridités.
1. Quant à ceux qui, par la miséricorde de Dieu, ont vaincu dans ces combats et persévéré jusqu’à la troisième demeure, que pouvons-nous leur dire, sinon : « Heureux l’homme qui craint le Seigneur ! » [^85] Ce n’est pas une mince faveur de Dieu que de pouvoir traduire ce verset en espagnol afin d’en expliquer le sens, vu ma grande ignorance en la matière. Nous pouvons bien dire que ces âmes sont bienheureuses, car, autant que nous le sachions, à moins qu’elles ne reviennent sur leur route, elles sont sur la voie sûre du salut. Or, mes sœurs, vous voyez combien il est important pour elles de vaincre dans leurs luttes passées, car je suis convaincue que notre Seigneur ne cessera jamais désormais de les garder dans la sécurité de leur conscience, ce qui n’est pas une mince faveur.
2. Je me trompe en parlant de « sécurité », car il n’y en a pas en cette vie ; comprenez que dans de tels cas, je sous-entends toujours : « S’ils ne cessent pas de continuer comme ils ont commencé. » Quelle misère de vivre en ce monde ! Nous sommes comme des hommes dont les ennemis sont à la porte, qui ne doivent pas déposer leurs armes, même en dormant ou en mangeant, et qui craignent toujours que l’ennemi ne pénètre dans la forteresse par une brèche dans les murs. Ô mon Seigneur et mon tout ! Comment peux-tu vouloir que nous appréciions une existence aussi misérable ? Nous ne pourrions cesser de désirer et de te supplier de nous en arracher, si ce n’était par l’espoir de la perdre pour toi ou de la consacrer entièrement à ton service – et surtout parce que nous savons que ta volonté est que nous vivions. Puisqu’il en est ainsi, « laisse-nous mourir avec toi ! » [^86] comme le dit saint Thomas, car être loin de Toi, c’est mourir encore et encore, hantés que nous sommes par la peur de Te perdre à jamais !
3. C’est pourquoi je dis, mes filles, que nous devons demander à Notre Seigneur de nous accorder un jour de vivre en sécurité avec les saints. Car, avec de telles craintes, quel plaisir peut-elle trouver à celle qui n’a d’autre plaisir que de plaire à Dieu ? Souvenez-vous que de nombreux saints ont ressenti cela comme nous, et étaient même bien plus fervents, mais sont tombés dans un péché grave, et nous ne pouvons être sûrs que Dieu tendrait la main pour nous relever du péché et nous permettre d’accomplir une pénitence comme la leur. Ceci s’applique à la grâce extraordinaire. [1] En vérité, mes [ p. 72 ] filles, je ressens une telle terreur en vous disant cela que je ne sais comment l’écrire, ni même comment continuer à vivre, quand j’y réfléchis si souvent. Suppliez Sa Majesté, mes filles, de demeurer en moi, car sinon, quelle sécurité pourrais-je ressentir, après une vie aussi mal remplie que la mienne ?
4. Ne vous affligez pas de savoir cela. Je vous ai souvent vu troublé quand j’en parlais, car vous souhaitiez que mon passé fût très saint, et vous avez raison – et je le souhaite moi-même. Mais que faire, maintenant que je l’ai entièrement gâché par ma faute ? Je n’ai aucun droit de me plaindre que Dieu m’ait refusé l’aide dont j’avais besoin pour exaucer vos vœux. Il m’est impossible d’écrire ceci sans larmes et sans grande honte, en voyant que j’explique ces choses à ceux qui sont capables de m’instruire. Quelle dure tâche m’a imposée l’obéissance ! Dieu veuille que, ce que je fais pour lui, cela vous soit utile ; priez-le donc de me pardonner ma misérable présomption.
5. Sa Majesté sait que je n’ai d’autre ressource que sa miséricorde ; comme je ne puis effacer le passé, je n’ai d’autre remède que de m’enfuir à lui et de me confier aux mérites de son Fils et de sa Vierge Mère, dont, indigne comme je suis, je porte l’habit comme vous. Louez-le donc, mes filles, de vous avoir faites véritablement filles de Notre-Dame, afin que vous n’ayez pas à rougir de ma méchanceté, puisque vous avez une si bonne Mère. Imitez-la ; pensez combien elle doit être grande et quel bienfait c’est pour vous de l’avoir pour patronne, puisque mes péchés et mon mauvais caractère n’ont pas terni l’éclat de notre saint Ordre.
6. Je dois cependant vous donner un avertissement : ne soyez pas trop confiantes, car vous êtes religieuses et filles d’une telle Mère. David était très saint, et pourtant vous savez ce qu’est devenu Salomon. [2] Ne vous fiez donc pas à votre clôture, à votre vie pénitentielle, ni à votre pratique continuelle de la prière et à votre communion constante avec Dieu, ni à votre confiance dans le fait d’avoir quitté le monde ou dans l’idée que vous en avez horreur. Tout cela est bon, mais ne suffit pas, comme je l’ai déjà dit, à dissiper toute crainte ; méditez donc ce texte et rappelez-le souvent : « Heureux l’homme qui craint le Seigneur. » [3]
7. Je ne me souviens pas de ce que je disais, et je me suis beaucoup écarté du sujet : car lorsque je pense à moi-même, mon esprit ne peut s’élever vers des choses plus élevées, mais est comme un oiseau aux ailes brisées ; je laisserai donc ce sujet pour le moment.
8. Pour revenir à ce que j’ai commencé à expliquer au sujet des âmes qui sont entrées dans les troisièmes demeures, Dieu leur a accordé une faveur non négligeable, mais très grande, en leur permettant de traverser les premières difficultés. Grâce à sa miséricorde, je crois qu’il y a beaucoup de telles personnes dans le monde : elles sont très désireuses de ne pas offenser Sa Majesté, même par des péchés véniels, elles aiment la pénitence et passent des heures en méditation, elles emploient bien leur temps, s’exercent aux œuvres de charité envers leurs voisins, sont bien réglées dans leur conversation et leur tenue, [ p. 74 ] et ceux qui possèdent une maison la dirigent bien. C’est certainement souhaitable, et il ne semble pas y avoir de raison de leur interdire l’entrée des dernières demeures ; et Notre-Seigneur ne la leur refusera pas s’ils le désirent, car c’est la disposition appropriée pour recevoir toutes ses faveurs.
9. Ô Jésus ! quelqu’un peut-il affirmer qu’il ne désire pas cette grande bénédiction, surtout après avoir traversé les plus grandes difficultés ? Non, personne ne le peut ! Nous disons tous la désirer, mais il en faut davantage pour que le Seigneur possède une entière domination sur l’âme. Il ne suffit pas de le dire, pas plus que cela ne suffisait au jeune homme lorsque Notre-Seigneur lui indiqua ce qu’il devait faire s’il désirait être parfait. [4] Depuis que j’ai commencé à parler de ces demeures, je l’ai constamment à l’esprit, car nous sommes exactement comme lui ; cela produit très souvent la grande sécheresse que nous ressentons dans la prière, bien que cela provienne parfois aussi d’autres causes. Je ne parle pas de certaines souffrances intérieures qui causent une douleur intolérable à beaucoup d’âmes pieuses sans qu’elles en soient responsables ; cependant, Notre-Seigneur les délivre toujours de ces épreuves avec beaucoup de profit. J’en excepte aussi les personnes qui souffrent de mélancolie et d’autres infirmités. Mais dans ces cas, comme dans tous les autres, nous devons laisser de côté les jugements de Dieu.
10. Je soutiens que ces effets résultent généralement de la première cause que j’ai mentionnée ; de telles âmes savent que rien ne les inciterait à pécher (beaucoup d’entre elles ne commettraient même pas un péché véniel par inadvertance), et qu’elles emploient bien leur vie et leurs richesses. Elles ne peuvent donc supporter patiemment d’être exclues de la présence de notre Roi, dont elles se considèrent comme les vassaux, comme elles le sont en réalité. Un roi terrestre peut avoir de nombreux sujets, mais tous n’entrent pas à sa cour. Entrez donc, entrez, mes filles, dans votre intérieur ; dépassez la pensée de vos propres petites œuvres, qui ne sont ni plus ni autant que ce que les chrétiens sont tenus d’accomplir : qu’il vous suffise d’être les serviteurs de Dieu, ne poursuivez pas jusqu’à ne rien attraper. [5] Pensez aux saints qui sont entrés dans la divine présence, et vous verrez la différence entre eux et nous.
11. Ne demandez pas ce que vous ne méritez pas, et ne pensons jamais, malgré tous nos efforts pour Dieu, que nous méritons la récompense des saints, car nous l’avons offensé. Ô humilité ! Je ne sais pourquoi, mais je suis toujours tenté de penser que ceux qui se plaignent tant de sécheresse doivent manquer un peu de cette vertu. Cependant, je ne parle pas de graves souffrances intérieures, qui sont bien pires que le manque de dévotion.
12. Éprouvons-nous, mes sœurs, ou laissons Notre-Seigneur nous éprouver ; il sait bien s’y prendre (bien que nous feignions souvent de le méconnaître). Nous allons maintenant parler de ces âmes bien ordonnées. Considérons ce qu’elles font pour Dieu et nous verrons aussitôt combien peu nous avons le droit de murmurer contre Sa Majesté. Si nous lui tournons le dos et nous en allons tristes comme le jeune homme de l’Évangile [6] [ p. 76 ] lorsqu’il nous dit ce que nous devons faire pour être parfaites, que peut faire Dieu ? Car il doit proportionner la récompense à notre amour pour lui. Cet amour, mes filles, ne doit pas être le fruit de notre imagination ; nous devons le prouver par nos œuvres. Cependant, ne supposez pas que Notre-Seigneur ait besoin de nos œuvres ; il ne nous expulse que pour manifester notre bonne volonté. [7]
13. Il nous semble que nous avons tout accompli en prenant volontairement l’habit religieux et en renonçant aux biens terrestres et à tous nos biens pour Dieu (bien qu’ils n’aient été que les filets de saint Pierre, [^94] ils nous semblaient pourtant beaucoup, car ils étaient tout pour nous). C’est une excellente disposition : si nous y persévérons et ne retournons pas, même par désir, à la compagnie des reptiles des premières chambres, sans aucun doute, en persévérant dans cette pauvreté et ce détachement d’âme, nous obtiendrons tout ce que nous cherchons. Mais, remarquez ceci – ce doit être à une condition : nous nous tenons pour des serviteurs inutiles, [^95] comme nous le disent saint Paul ou le Christ, et nous ne considérons pas que Notre-Seigneur soit tenu de nous accorder des faveurs, mais que, plus nous avons reçu de lui, plus nous lui sommes redevables.
Combien peu est notre action envers un Dieu si généreux, qui est mort pour nous, qui nous a créés, qui nous donne l’être, pour que nous ne nous estimions pas heureux de pouvoir nous acquitter d’une partie de la dette que nous lui devons pour nous avoir servis, sans lui demander de nouvelles miséricordes et faveurs ? Je répugne à employer cette expression, et pourtant elle est ainsi, car il n’a fait, pendant tout le temps qu’il a vécu en ce monde, que nous servir.
Réfléchissez bien, mes filles, à certains des points que j’ai traités, bien que confusément, car je ne sais comment mieux les expliquer. Notre Seigneur vous les fera comprendre, afin que vous puissiez tirer de votre sécheresse l’humilité, au lieu de l’inquiétude que le diable s’efforce d’y apporter. Je crois que là où règne la véritable humilité, même si Dieu ne devrait jamais accorder de consolations, il donne une paix et une résignation qui rendent l’âme plus heureuse que d’autres, avec une dévotion raisonnable. Ces consolations, comme vous l’avez lu, sont souvent accordées par la Divine Majesté aux âmes les plus faibles qui, je suppose, ne les échangeraient pas contre la force des chrétiens servant Dieu dans l’aridité : nous aimons les consolations plus que la croix ! Seigneur, qui connais toute vérité, mettez-nous à l’épreuve afin que nous nous connaissions nous-mêmes.
[^85] : 70 : 1 Ps. cxi : 1. ‘Beatus vir qui timet Dominum.’
[^86] : 71 : 2 Saint-Jean xi. 16 : « Eamus et nos ut moriamur cum eo. »
[^94] : 76:10 Saint-Matt. iv. 20 : « Relictis retibus secuti sunt eum. »
[^95] : 76 : 11 Saint Luc XVII. 10 : « Servi inutiles sumus : quod debuimus facere fecimus. »
71:3 Ces derniers mots, dans la marge, mais de la main du Saint, ont été barrés par l’un des censeurs, mais le Père Luis de Leon a écrit p. 72 en dessous (comme il l’a fait dans d’autres cas) « Rien à barrer. » ↩︎
73:4 Sainte Thérèse a écrit « Salomon » ; le Père Gracian a corrigé « Absalon » et le Père Luis de Leon a rétabli le texte original. ↩︎
73:5 Ps. cxi. 1. ↩︎
74:6 Matthieu xix. 21. ↩︎
75:7 Proverbialement, c’est comme « avoir trop de fers au feu ». ↩︎
75:8 St. Marc. x. 22. Chemin de Perf. ch. xvii. 5. ↩︎
76:9 Rel. ix. 15. ↩︎