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CONTINUE LE MÊME SUJET ET PARLE DES ARIDITÉS DANS LA PRIÈRE ET DE LEURS RÉSULTATS : DE LA NÉCESSITÉ DE NOUS ÉPREUVER ET COMMENT NOTRE SEIGNEUR ÉPROUVE CEUX QUI SONT DANS CES DEMEURES.
1. Imperfections des habitants des trois premières demeures. 2. Nos épreuves nous montrent notre faiblesse. 3. L’humilité apprise par nos défauts. 4. L’amour de l’argent. 5. La liberté d’esprit. 6. Le mépris supporté. 7. Le détachement prouvé par les épreuves. 8. La vertu et l’humilité sont essentielles. 9. La perfection exige le détachement. 10. Nous devrions nous efforcer de faire des progrès rapides. 11. Laissons nos soucis entre les mains de Dieu. 12. L’humilité plus nécessaire que les pénitences corporelles. 13. Consolations rarement reçues avant la quatrième demeure. 14. Avantages d’en entendre parler. 15. La perfection consiste dans l’amour, non dans la récompense. 16. La joie de sainte Thérèse de voir d’autres âmes favorisées. 17. Ces grâces doivent être recherchées. 18. Obéissance et direction, 19. Zèle malavisé pour les autres.
1. J’ai connu quelques âmes, je dirais même de nombreuses, qui ont atteint cet état et qui, pendant de nombreuses années, ont vécu, en apparence, une vie régulière et bien ordonnée, tant de corps que d’esprit. Il semblerait qu’elles aient acquis la maîtrise de ce monde, ou du moins qu’elles en soient extrêmement détachées ; pourtant, si Sa Majesté leur envoie des épreuves très modérées, elles deviennent si troublées et découragées que non seulement elles m’étonnent, mais m’inquiètent à leur sujet. Les conseils sont inutiles ; ayant pratiqué la vertu si longtemps, elles se croient capables de l’enseigner et croient avoir de nombreuses raisons de se sentir malheureuses.
2. La seule façon de les aider est de compatir à leurs difficultés ; [1] en effet, on ne peut que s’attrister de voir des gens dans un tel état de malheur. Il ne faut pas les contredire, car ils sont convaincus de ne souffrir que pour Dieu, et on ne peut leur faire comprendre qu’ils agissent imparfaitement, ce qui est une erreur supplémentaire chez des personnes aussi avancées. Il n’est pas étonnant qu’ils ressentent ces épreuves pendant un certain temps, mais je pense qu’ils devraient rapidement surmonter leur inquiétude à ce sujet. Dieu, désirant que ses élus prennent conscience de leur propre misère, leur retire souvent temporairement ses faveurs : il n’en faut pas plus pour nous prouver en très peu de temps ce que nous sommes réellement. [2]
3. Les âmes apprennent vite de cette manière ; elles perçoivent très clairement leurs défauts, et parfois la découverte de la rapidité avec laquelle elles sont vaincues par de légères épreuves terrestres est plus pénible que la suppression des faveurs sensibles de Dieu. J’estime que Dieu leur témoigne ainsi une grande miséricorde, car, même si leur conduite est fautive, elles gagnent beaucoup en humilité. Il n’en est pas de même pour les personnes dont j’ai parlé en premier lieu ; elles croient leur conduite sainte et souhaitent que les autres partagent leur avis. Je vais vous donner quelques exemples qui nous aideront à comprendre et à nous éprouver, sans attendre que Dieu nous éprouve, car il serait bien préférable de s’être préparé et examiné au préalable.
4. Un homme riche, sans fils ni héritier, perd une partie de ses biens, [3] mais il lui en reste largement assez pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa maison. Si ce malheur l’afflige et l’inquiète comme s’il mendiait son pain, comment Notre-Seigneur peut-il lui demander de tout abandonner pour lui ? Cet homme vous dira qu’il regrette d’avoir perdu son argent parce qu’il voulait le donner aux pauvres.
5. Je crois que Sa Majesté préférerait que je me conforme à sa volonté et que je garde l’âme en paix tout en veillant à mes intérêts, à une telle charité. Si cette personne ne peut se résigner parce que Dieu ne l’a pas élevé à un tel niveau de vertu, tant mieux ! Qu’elle sache qu’elle manque de liberté d’esprit ; qu’elle prie Notre-Seigneur de la lui accorder et qu’elle soit disposée à la recevoir. Une autre personne a des moyens plus que suffisants pour vivre, lorsqu’une occasion se présente d’acquérir davantage de biens : si on la lui offre, qu’elle l’accepte sans hésiter ; mais s’il doit faire des efforts pour les obtenir et continuer ensuite à travailler pour en gagner toujours plus, aussi bonnes que soient ses intentions (et elles doivent être bonnes, car je parle de personnes qui mènent une vie pieuse et vertueuse), il lui est impossible d’entrer dans les demeures voisines du Roi.
6. Il arrive quelque chose de semblable si de telles personnes rencontrent le mépris ou le manque de respect qui leur est dû. Dieu leur accorde souvent la grâce de bien le supporter, car il aime voir la vertu défendue en public et ne veut pas qu’elle soit condamnée chez ceux qui la pratiquent, ou bien parce que ces personnes l’ont fidèlement servi, et que lui, notre bien suprême, est extrêmement bon pour nous tous ; néanmoins, ces personnes sont troublées et ne peuvent surmonter ou se débarrasser de ce sentiment pendant un certain temps. [4] Hélas ! n’ont-elles pas longtemps médité sur les souffrances endurées par notre Seigneur et combien il est bon pour nous de souffrir, et n’ont-elles pas même désiré le faire ? Elles souhaiteraient que tout le monde soit aussi vertueux qu’elles ; et Dieu veuille qu’elles ne considèrent pas les autres comme responsables de leurs malheurs et ne s’attribuent pas de mérite !
7. Vous pouvez penser, mes filles, que je m’écarte du sujet, car tout cela ne vous regarde pas : rien de tel ne nous arrive ici, où nous ne possédons ni ne désirons aucun bien, où nous ne cherchons pas à l’acquérir, et où personne ne nous fait de tort. Les exemples que j’ai mentionnés ne coïncident pas exactement, mais on peut en tirer des conclusions qui nous sont applicables, qu’il ne serait ni utile ni nécessaire d’exposer. Elles vous apprendront si vous êtes réellement détachées de tout ce qui vous reste ; des occasions insignifiantes se présentent souvent, quoique peut-être pas tout à fait du même genre, par lesquelles vous pourrez vous prouver si vous avez maîtrisé vos passions.
8. Croyez-moi, la question n’est pas de savoir si nous portons ou non l’habit religieux, mais de savoir si nous pratiquons les vertus et soumettons notre volonté en toutes choses à la volonté de Dieu. Le but de notre vie doit être de faire ce qu’il exige de nous : ne demandons pas que notre volonté soit faite, mais la sienne. Si nous n’y sommes pas encore parvenus, soyons humbles, comme je l’ai dit plus haut. L’humilité est le baume de nos blessures ; si nous l’avons, même s’il diffère peut-être sa venue pour un temps, Dieu, qui est notre médecin, viendra nous guérir. [ p. 82 ] 9. Les pénitences des personnes dont j’ai parlé sont aussi bien réglées que leur vie, à laquelle elles accordent une grande valeur, car elles veulent servir Notre-Seigneur par elle – ce en quoi il n’y a rien à redire – aussi sont-elles très prudentes dans leurs mortifications de peur de nuire à leur santé. N’ayez crainte, ils se suicideront : ils sont bien trop raisonnables ! Leur amour n’est pas assez fort pour vaincre leur raison ; je voudrais qu’il le soit, qu’ils ne se contentent pas de ramper vers Dieu : un rythme qui ne les mènera jamais au terme de leur voyage !
10. Il nous semble que nous progressons, et pourtant nous nous lassons, car, croyez-moi, nous marchons dans le brouillard ; il serait heureux que nous ne nous perdions pas. Croyez-vous, mes filles, que si nous pouvions voyager d’un pays à l’autre en huit jours, il serait bon d’y passer une année, à travers le vent, la neige, les inondations et sur de mauvaises routes ? [5] Ne vaudrait-il pas mieux le faire tout de suite, car il est plein de dangers et de serpents ? Oh ! que d’exemples frappants pourrais-je vous en donner ! Dieu veuille que j’aie moi-même dépassé cet état ; souvent, je pense que non.
11. Tout nous gêne, tandis que la prudence gouverne nos actions ; nous avons peur de tout et craignons donc d’avancer, comme si nous pouvions atteindre les chambres intérieures tandis que d’autres font le voyage pour nous ! Puisque cela est impossible, mes sœurs, pour l’amour de Dieu, efforçons-nous, et laissons notre raison et nos craintes entre ses mains, sans prêter attention aux faiblesses de la nature qui pourraient nous retarder. Que nos Supérieures, à qui appartient cette charge, prennent soin de notre corps ; que notre seul souci soit de nous hâter vers la présence de Notre-Seigneur ; car, bien qu’il y ait peu ou pas d’indulgences à obtenir ici-bas, le souci de la santé pourrait nous égarer et cela n’en serait pas meilleur pour nos soins, je le sais bien.
12. Je sais aussi que notre corps n’est pas le facteur principal de l’œuvre qui nous attend ; il n’en est qu’accessoire : l’extrême humilité est le point principal. C’est son absence, je crois, qui freine le progrès. Il peut sembler que nous n’ayons fait que peu de chemin ; nous devrions croire que c’est le cas, et que nos sœurs progressent beaucoup plus vite que nous. Non seulement nous devrions souhaiter que les autres nous considèrent comme les pires de tous ; nous devrions nous efforcer de le leur faire croire. Si nous agissons ainsi, notre âme se portera bien ; sinon, nous ne progresserons pas et resterons toujours en proie à mille ennuis et misères. Le chemin sera difficile et pénible sans renoncement à soi-même, accablés que nous sommes par le fardeau et les faiblesses de la nature humaine, qui ne se font plus sentir dans les demeures plus intérieures.
13. Dans ces troisièmes demeures, le Seigneur ne manque jamais de nous récompenser, en Dieu juste et même miséricordieux, qui nous accorde toujours bien plus que ce que nous méritons, nous procurant un bonheur plus grand que celui que pourraient procurer les plaisirs et les divertissements terrestres. Je pense qu’il accorde peu de consolations ici, sauf peut-être pour nous inciter occasionnellement à nous préparer à entrer dans les dernières demeures en nous montrant leur contenu. Il peut vous sembler qu’il n’y a de différence que de nom entre la dévotion sensible et les consolations, et vous pourriez vous demander pourquoi je les distingue. Je pense qu’il y a une très grande différence, mais je peux me tromper.
14. Ceci sera mieux expliqué en parlant de la quatrième demeure, qui vient ensuite, lorsque je devrai parler des consolations que nous y avons reçues de Notre-Seigneur. Le sujet peut paraître futile, mais il peut s’avérer utile en incitant les âmes qui connaissent le contenu de chaque demeure à s’efforcer d’y accéder. Cela réconfortera ceux que Dieu a élevés jusqu’ici ; d’autres, qui pensaient avoir atteint le sommet, seront confus, mais s’ils restent humbles, ils seront amenés à remercier Dieu.
15. Ceux qui ne reçoivent pas ces consolations peuvent ressentir un découragement injustifié, car la perfection ne consiste pas dans la consolation, mais dans un plus grand amour ; notre récompense sera proportionnelle à cela, ainsi qu’à la justice et à la sincérité de nos actions. Vous vous demandez peut-être alors pourquoi je traite de ces faveurs intérieures et de leur nature. Je l’ignore ; demandez à celui qui m’a chargé d’écrire cela. Je dois obéir aux Supérieurs, et non discuter avec eux, ce que je n’ai pas le droit de faire.
16. Je vous assure que, lorsque je n’avais ni reçu ces faveurs, [6] ni les avais comprises par expérience, ni ne m’y attendais jamais (et avec raison, car j’aurais été rassuré si j’avais su ou même deviné que je plaisais à Dieu de quelque manière que ce soit), [ p. 85 ], pourtant, en lisant les miséricordes et les consolations que Notre-Seigneur accorde à ses serviteurs, j’étais ravi et le louais avec ferveur. Si des gens comme moi agissaient ainsi, combien plus les humbles et les bons le glorifieraient-ils ! Je pense qu’il vaut la peine d’expliquer ces sujets et de montrer quelles consolations et quels plaisirs nous perdons par notre propre faute, ne serait-ce que pour inciter une seule âme à louer Dieu une fois.
17. Quand ces joies viennent de Dieu, elles sont chargées d’amour et de force, ce qui aide l’âme dans son cheminement et accroît ses bonnes œuvres et ses vertus. Ne croyez pas qu’il soit indifférent que vous cherchiez ou non à obtenir ces grâces ; si vous n’êtes pas coupable, le Seigneur est juste : ce qu’il refuse d’une manière, sa Majesté vous l’accordera d’une autre, comme il sait le faire ; ses voies secrètes sont très mystérieuses, et il fera sans aucun doute ce qui est le mieux pour vous.
18. Les âmes qui, par la miséricorde divine, sont portées jusqu’ici (ce qui, comme je l’ai dit, n’est pas une petite miséricorde, car elles sont susceptibles de s’élever encore plus haut) tireront un grand profit d’une obéissance prompte. Même si elles ne sont pas dans l’état religieux, il serait bon qu’elles prennent, comme certaines autres personnes, un directeur [7], afin de ne jamais suivre leur propre volonté, cause de la plupart de nos maux. Elles ne devraient pas choisir quelqu’un de leur propre tournure d’esprit [8] (comme on dit), trop prudent dans ses actions, mais plutôt quelqu’un de complètement détaché des choses du monde ; il est très utile de consulter une personne qui a appris et peut enseigner cela. Il est encourageant de voir que des épreuves qui nous semblaient impossibles à subir sont possibles à d’autres, et qu’ils les supportent avec douceur. Leur vol nous fait chercher à prendre notre essor, comme les oisillons instruits par les anciens, qui, bien que ne pouvant voler loin au début, imitent peu à peu leurs parents : j’en connais le grand bienfait. Si déterminées que soient ces personnes à ne pas offenser Notre-Seigneur, elles ne doivent pas s’exposer à la tentation : elles sont encore proches des premières demeures où elles pourraient facilement retourner. Leur force n’est pas encore établie sur un fondement solide comme celle des âmes exercées aux souffrances, qui savent combien il y a peu à craindre les tempêtes de ce monde et ne se soucient pas de ses plaisirs : les débutants pourraient succomber devant une épreuve sévère. Une grande persécution, telle que le diable sait s’en servir pour nous nuire, pourrait faire reculer les débutants ; tout en s’efforçant avec zèle de soustraire les autres au péché, ils pourraient succomber aux attaques qui les visent.
19. Considérons nos propres défauts, et non ceux des autres. Les personnes extrêmement correctes sont souvent choquées par tout ce qu’elles voient [9] ; cependant, nous pourrions souvent apprendre beaucoup de choses essentielles des personnes mêmes que nous censurons. Notre comportement extérieur et nos manières peuvent être meilleurs ; c’est bien, mais ce n’est pas primordial. Nous ne devons pas insister pour que tout le monde suive nos traces, ni nous charger de donner des instructions en matière de spiritualité alors que, peut-être, nous ne savons même pas ce que c’est. Le zèle pour le bien des âmes, bien que donné par Dieu, peut souvent nous égarer, mes sœurs ; il est préférable de garder notre règle, qui nous ordonne de toujours vivre dans le silence et l’espérance. [^105] Notre Seigneur prendra soin des âmes qui lui appartiennent ; et si nous supplions Sa Majesté de le faire, par Sa grâce nous pourrons les aider grandement. Qu’Il soit éternellement béni !
[^105] : 87:10 Ésaïe. xxx. 15 : « In Silentio et in spe erit fortitudo vestra. » Règle § 13.
79:1 Voir lettre concernant Francisco de Salcedo. Nov. 1576. Vol. II. ↩︎
79:2 Voie de la Perfection. ch, xxxviii. 7. ↩︎
80:3 Voie de la Perfection. ch, xxxviii, 10. Concep. ch. ii. 11, 12. Vie, xi. 3. ↩︎
81:4 Voie de la Perfection. ch. xxxviii. 12. ↩︎
82:5 Sainte Thérèse avait très probablement en tête son voyage, pour établir une fondation à Séville, lorsque le bateau, qui traversait le Guadalquivir, échappa de justesse à être emporté par le courant. Trouvé. ch. xxiv, 6 ↩︎
84:6 Vie, ch. xii. 2. Rel. vii. 3. ↩︎
85:7 Vie. ch. xiii. 29. ↩︎
85:8 Rel. vii. 18. ↩︎
86:9 Chemin de la Perfection. ch. vii. 6. Château, MI ch. ii. 20, 21. ↩︎