Chapitre III. Le Shih depuis l'époque de Confucius jusqu'à la reconnaissance générale du présent texte | Page de titre | Introduction |
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LA FORMATION DE LA COLLECTION DU SHIH ; COMMENT ELLE EST DEVENUE SI PETITE ET INCOMPLÈTE ; L’INTERPRÉTATION ET LES AUTEURS DES PIÈCES ; UN POINT DE TEMPS QUI Y EST CERTAINEMENT INDIQUÉ ; ET LA PRÉFACE CONFUCÉENNE.
1. Il a été démontré ci-dessus, au deuxième chapitre, que le Shih existait sous forme de recueil de pièces poétiques avant l’époque de Confucius [^312]. Afin de compléter cette introduction, il est souhaitable de donner un aperçu des différents sujets indiqués dans le titre du présent chapitre.
Comment les odes furent-elles initialement collectées ? Dans son Compte rendu d’une conversation concernant « une bonne réglementation des gouvernements pour le bien commun de l’humanité » (Édimbourg, 1704), p. 10, Sir Andrew Fletcher, de Saltoun, nous fait part de l’opinion d’un « homme très sage » selon laquelle « si un homme était autorisé à composer toutes les ballades d’une nation, il n’aurait pas à se soucier de savoir qui en ferait les lois. » Un auteur du Spectator, n° 502, évoque une opinion similaire, déjà répandue en Angleterre avant l’époque de Fletcher. « J’ai entendu dire », dit-il, « qu’un ministre d’État, sous le règne d’Élisabeth, se fit apporter toutes sortes de livres et de ballades, de quelque nature qu’ils fussent, et qu’il remarqua attentivement leur accueil auprès du peuple ; il pouvait, et pouvait certainement, juger de leurs dispositions actuelles et de la meilleure façon de les appliquer à ses propres fins [^313]. »
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La théorie des érudits chinois sur un recueil de poèmes à des fins gouvernementales.
En harmonie avec les vues ainsi exprimées est la théorie des érudits chinois, selon laquelle il était du devoir des anciens rois de se familiariser avec tous les poèmes en vigueur dans les différents États et de juger à partir d’eux du règne exercé par les différents princes, afin qu’ils puissent administrer des louanges ou des blâmes, des récompenses ou des punitions en conséquence.
Les rudiments de cette théorie se trouvent dans le Shû, dans le Canon de Shun ; mais le seul passage classique invoqué à l’appui se trouve dans le Registre des rites, III, ii, parr. 13, 14 : « Tous les cinq ans, le Fils du Ciel parcourait le royaume, et le Grand Maître de Musique recevait l’ordre de lui présenter les poèmes des différents États, comme une exposition des mœurs et du gouvernement du peuple. » Malheureusement, ce Livre des Lî Kî, les Ordonnances royales, ne fut compilé que sous le règne de l’empereur Wăn de la dynastie Han (179 à 155 av. J.-C.). Les érudits chargés de ce travail firent de leur mieux, on peut le supposer, avec les matériaux à leur disposition ; ils firent évidemment largement usage de Mencius et des Î Lî. Le Kâu Lî, ou Livre Officiel de Kâu, n’avait pas encore été retrouvé. Mais ni dans le Mencius ni dans l’Î Lî nous ne trouvons aucune autorité pour étayer cette affirmation. Le Shû mentionne que Shun effectuait une tournée d’inspection tous les cinq ans ; mais il n’y avait alors aucune ode à examiner, car c’est à lui et à son ministre Kâo-yâo qu’est attribuée la première tentative rudimentaire d’art poétique. Nous n’avons aucune information sur les progrès des souverains Hsiâ et Yin ; et ceux des rois de Kâu n’étaient réalisés, nous le savons, qu’une fois tous les douze ans. L’affirmation contenue dans les Ordonnances royales ne reposait donc probablement que sur la tradition.
Malgré les difficultés qui assaillent ce passage du Lî Kî, je ne suis pas disposé à le rejeter complètement. Il trouve une certaine confirmation dans le passage cité du Livre Officiel de Kâu, p. 278, qui montre que sous la dynastie Kâu, il existait un recueil de poèmes, sous les divisions des Făng, des Yâ et des Sung, [ p. 292 ], dont le Grand Maître de Musique était chargé d’enseigner les musiciens de la cour. On peut donc admettre que le duc de Kâu, en légiférant pour sa dynastie, a décrété que les poèmes produits dans les différents États féodaux seraient recueillis à l’occasion des congrès royaux et déposés ensuite dans les archives du bureau de musique de la cour royale. On peut présumer a fortiori que la même chose serait faite, à certaines autres époques déterminées, pour ceux produits sur le domaine royal lui-même.
Le maître de musique du roi recevait les odes de chaque État de son maître de musique.
Mais les États féodaux étaient calqués sur le modèle de l’État royal. Ils avaient aussi leurs maîtres de musique, leurs musiciens et leurs historiographes. Les rois, lors de leurs voyages, ne visitaient pas chaque État en particulier, de sorte que le Grand Maître de Musique pouvait recueillir lui-même les odes qui s’y trouvaient. Ils rencontraient, à des endroits bien connus, les marquis, comtes, barons, etc., des différentes régions du royaume ; ils y donnaient audience, jugeaient leurs mérites et leur transmettaient leurs ordres. On est obligé de supposer que les princes étaient accompagnés à leurs rendez-vous par leurs maîtres de musique, emportant avec eux les compositions poétiques rassemblées dans leurs différentes régions, pour les présenter à leur supérieur à la cour royale. On comprend comment, grâce à ce dispositif, les poèmes de tout le royaume étaient accumulés et classés dans les archives de la capitale. Comment les poèmes recueillis étaient diffusés à travers les États. Existait-il une disposition pour diffuser de là les poèmes d’un État à tous les autres ? Il existe suffisamment de preuves qu’une telle diffusion s’est effectuée d’une manière ou d’une autre. Tout au long des Récits des États et des détails du Ȝo Khiû-ming sur l’histoire des Printemps et des Automnes, les officiers des États nous sont généralement présentés comme familiers non seulement avec les odes de leurs États respectifs, mais aussi avec celles des autres États. Ils semblent tout aussi bien connaître toutes les parties et tous les livres de notre Shih actuel ; et nous avons vu comment l’ensemble était chanté à Kî Kâ de Wû, lors de sa visite à la cour de Lû pendant l’enfance de Confucius. Il y avait probablement, [ p. 293 ], une communication régulière de la cour royale aux cours des différents États des pièces poétiques qui, pour une raison ou une autre, étaient jugées dignes d’être préservées. Ceci n’est explicitement indiqué nulle part, mais on peut le soutenir par analogie à partir des récits que j’ai donnés, dans l’Introduction au Shû, pp. 4, 5, des devoirs des historiographes ou archivistes royaux.
Comment le Shih est si petit et incomplet.
2. Mais si les poèmes produits dans les différents États avaient été ainsi rassemblés dans la capitale, puis diffusés dans tout le royaume, nous pourrions conclure que la collection aurait été bien plus vaste et complète que nous ne l’avons aujourd’hui. Sa petitesse s’explique par le désordre dans lequel le royaume est tombé après quelques règnes du roi Wû. Les progrès royaux cessèrent lorsque le gouvernement royal tomba en décadence, et les odes cessèrent alors d’être collectées [^314]. Nous n’avons aucun compte rendu des progrès des rois durant la période Khun Khiû. Mais avant cette période, il existe un long intervalle de près de 150 ans entre les rois Khăng et Î, couvrant les règnes de Khang, Kâo, Mû et Kung, si l’on excepte deux pièces douteuses parmi les Odes sacrificielles de Kâu. Le règne de Hsiâo, successeur d’Î, n’est pas non plus commémoré ; les dernières odes datent de l’époque de Ting, alors que cent ans de la période Khun Khiû n’étaient pas encore écoulés. De nombreuses odes ont dû être composées et rassemblées au cours des 140 ans et plus qui ont suivi le règne du roi Khăng. Il est probable qu’elles ont disparu sous les règnes faibles d’Î et des trois monarques qui lui ont succédé. Puis vint le long et vigoureux règne de Hsüan (827 à 782 av. J.-C.), où l’on peut supposer que l’ancienne coutume de recueillir les poèmes a été relancée. Après lui, tout n’était que décadence et confusion. C’est probablement dans la dernière partie de son règne que Kăng-khâo, ancêtre de Confucius, obtint du Grand Maître de Musique de la cour de Kâu douze des odes sacrificielles de la dynastie précédente, comme cela sera relaté dans les Odes sacrificielles des Shang, avec lesquelles il retourna à Song, [ p. 294 ] qui était détenue par des représentants de la lignée des Shang. Elles étaient utilisées là-bas pour les sacrifices aux anciens rois Shang ; pourtant, sept des douze furent perdues avant l’époque du sage.
La conclusion générale à laquelle nous parvenons est que le Shih actuel est le fragment de divers recueils constitués durant les premiers règnes des rois de Kâu, et enrichis par intervalles, notamment lors d’un règne prospère, conformément à la réglementation préservée dans le Lî Kâu. Comment se fait-il que nous ayons dans la première partie des odes d’un nombre relativement restreint d’États qui composaient le royaume, et que les odes de ces États ne couvrent qu’une courte période de leur histoire ? Car nous ne pouvons expliquer ces choses qu’en disant que tels furent les ravages du temps et les conséquences du désordre. Nous ne pouvons qu’accepter le recueil tel qu’il est et en être reconnaissants. Combien de temps avant Confucius le recueil fut-il clos, nous ne le savons pas.
Portée de ces vues sur l’interprétation de pièces particulières.
3. Les conclusions que j’ai ainsi cherché à établir concernant la constitution du Shih en tant que recueil ont une influence importante sur l’interprétation de nombreuses pièces. La remarque de Sze-mâ Khien selon laquelle Confucius aurait sélectionné les pièces qui serviraient à inculquer la bienséance et la droiture est aussi erronée que celle selon laquelle il aurait sélectionné 305 pièces sur plus de 3 000. Le sage s’est contenté d’étudier et d’enseigner les pièces qu’il a trouvées, et le recueil contenait nécessairement des odes illustrant aussi bien le mauvais gouvernement que le bon, la licence comme la morale pure. Rien n’a autant entravé la réception de l’interprétation des pièces par Kû Hsî que la facilité avec laquelle il attribue un sens licencieux à nombre de celles du septième livre de la première partie. Mais la raison pour laquelle les rois ont fait rassembler et présenter les odes des différents États était « afin de pouvoir juger des mœurs du peuple » et ainsi prendre une décision concernant le gouvernement et la morale de leurs dirigeants. Un étudiant et un traducteur des odes doivent simplement les laisser parler d’elles-mêmes, et n’ont pas plus de raisons d’être surpris par les références au vice dans certaines d’entre elles que par le langage de la vertu dans beaucoup d’autres. Confucius a dit, en effet, à sa manière énigmatique, que la seule phrase « Pensée sans dépravation » couvrait l’ensemble des 300 pièces [^315] ; et on peut très bien admettre qu’ils ont été rassemblés et conservés pour promouvoir un bon gouvernement et des mœurs vertueuses. Leur mérite est de nous donner une image fidèle du bien et du mal dans l’état politique du pays, ainsi que dans les habitudes sociales, morales et religieuses de la population.
Les auteurs des odes.
Ces pièces furent bien sûr composées par des individus doués, ou pensant posséder, le don de la composition poétique. Leur origine ne peut être établie que par les pièces elles-mêmes ou par des récits historiques crédibles, contemporains ou presque. Il est inutile de remettre en question l’opinion des critiques chinois qui attribuent nombre d’entre elles au duc de Kâu, à qui nous devons tant de la cinquième partie du Shû. Il n’existe cependant de témoignage indépendant que de sa composition d’une seule ode, la seconde du quinzième livre de la première partie [^316]. Certaines des autres pièces de cette partie, dont l’interprétation historique peut être considérée comme suffisamment précise, sont écrites à la première personne ; mais l’auteur peut personnifier son sujet.
Dans la deuxième partie, la septième ode de la décennie 2 a été composée par un certain Kiâ-fû, un noble de la cour royale, mais nous n’en savons rien de plus ; la sixième de la décennie 6, par un eunuque appelé Mang-Ȝze ; et la sixième de la décennie 7, d’après un concours de témoignages extérieurs, devrait être attribuée au duc Wû de Wei, 812 à 758 av. J.-C.
Dans la troisième décennie de la troisième partie, la deuxième pièce fut composée par le même duc Wû ; la troisième par un comte de _Z_ui dans le domaine royal ; la quatrième a dû être composée par un des ministres du roi Hsüan, pour exprimer les sentiments du roi sous la sécheresse qui épuisait le royaume ; et les cinquième et sixième prétendent être l’œuvre de Yin Kî-fû, l’un des principaux officiers de Hsüan.
4. La neuvième ode du quatrième livre, deuxième partie, nous donne une indication temporelle qui nous permet de fixer l’année de sa composition de manière tout à fait satisfaisante, et prouve également l’exactitude, jusqu’à cette date, de la chronologie chinoise ordinaire. Ce morceau fait partie d’un groupe dont le contenu nous amène à le rattacher au règne du roi Yû, fils de Hsüan, de 781 à 771 av. J.-C. L’examen de la chronologie de cette période révèle qu’au cours de sa sixième année, en 776 av. J.-C., il y eut une éclipse de soleil. L’ode commence ainsi :
« À la conjonction (du soleil et de la lune) du dixième mois, le premier jour de la lune, qui était Hsin-mâo, le soleil fut éclipsé. »
Cette éclipse est vérifiée par calcul comme ayant eu lieu en 776 avant J.-C., le 29 août, le jour et le mois mêmes qui lui sont assignés dans le poème.
La préface du Shih.
5. Dans la préface parue avec le texte du Shih de Mâo, l’origine et l’auteur de nombreuses odes sont indiqués ; mais je n’accorde pas beaucoup de poids à son témoignage. Elle est maintenant divisée en Grande Préface et Petite Préface ; mais Mâo lui-même n’a pas fait de telle distinction entre ses parties. Il me suffira de donner un résumé des vues de Kû Hsî sur le sujet :
Les avis des érudits sont très partagés quant à la paternité de la Préface. Certains l’attribuent à Confucius ; d’autres à (son disciple) Ȝze-hsiâ, et d’autres encore aux historiographes des États. En l’absence de témoignage clair, il est impossible de trancher la question, mais la mention de Wei Hung (Ier siècle) dans les Biographies littéraires des Han [^317] semble indiquer clairement que la Préface est son œuvre. Il faut cependant tenir compte, d’un autre côté, de l’affirmation de Kăng Khang-_kh_ăng, selon laquelle la Préface existait comme un document séparé lorsque Mâo parut avec son texte, et qu’il l’a décomposée, préfixant à chaque ode la partie qui lui appartenait. La conclusion naturelle est que la Préface provenait d’une époque lointaine, et que Hung l’a simplement complétée et complétée. En accord avec cela, les érudits affirment généralement que les premières phrases des notices introductives formaient la Préface originale, que Mâo distribua, et que les parties suivantes furent ajoutées ultérieurement.
Ce point de vue peut paraître raisonnable ; mais si l’on examine les premières phrases elles-mêmes, on constate que certaines d’entre elles ne concordent pas avec le sens évident des odes auxquelles elles sont préfixées et ne fournissent que des explications irréfléchies et sans fondement. De toute évidence, dès le départ, la Préface était composée de spéculations et de conjectures personnelles sur le sujet des odes, et constituait un document à part entière, annexé séparément au texte. Puis, dès sa première parution, les explications des odes, données en lien avec les textes de Lû, Khî et Han Ying, étaient courantes, de sorte que les lecteurs pouvaient savoir qu’il s’agissait d’une œuvre ultérieure, sans lui en attribuer entièrement le mérite. Mais lorsque Mâo ne publia plus la Préface comme un document séparé, mais que chaque ode parut avec la notice introductive comme une partie du texte, cela sembla lui conférer l’autorité du texte lui-même. Puis, après la disparition des autres textes et la disparition de celui de Mâo, ce moyen de vérifier l’exactitude de ses notices préliminaires disparut. Elles apparaissaient comme l’œuvre des poètes eux-mêmes, et les odes semblaient en être composées comme autant de thèmes. Les érudits se transmettaient leur foi, et personne n’osait exprimer le moindre doute quant à leur autorité. Le texte était déformé et ciselé pour le mettre en accord avec eux, et personne n’osait affirmer clairement qu’elles étaient l’œuvre des érudits de la dynastie Han.
Il n’y a pas de sinologue occidental, je le crains, qui ne soit cordialement d’accord avec moi sur le principe de Kû Hsî selon lequel nous devons trouver le sens des poèmes dans les poèmes eux-mêmes, au lieu d’accepter l’interprétation qui en est donnée par on ne sait qui, et que suivre réduirait beaucoup d’entre eux à des énigmes absurdes.
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[^327] : 295 : 1 Analectes, II, ii.
[^328] : 295 : 2 Voir le Shû, V, vi, par. 3.