Chapitre I. La nature et l'histoire du Shû | Page de titre | Chapitre III. Sur la chronologie de la Chine et les principales époques du Shû. |
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Si les documents du Shû sont fiables ou non.
1. Acceptant la conclusion que j’ai énoncée ci-dessus, je me demande maintenant si les documents du Shû peuvent être considérés comme des récits authentiques des transactions qu’ils prétendent relater. Et on peut dire d’emblée, concernant la plupart d’entre eux, qu’il n’y a aucune raison valable de mettre en doute leur crédibilité. Il faut certes tenir compte de la coloration avec laquelle les fondateurs d’une dynastie ont décrit les méfaits des derniers règnes de celle qu’ils remplaçaient, et de la façon dont les échecs d’un héros favori peuvent être passés sous silence. Mais les documents du Shû méritent autant de crédit que les mémoriaux et les édits publiés aujourd’hui dans la Gazette de Pékin.
Plus les documents sont récents, plus on peut, bien sûr, s’y fier. Et, comme nous l’avons vu, les statuts de Kâu prévoyaient la préservation des archives des dynasties précédentes. Mais il ne fallait pas s’attendre à ce que beaucoup d’entre eux ne périssent pas avec le temps, et que d’autres subissent des mutilations et des corruptions. Et tel fut le cas, comme nous le constatons. Des quatre-vingt-un documents que contenait autrefois le Shû, un seul appartenait à la période de Yâo ; sept à celle de Shun ; quatre à la dynastie de Hsiâ, dont le plus important relate les événements de l’époque de Yâo ; trente et un à la dynastie des Shang ; et trente-huit aux cinq cents premières années de celle de Kâu. Tout cela semble, à première vue, empreint de vraisemblance.
Les Livres de Kâu.
2. Les Livres de Kâu étaient contemporains des événements qu’ils décrivent et sont devenus propriété publique peu de temps après leur composition. Ils doivent être reçus sans hésitation.
Les livres de Shang.
Ceux de la précédente dynastie des Shang ne prêtent pas non plus à suspicion. Grâce à eux, nous remontons d’un pas assuré jusqu’à Thang le Réussi, son fondateur. Le début de son règne est chronologiquement situé en 1766 av. J.-C.
Les livres de Hsiâ
De la dynastie encore plus ancienne des Hsiâ, il n’existe que quatre documents, et nous n’avons aucune preuve qu’il en existait d’autres lors de la collecte du Shû à l’époque de Kâu. Le premier et le plus long des quatre, bien que consacré à la grande œuvre de Yü, le fondateur de Hsiâ, dont la date chronologique est 2205-2196 av. J.-C., appartient en réalité au règne de Yâo et n’apparaît pas dans les annales de Hsiâ. Les trois autres documents ne nous ramènent qu’au règne de Kung Khang (2159-2145 av. J.-C.), et je ne vois aucune raison de douter de leur authenticité. Le dernier d’entre eux mentionne un phénomène céleste, qui a toujours été considéré comme une éclipse de soleil à Fang, un espace d’environ 5½° entre π et σ du Scorpion, le premier jour du dernier mois d’automne. P. Gaubil pensait avoir déterminé par calcul qu’une telle éclipse avait réellement eu lieu dans la cinquième année du règne de Kung Khang, en 2155 avant J.-C. Des doutes ont cependant été émis, comme on le verra dans le chapitre suivant, sur l’exactitude de son calcul, et je ne m’en sers donc pas ici comme confirmation de la véracité du document.
Les livres de Thang et Yü.
3. Nous en arrivons aux documents les plus anciens, ceux des règnes de Yâo et de Shun, avec lesquels il faut classer le Tribut de Yü, le premier des documents de Hsiâ ; et il peut être admis qu’il n’y a pas la même preuve qu’ils existaient à l’origine sous leur forme actuelle.
Il s’agit prétendument de compilations ultérieures.
i. Le Canon de Yâo et trois des quatre livres encore existants de l’époque de Yü commencent tous par ces mots : « En examinant l’antiquité, nous trouvons. » Ils sont donc, à eux seuls, des compilations d’une époque ultérieure. L’auteur se détache de la date des événements qu’il relate et, tout en prétendant puiser dans les annales de l’« antiquité », il écrit lui-même d’un point de vue moderne. Le Yî et le Kî, les derniers documents de la période Shun, formaient un seul livre avec le précédent dans le Shû de Fû, et figuraient dans les premiers mots de celui-ci, comme étant le résultat de « l’examen de l’antiquité ». J’attirerai plus loin l’attention sur le Tribut de Yü.
Ils sont légendaires.
ii. Une grande partie de ce qui est relaté dans les Canons de Yâo et de Shun, ainsi que dans les autres documents, relève davantage de la légende que de l’histoire. Après soixante-dix ans de règne, Yâo propose de démissionner en faveur de son principal ministre, surnommé les Quatre Montagnes. Ce digne homme se déclare inapte à la fonction. Yâo lui demande alors qui il peut recommander pour cette fonction ; que le plus digne soit un noble ou un pauvre, il le nommera à cette dignité. Ceci amène Shun sur la scène. Tous les officiers de la cour peuvent le recommander : Shun de Yü [1], un célibataire issu du peuple. Son père, un aveugle, était obstinément sans principes ; sa mère, ou belle-mère, était insincère ; son frère était arrogant ; et pourtant, grâce à sa piété filiale, Shun avait pu vivre en harmonie avec eux et les amener à un degré considérable d’autonomie et de bonne conduite. Yâo est ravi. Il avait lui-même entendu parler de Shun. Il résolut de lui faire subir un premier procès. Et ce fut un procès étrange. Il lui donna ses deux filles en mariage et déclara qu’il testerait son aptitude au trône en observant son comportement avec ses deux épouses.
Shun a dû résister à l’épreuve. Yâo l’employa comme Régulateur Général pendant trois ans, puis l’appela à monter sur le trône. Shun refusa, mais s’acquitta des fonctions royales jusqu’à la mort de Yâo en 2257, devenant lui-même le seul souverain en 2255 av. J.-C. Ces [ p. 15 ] et d’autres merveilleuses notices sur Yâo et Shun sont largement complétées par Mencius et Sze-mâ Khien, mais leurs récits sont du même caractère extraordinaire. Je dois croire que les parties les plus anciennes du Shû ne nous racontent pas l’histoire de Yâo et Shun, mais des récits légendaires à leur sujet.
Leur compilateur disposait de documents anciens sur lesquels fonder ses représentations.
Il faut cependant reconnaître que le compilateur de ces livres, dans leur forme actuelle, possédait des documents aussi anciens que l’époque de Yâo. Trois éléments me semblent justifier cet aveu. Premièrement, les titres des hauts fonctionnaires de Yâo et de Shun diffèrent de ceux des dignitaires correspondants à une époque ultérieure. Le personnage principal s’appelait les Quatre Montagnes ; à côté de lui se trouvait le Régulateur général ; et le Ministre de la Religion était l’Arrangeur du Temple ancestral. Il est plus probable que le compilateur ait emprunté ces appellations et d’autres appellations particulières à d’anciens documents plutôt que de les avoir inventées lui-même. Deuxièmement, le style de ces premiers livres se distingue par plusieurs points de celui de Hsiâ, Shang et Kâu. Il me suffit de préciser les exclamations « Hélas », « Ah ! » et « Oh ! », qui sont exprimées par des caractères que nous ne trouvons pas ailleurs employés de la même manière. Troisièmement, les instructions de Yâo à ses astronomes, leur expliquant comment déterminer les équinoxes et les solstices au moyen des étoiles culminant au crépuscule de ces saisons, ne pouvaient être des inventions d’une époque ultérieure. Le lecteur trouvera ce sujet abordé dans le chapitre suivant, où il est montré comment ces étoiles culminantes peuvent être utilisées pour déterminer l’ère de Yâo. Aucun compilateur, ignorant la précession des équinoxes, inconnue en Chine jusqu’au milieu du IVe siècle, n’aurait pu formuler les instructions de Yâo en les ajustant ainsi au temps qui lui était assigné par la chronologie.
Nous ne pouvons pas dire quand les Livres de Thang et de Yü reçurent leur forme actuelle. C’était probablement au début de la dynastie Kâu, bien que je ne sois pas sans soupçonner que des modifications verbales y aient été apportées sous la brève dynastie de Khin, qui s’interposa entre les dynasties Kâu et Han, et peut-être aussi lors de leur restauration sous cette dernière.
L’hommage de Yü.
4. Il nous reste à considérer le cas du Tribut de Yü, le premier, selon la disposition actuelle des livres, de ceux de Hsiâ, mais appartenant, comme nous l’avons déjà dit, à la période de Yâo, ou du moins à celle où Yâo et Shun étaient ensemble sur le trône. Il apparaît donc hors de son ordre chronologique et doit partager l’incertitude générale qui entoure les documents des deux premières parties de notre classique.
Yâo, en quelle année de son règne, on l’ignore, paraît soudain effrayé par les ravages d’une terrible inondation. Les eaux débordaient des torrents et menaçaient le ciel dans leur fureur déferlante. Partout, le peuple gémissait et murmurait : « Y avait-il un homme capable à qui il pourrait confier la réparation de cette calamité ? » Tous les nobles recommandent un certain Khwăn, à qui Yâo, contre son gré, délègue la difficile tâche, à laquelle Khwăn travaille sans succès pendant neuf ans. Son fils Yü se lance alors dans l’œuvre. Depuis les frontières occidentales de la Chine actuelle, il est représenté suivant les grands fleuves, brûlant ici les bois, taillant les rochers et fendant les montagnes qui les entravaient, et creusant là leurs lits jusqu’à ce que leurs eaux se jettent paisiblement dans la mer orientale. Il forme des lacs et élève de puissantes digues, jusqu’à ce que « les terres bordant les fleuves soient partout rendues habitables ; les collines furent débarrassées de leurs bois superflus ; et l’accès à la capitale fut assuré à tous dans les quatre mers. Un grand ordre fut établi dans les six magasins (de richesses matérielles) ; les différentes parties du pays furent soumises à une comparaison exacte, de sorte que la contribution des revenus put être soigneusement ajustée en fonction de leurs ressources. Les champs furent tous classés selon les trois caractères du sol, et les revenus du Moyen Empire furent établis. De la dévotion avec laquelle Yü poursuivit son travail, il dit lui-même dans le Yî et le Kî : « J’ai monté mes quatre moyens de transport », des voitures sur terre, des bateaux sur l’eau, des traîneaux dans les endroits glacés, et [ p. 17 ] chaussures à pointes pour gravir les collines, « et tout le long des collines, j’ai abattu les bois, en même temps, avec Yî, montrant au peuple comment se procurer de la chair à manger », c’est-à-dire en capturant des poissons, des oiseaux et des bêtes, « j’ai ouvert des passages pour les ruisseaux dans les neuf provinces, et les ai conduits jusqu’à la mer. J’ai approfondi les canaux et les chenaux, et les ai conduits jusqu’aux ruisseaux, en même temps, avec Kî, semant du grain, et montrant au peuple comment se procurer la nourriture du travail en plus de la viande. Je les ai exhortés à échanger ce qu’ils avaient contre ce qu’ils n’avaient pas, et à se débarrasser de leurs réserves accumulées. De cette façon, tout le peuple a obtenu du grain à manger, et les myriades de régions ont commencé à être sous une bonne gouvernance. » Et encore : « Lorsque je me suis marié à Tû-shan, je ne suis resté avec ma femme que quatre jours. » Mencius raconte que, tandis qu’il accomplissait sa tâche, il passa trois fois devant la porte de sa maison, mais n’y entra pas. Voici ses propres mots : « Quand Khî (mon fils) gémissait et pleurait, je ne le regardais pas, mais je planifiais de toutes mes forces mon travail à la terre. »
Parallèlement à ses opérations visant à apaiser l’inondation généralisée, Yü poursuivit ainsi d’autres travaux essentiels propres à une civilisation naissante. Le Shû nous apprend qu’il ne lui fallut pas beaucoup d’années pour mener à bien sa grande entreprise. Elle fut achevée avec succès avant la mort de Yâo. Tout cela est incroyable. Le jeune Biot, dans un article sur le Tribut de Yü, publié dans le Journal Asiatique en 1842, écrit : « Si l’on en croit les commentateurs, Yü deviendra un être surnaturel, capable de diriger les immenses fleuves de Chine comme s’il s’était occupé à réguler le cours de faibles ruisseaux. » Il n’y a pas lieu de dire : « Si l’on en croit les commentateurs » ; si l’on en croit le Shû, tel est le jugement que nous devons porter sur Yü.
La conclusion générale à laquelle Biot parvint à propos du document que nous examinons était que nous n’y trouvons que les progrès d’une grande colonie. Yü fut le premier explorateur du monde chinois. Il établit des postes de colons ou de planteurs en différentes parties du territoire. Il fit abattre les bois autour de ces postes, [ p. 18 ] et commença la culture du sol. Après Yü, les travaux d’assèchement du pays et de défrichement des forêts se poursuivirent pendant quelques siècles, et la tradition chinoise en attribua le résultat au premier chef. Je ne doute pas qu’il y ait une once de vérité dans cette interprétation du sinologue français, mais il vaut mieux abandonner l’idée que Yü ait été le chef d’une colonie chinoise. Nous reconnaissons le siège primitif du peuple chinois dans les parties méridionales de l’actuel Shan-hsî, avec les Ho à l’ouest et au sud. Son fils livra bataille au chef de Hû en un lieu de l’actuel département de Hsî-an, à Shen-hsî, de l’autre côté du Ho, et son petit-fils fut maintenu en liberté, comme un prisonnier, dans l’actuelle province de Ho-nan, au sud du fleuve. Le peuple ou la tribu s’étendit vers l’ouest, l’est et le sud, puis plus tard vers le nord, à mesure qu’il s’accroissait en nombre et parvenait à soumettre la terre.
La crue du Yâo était probablement une inondation du Ho, semblable à de nombreuses inondations ultérieures qui ont valu à ce fleuve le surnom de « Tristesse de la Chine ». Yü s’est distingué en l’apaisant et en régularisant son cours jusqu’à la mer. L’étendue du pays fut déterminée sous les dynasties Hsiâ et Shang, et ses différentes parties furent progressivement occupées par une population croissante, contribuant à hauteur de diverses parts aux revenus du gouvernement central. On y trouvait des monuments commémoratifs des travaux que Yü avait subis et des attributions de territoires qu’il avait faites aux plus distingués de ses disciples. Un historiographe eut l’idée d’élaborer une théorie sur la manière dont le fondateur de la dynastie Hsiâ aurait pu remettre de l’ordre dans tout le pays, et il entreprit de glorifier Yü en lui attribuant un si grand exploit. À peu près à la même époque, probablement, les histoires populaires sur l’abnégation de Yü avaient trouvé leur expression dans le Yî et le Kî, suscitant aussitôt la conception du Tribut de Yü et lui valant un accueil favorable. Yü s’associa étroitement à Yâo et Shun, et forma avec eux une triade [ p. 19 ] au début de la monarchie chinoise. Leur sagesse et leur bienveillance se manifestèrent en lui, combinées à un dévouement pratique aux devoirs de sa position, dans lequel tous les souverains auraient un modèle, pour les détourner de l’indolence et de l’auto-indulgence, et les inciter à s’acquitter consciencieusement de leurs responsabilités.
Dans le dix-neuvième livre de la cinquième partie, le duc de Kâu conseille à son jeune souverain, le roi Khăng (1115-1077 av. J.-C.), de bien préparer ses armées afin qu’il puisse aller « au-delà des traces de Yü » et parcourir tout ce qui se trouve sous le ciel, rencontrant partout la soumission. La référence du duc aux « traces de Yü » ne prouve pas que Yü ait réellement voyagé et travaillé comme le rapporte le Tribut de Yü, mais seulement que telle était la croyance courante au début de la dynastie Kâu, tout en laissant présumer que notre document se trouvait alors dans les archives du royaume. Il a peut-être été compilé avant la fin de la dynastie Hsiâ, ou sous celle de Shang. De Shang, il passa à Kâu et fut placé sous la garde des archivistes de l’Extérieur. Il a ensuite été incorporé à juste titre dans la collection du Shû.
Yâo, Shun et Yü sont tous des personnages historiques.
5. Bien que nous ne puissions ainsi considérer les six documents les plus anciens de notre classique comme contemporains, dans leur forme actuelle, des événements qu’ils relatent, cela ne remet pas en cause l’existence de Yâo, Shun et Yü en tant que personnages historiques. Yü apparaît plus particulièrement comme le premier souverain de la dynastie des Hsiâ, l’homme qui posa les bases de la monarchie héréditaire en Chine, son souverain féodal qui « conférait noms et terres ». Les documents qui suivent le Tribut de Yü, à commencer par le Discours de Kan, prononcé en 2197 av. J.-C. par le fils et successeur de Yü, peuvent tous être considérés comme de véritables monuments de l’Antiquité.
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14:1 \—est la désignation dynastique de Shun. Il faut la distinguer de Yü (
) le nom du successeur de Shun, le fondateur de la dynastie des Hsiâ. Bunsen a confondu les deux appellations (Egypt’s Place in Universal History, III p. 399). ↩︎