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Je DOIS commencer cette série de traductions des Livres Sacrés de l’Orient par trois avertissements : le premier, se référant au caractère des textes originaux ici traduits ; le deuxième, concernant les difficultés à faire un usage approprié des traductions ; le troisième, montrant ce qui est possible et ce qui est impossible dans la traduction de la pensée ancienne en langage moderne.
Les lecteurs qui ont été amenés à croire que les Védas des anciens Brahmanes, l’Avesta des Zoroastriens, le Tripitaka des Bouddhistes, les Rois de Confucius ou le Coran de Mahomet sont des livres empreints de sagesse primitive et d’enthousiasme religieux, ou du moins d’un enseignement moral simple et sain, seront déçus en consultant ces volumes. En lisant les nombreux ouvrages récemment publiés sur les religions du monde antique, je ne m’étonne pas qu’une telle croyance ait été émise ; mais j’ai depuis longtemps le sentiment qu’il était grand temps de dissiper ces illusions et de placer l’étude des religions anciennes du monde sur une base plus réelle, plus solide et plus historique. Il est tout à fait naturel que ceux qui écrivent sur les religions anciennes, et qui les ont étudiées uniquement à partir de traductions, et non de documents originaux, aient privilégié leurs aspects positifs plutôt que leurs aspects négatifs. Les premiers absorbent toute l’attention de l’étudiant ; les seconds, n’ayant rien à enseigner, semblent à peine mériter d’être remarqués. Les érudits qui ont consacré leur vie à l’édition des textes originaux ou à l’interprétation minutieuse de certains livres sacrés sont également plus enclins, après avoir exhumé d’un tas de détritus quelques fragments isolés d’or pur, à exposer ces trésors plutôt qu’à montrer tous les déchets dont ils ont dû les extraire. Je ne les blâme pas pour cela ; peut-être devrais-je me sentir moi-même exposé au même reproche, car il est naturel que les érudits, dans leur joie de trouver un ou deux fruits ou fleurs parfumés, oublient volontiers les ronces et les épines qu’ils ont dû écarter au cours de leurs recherches.
Mais que je sois moi-même coupable ou non, je ne peux m’empêcher d’attirer l’attention sur le véritable tort causé, et causé encore, par l’enthousiasme de ces pionniers qui ont ouvert les premières voies à travers la forêt déroutante de la littérature sacrée orientale. Ils ont suscité des espoirs irréalisables, des craintes qui, comme on le verra aisément, sont infondées. Quoi qu’il en soit, ils ont soustrait l’étude de la religion à cette atmosphère saine et pragmatique où seule elle peut produire des résultats précieux et durables.
Le temps est venu où l’étude des religions anciennes de l’humanité doit être abordée différemment, avec moins d’enthousiasme et plus de discernement, en fait, dans un esprit plus érudit. Non pas que je m’oppose aux dilettanti, pourvu qu’ils soient ce qu’ils prétendent être, des amoureux dévoués, et non de simples amateurs. Les religions de l’Antiquité doivent toujours être abordées avec amour, et le savant sec et froid risque de faire ici autant de mal que le scientologue enthousiaste. Mais le véritable amour n’ignore pas tous les défauts et les manquements : au contraire, il les scrute attentivement, mais seulement pour pouvoir les comprendre, les expliquer et ainsi les excuser. Observer dans les Livres sacrés de l’Orient l’aube de la conscience religieuse de l’homme doit toujours rester l’un des spectacles les plus inspirants et les plus sanctifiants de toute l’histoire du monde ; et celui dont le cœur ne peut frémir aux premiers rayons de la pensée et de la foi humaines, révélés par ces documents anciens, est, à sa manière, aussi inapte à ces études que, d’un autre côté, l’homme qui répugne à copier et collationner d’anciens manuscrits, ou à se plonger dans des volumes de commentaires fastidieux. Ce dont nous avons besoin ici, comme partout ailleurs, c’est de la vérité, et de toute la vérité ; et si toute la vérité doit être dite, c’est que, si radieuse que soit l’aube de la pensée religieuse, elle n’est pas sans ses nuages sombres, ses froids glacials, ses vapeurs nocives. Quiconque ignore ces choses, ou les dissimule à sa propre vue et à celle des autres, ignore et ne peut jamais comprendre le véritable travail et labeur du cœur humain dans ses premières aspirations religieuses ; et ignorant ce travail et cette peine, il ne peut jamais connaître l’intensité de ses triomphes et de ses joies.
Pour avoir une base solide pour une étude comparée des religions de l’Orient, il faut avant tout des traductions complètes et parfaitement fidèles de leurs livres sacrés. Les extraits ne suffiront plus. Nous ne connaissons pas l’Allemagne, si nous connaissons le Rhin ; ni Rome, si nous avons admiré Saint-Pierre. Personne parmi ceux qui recueillent et publient de tels extraits ne peut résister, personne en tout cas, que je sache, n’a jamais résisté, à la tentation de donner ce qui est beau, ou ce qui peut être étrange et surprenant, et d’omettre ce qui est banal, ennuyeux, ou repoussant, ou enfin ce qui est difficile à interpréter et à comprendre. Il nous faut affronter le problème dans son intégralité, et j’avoue que cela me pose problème depuis de nombreuses années, et c’est encore largement le cas aujourd’hui : comment les Livres sacrés d’Orient, à côté de tant de nouveautés, de naturel, de simplicité, de beauté et de vérité, peuvent-ils contenir tant de choses non seulement insignifiantes, artificielles et absurdes, mais même hideuses et répugnantes ? C’est un fait, et il faut en tenir compte d’une manière ou d’une autre.
Pour certains, ce problème peut sembler inexistant. Pour ceux (et je ne parle pas seulement des chrétiens) qui considèrent les livres sacrés de toutes les religions, sauf la leur, comme le fruit de l’ignorance et de la dépravation humaines ou surhumaines, la nature mixte de leur contenu peut sembler exactement ce qu’elle devrait être, ce à quoi ils s’attendaient. Mais d’autres esprits, plus respectueux, ressentent une inspiration divine dans les livres sacrés, non seulement de leur propre religion, mais aussi d’autres religions, et le caractère mixte de certains canons sacrés anciens doit toujours les perturber profondément.
Je peux l’expliquer dans une certaine mesure, mais pas entièrement à ma satisfaction. La plupart des [p. xiii] anciens livres sacrés ont été transmis oralement pendant de nombreuses générations avant d’être consignés par écrit. À une époque où rien ne correspondait à ce que nous appelons littérature, chaque dicton, chaque proverbe, chaque histoire transmis de père en fils, a très vite reçu une sorte de caractère sacré. Ils sont devenus des héritages sacrés, sacrés, car ils provenaient d’une source inconnue, d’une époque lointaine. Il fut un temps, dans le développement de la pensée humaine, où la distance qui séparait la génération vivante de ses grands-pères ou arrière-grands-pères était encore ce qui se rapprochait le plus d’une conception de l’éternité, et où le nom de grand-père et d’arrière-grand-père semblait l’expression la plus proche de Dieu [1]. Ainsi, les paroles de ces ancêtres mi-humains, mi-divins, si tant est qu’elles aient été préservées, furent bientôt considérées comme une parole plus qu’humaine. Elles furent accueillies avec révérence, jamais remises en question ni critiquées.
Certains de ces anciens dictons furent préservés car ils étaient si vrais et si frappants qu’ils ne pouvaient être oubliés. Ils contenaient des vérités éternelles, exprimées pour la première fois en langage humain. De tels oracles de vérité, on disait en Inde qu’ils avaient été entendus, sruta, et de là est né le mot sruti, terme reconnu en sanskrit pour la révélation divine.
Mais outre ces paroles qui avaient une vitalité propre, assez forte pour défier la puissance du temps, il y en avait d’autres qui auraient pu frapper l’esprit des auditeurs avec une grande force dans les circonstances particulières qui les évoquaient, mais qui, une fois ces circonstances oubliées, devenaient triviales et presque inintelligibles. Quelques vers chantés par des guerriers à la veille d’une grande bataille, si celle-ci se terminait par une victoire, prenaient un charme tout à fait indépendant de leur mérite poétique. Ils étaient répétés en mémoire des héros vainqueurs et des dieux qui leur accordaient la victoire. Mais lorsque les héros, les dieux et la victoire étaient tous oubliés, le chant de victoire et d’action de grâce survivait souvent comme une relique du passé, bien que presque inintelligible pour les générations suivantes.
Même un seul acte cérémoniel, accompli lors d’une famine ou d’une inondation, et apparemment couronné d’un succès soudain et quasi miraculeux, pouvait souvent être préservé dans le code liturgique d’une famille ou d’une tribu avec une crainte superstitieuse totalement incompréhensible. Il pouvait être répété quelque temps lors d’événements similaires, jusqu’à ce qu’après avoir échoué à plusieurs reprises, il ne survive plus que comme une coutume superstitieuse dans la mémoire des prêtres et des poètes.
De plus, il faut se rappeler que dans les temps anciens comme dans les temps modernes, les paroles d’hommes qui avaient acquis un certain prestige recevaient souvent une attention bien au-delà de leurs mérites, de sorte que dans de nombreuses familles ou tribus, les paroles et les enseignements d’un homme qui avait prononcé dans sa jeunesse ou son âge mûr des paroles de sagesse inspirée étaient tous transmis ensemble, sans aucune tentative de séparer le bon grain de l’ivraie.
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Il ne faut pas oublier non plus que, si la tradition orale, une fois soumise à une discipline appropriée, est une gardienne des plus fidèles, elle n’est pas sans danger à ses débuts. Nombre de mots ont pu être mal compris, nombre de phrases confuses, transmises de père en fils, avant de s’ancrer dans la tradition d’une communauté villageoise, et ont ensuite résisté, de par leur caractère sacré, à toute tentative de correction.
Enfin, il faut se rappeler que ceux qui transmettaient les trésors ancestraux de la sagesse antique étaient souvent tentés d’y ajouter ce qui leur semblait utile, et que ce qu’ils savaient ne pouvait être préservé que d’une seule manière : s’il était admis à faire partie de la tradition qui devait être transmise, comme un dépôt sacré, de génération en génération. L’influence sacerdotale était à l’œuvre avant même l’existence des prêtres de profession, et une fois le sacerdoce devenu professionnel, son influence peut expliquer bien des aspects qui, autrement, auraient semblé inexplicables dans les codes sacrés du monde antique.
Voilà quelques considérations qui peuvent aider à expliquer comment, mêlés à de véritables trésors de pensée, nous rencontrons dans les livres sacrés tant de passages et de chapitres entiers qui n’ont jamais eu de vie ni de sens, ou qui, s’ils en avaient eu, l’ont complètement perdu sous la forme où ils nous sont parvenus. Il faut essayer d’imaginer ce qu’aurait été l’Ancien Testament s’il n’avait pas été séparé du Talmud ; ou le Nouveau Testament s’il avait été mêlé non seulement aux faux évangiles, mais aussi aux récits des querelles des premiers conciles, si nous voulons comprendre, au moins dans une certaine mesure, la confusion insensée entre la vérité sublime [p. xvi] et la vulgaire stupidité que nous rencontrons dans les pages du Véda, de l’Avesta et du Tripitaka. L’idée de garder la tradition originale et authentique séparée des ajouts apocryphes était une idée de croissance ultérieure, qui ne pouvait surgir qu’après que la tendance antérieure de préserver tout ce qui pouvait être préservé de la tradition sacrée ou semi-sacrée, avait fait son travail et provoqué sa propre destruction.
En employant ce langage, qui peut paraître à certains de mes collègues très dur et presque irrévérencieux à l’égard des anciens Livres sacrés d’Orient, je n’ai pas négligé de tenir pleinement compte de cette importante parallaxe intellectuelle qui, sans aucun doute, rend extrêmement difficile pour un observateur occidental de voir les choses et les pensées sous le même angle et sous la même lumière qu’à un œil oriental. Il y a des expressions occidentales qui offensent le goût oriental autant que les expressions orientales sont susceptibles d’offenser le goût occidental. Une symphonie de Beethoven ne serait qu’un bruit pour une oreille indienne, une Sangîta indienne nous paraît dénuée de mélodie, d’harmonie ou de rythme. Tout cela, je l’admets pleinement, mais après avoir fait la part des choses pour le goût et les traditions nationales, je continue à faire appel avec confiance aux meilleurs érudits orientaux, qui n’ont pas entièrement oublié qu’il existe un monde au-delà des quatre murs de leur étude, qu’ils pensent que ma condamnation est trop sévère, ou que les nations orientales elles-mêmes toléreraient, dans n’importe laquelle de leurs compositions littéraires classiques, de telles violations des règles les plus simples du goût qu’elles se sont habituées à tolérer, sinon à admirer, dans leurs livres sacrés.
Mais on pourrait sans doute objecter que des livres de ce genre méritent à peine l’honneur d’être traduits en anglais, et que plus tôt ils seront oubliés, mieux ce sera. De telles opinions ont récemment été librement exprimées par d’éminents auteurs, et étayées par des arguments dignes du calife Omar lui-même. À l’heure de la recherche anthropologique, où aucune coutume n’est trop répugnante pour être consignée, aucune règle de mariage mixte trop compliquée pour être démêlée, il peut paraître étrange que les quelques vestiges authentiques de la religion antique qui, comme par miracle, nous ont été préservés, aient ainsi été jugés d’un point de vue purement esthétique, et non d’un point de vue historique. Il y avait une certaine excuse à cela à l’époque de Sir William Jones et de Colebrooke. Ce dernier, comme on le sait, considérait « les Védas comme trop volumineux pour une traduction complète de l’ensemble », ajoutant que « ce qu’ils contiennent récompenserait difficilement le travail du lecteur ; et encore moins celui du traducteur [2]. » Le premier alla encore plus loin dans la condamnation qu’il prononça sur la traduction du Zend-avesta par Anquetil Duperron. Sir W. Jones, il faut s’en souvenir, était non seulement un érudit, mais aussi un homme de goût, et l’homme de goût remportait parfois une victoire sur l’érudit. Sa controverse avec Anquetil Duperron, le découvreur du Zend-avesta, est bien connue. Elle fut menée par Sir W. Jones apparemment avec un grand succès, et pourtant, à la fin, le vainqueur s’est avéré être le vaincu. Il était facile, sans doute, de relever dans la traduction des écrits sacrés de Zoroastre par Anquetil Duperron des centaines de passages qui étaient ou semblaient être totalement dénués de sens ou absurdes. Cela provenait en partie, mais en partie seulement, des imperfections [p. xviii] de la traduction. Une grande partie, cependant, de ce que Sir W. Jones a présenté comme ridicule, et donc indigne de Zoroastre, et donc indigne d’être traduit, fait partie intégrante du code sacré des Zoroastriens. Sir W. Jones sourit à ceux qui « pensent l’obscurité sublime et vénérable, comme celle des anciens cloîtres et temples, répandant », comme l’exprime Milton, « une faible lumière religieuse [3]. » « On possédait déjà », écrit-il dans sa lettre adressée à Anquetil Duperron, et composée dans un français très bon et brillant, « plusieurs traités attribués à Zardusht ou Zeratusht, traduits en persan moderne ; de prétendues conférences de ce législateur avec Ormuzd, des prières, des dogmes, des lois religieuses. Quelques savans, qui ont lu ces traductions, nous ont assuré que les originaux étaient de la plus haute antiquité, parce qu’ils renfermaient beaucoup de platitudes, de bévues, et de contradictions : mais nous avons conclu par les mêmes raisons, qu’ils étaient très-modernes,ou bien qu’ils n’étaient pas d’un homme d’esprit, et d’un philosophe, tel que Zoroastre est peint par nos historiens. Votre nouvelle traduction, Monsieur, nous confirmons dans ce jugement : tout le collège des Guèbres aurait beau nous l’assurer; nous ne croirons jamais que le charlatan le moins habile ait pu écrire les fadaises dont vos deux derniers volumes sont remplis [4].’ Il résume enfin son argument par les mots suivants : « Ou Zoroastre n’avait pas le sens commun, ou il n’écrivait pas le livre que vous lui attribuez : s’il n’avait pas le sens commun, il fallait le laisser dans la foule, et dans l’obscurité ; s’il n’écrit pas [p. xix] ce livre, il était impudent de le publier sous son nom. Ainsi, ou vous avez insulté le goût du public en lui présentant des sottises, ou vous l’avez trompé en lui donnant des faussetés : et de chaque côté vous méritez son mépris [5].’
Cette alternative n’est plus valable. Le code sacré de Zoroastre ou de tout autre fondateur de religion peut nous paraître rempli d’absurdités, ou peut en être réellement, et il est peut-être du devoir du chercheur de publier, de traduire et d’examiner attentivement ces codes comme des monuments du passé, comme les seuls documents fiables permettant d’étudier l’essor et le déclin de la religion. Il est illusoire de dire que si Zoroastre était ce que nous croyons, un homme sage, au sens où nous l’entendons, il n’aurait pas pu écrire les absurdités que nous trouvons dans l’Avesta. Si nous sommes une fois convaincus que le texte de l’Avesta, ou du Veda, ou du Tripitaka est ancien et authentique, et que ce texte a constitué le fondement sur lequel, pendant de nombreux siècles, la croyance religieuse de millions d’êtres humains a été fondée, il devient de notre devoir, à la fois en tant qu’historiens et philosophes, d’étudier ces livres, d’essayer de comprendre comment ils ont pu surgir, et comment ils ont pu exercer pendant des siècles une influence sur des êtres humains qui, à tous autres égards, n’étaient pas inférieurs à nous, bien plus, que nous avons l’habitude de considérer sur de nombreux points comme des modèles de sagesse, de vertu et de goût.
Les faits, tels qu’ils sont, doivent être affrontés si l’étude des religions anciennes du monde doit un jour revêtir un caractère véritablement historique. N’ayant moi-même pas hésité à louer ce que je considère comme réellement beau ou sublime dans les premières révélations de la vérité religieuse, j’hésite d’autant moins à remplir mon devoir de véritable érudit et à présenter aux historiens et aux philosophes des versions exactes, complètes et sans fioritures de certains livres sacrés de l’Orient. Seules de telles versions leur permettront d’évaluer fidèlement et justement le développement réel de la pensée religieuse primitive, telle qu’elle est encore visible dans les documents littéraires auxquels les adeptes des grandes religions de l’Antiquité ont attribué la plus haute autorité humaine, voire divine. Il faut souvent s’efforcer de gâcher une belle phrase par quelques mots qui pourraient si facilement être supprimés, mais qui sont présents dans l’original et doivent être pris en compte tout autant que les oreilles pointues du magnifique Faune du Capitole. Nous voulons connaître les religions anciennes telles qu’elles étaient réellement, et non telles que nous aurions souhaité qu’elles soient. Nous voulons connaître non seulement leur sagesse, mais aussi leur folie ; et s’il nous faut apprendre à lever les yeux vers leurs points culminants, où ils semblent s’élever plus près du ciel que tout ce que nous connaissions auparavant, nous ne devons pas hésiter à plonger notre regard dans leurs étendues pierreuses, leurs abîmes sombres, leurs moraines boueuses, afin de comprendre à la fois la hauteur et la profondeur de l’esprit humain dans sa quête de l’Infini.
Je peux répondre pour moi-même et pour ceux qui ont travaillé avec moi, que nos traductions sont véridiques, que nous n’avons rien supprimé, que nous n’avons rien verni, même si cela semblait parfois difficile de l’écrire.
Il n’y a qu’une exception. On trouve dans les livres anciens, [p. xxi] et particulièrement dans les livres religieux, de fréquentes allusions aux aspects sexuels de la nature, qui, bien que parfaitement inoffensives et innocentes en elles-mêmes, ne peuvent être rendues dans le langage moderne sans paraître grossières. On peut le regretter, mais la tradition est trop forte sur ce point, et je me suis donc senti obligé de laisser certains passages non traduits et de donner l’original, lorsque nécessaire, en note. Mais cela n’a été fait que dans des cas extrêmes, et beaucoup de choses que nous aurions tendance à supprimer ont été laissées dans toute leur simplicité, car ceux qui veulent étudier l’homme ancien doivent apprendre à l’étudier tel qu’il était réellement, un animal, avec toutes les forces et les faiblesses d’un animal, bien qu’un animal qui devait s’élever au-dessus de lui-même et finalement découvrir sa véritable nature, après bien des luttes et bien des défaites.
Après cette première mise en garde, que je croyais devoir à ceux qui s’attendaient à ne trouver dans ces volumes que des perles rares, je sens que j’en dois une autre à ceux qui abordent ces traductions avec l’impression qu’il leur suffit de les lire pour comprendre la nature et le caractère des religions de l’humanité. Certains philosophes se sont habitués à considérer les religions comme des choses que l’on peut étudier comme ils étudient les mœurs et coutumes des tribus sauvages, en parcourant les récits divertissants des voyageurs ou des missionnaires, puis en classant chaque religion dans des catégories aussi vastes que le fétichisme, le polythéisme, le monothéisme, etc. Il n’en est rien. Les traductions peuvent faire beaucoup, mais elles ne peuvent jamais remplacer les originaux, et si les originaux nécessitent non seulement d’être [p. xxii] lire, mais pour être lues encore et encore, les traductions de livres sacrés nécessitent d’être étudiées avec beaucoup plus de soin, avant que nous puissions espérer acquérir une réelle compréhension des intentions de leurs auteurs ou nous aventurer à des affirmations générales.
De telles affirmations générales, une fois formulées, sont difficiles à éliminer. On a affirmé, par exemple, que la notion religieuse de péché est totalement absente des hymnes du Rig-Véda, et d’importantes conclusions ont été tirées de ce prétendu fait. Pourtant, l’essor progressif du concept de culpabilité est l’une des leçons les plus intéressantes que certains passages de ces anciens hymnes puissent nous enseigner [6]. On a affirmé que, dans le Rig-Véda, Agni, le feu, était adoré essentiellement comme un feu sacrificiel terrestre, et non comme une force élémentaire. Un examen plus attentif des traductions des hymnes védiques aujourd’hui accessibles permettra de comprendre à quel point une telle affirmation doit être nuancée [7]. Dans de nombreuses parties de l’Avesta, le feu est sans doute évoqué avec une grande révérence, mais ceux qui qualifient les Zoroastriens d’adorateurs du feu doivent savoir que les véritables disciples de Zoroastre abhorrent ce nom même. Français De nouveau, il y a certainement de nombreux passages dans les écrits védiques qui interdisent la communication promiscuité du Véda, mais ceux qui soutiennent que les Brahmanes, comme les prêtres catholiques romains, cachent leurs livres sacrés au peuple, doivent avoir oublié [p. xxiii] les nombreux passages des Brâhmanas, des Sûtras, et même des Lois de Manu, où le devoir d’apprendre le Véda par cœur est inculqué à chaque Brâhmana, Kshatriya, Vaisya, c’est-à-dire à tout homme sauf un Sûdra.
Ce ne sont là que quelques exemples pour montrer combien il est dangereux de généraliser, même lorsqu’il existe des traductions complètes de certains livres sacrés. Il est bien plus facile de mal interpréter, voire de mal comprendre, une traduction que l’original ; et il ne faut pas supposer qu’une phrase ou un chapitre entier paraissent à première vue inintelligibles dans une traduction, qu’ils sont donc dénués de tout sens.
Quoi de plus déroutant que le début du Khândogya-upanishad ? « Que l’homme médite », lit-on, ou, comme d’autres le traduisent, « Que l’homme adore la syllabe Om ». Il peut sembler impossible à première vue de dégager un sens précis de ces mots et de ce qui suit. Mais ce serait néanmoins une erreur de conclure qu’il s’agit ici de vox et præterea nihil. La méditation sur la syllabe Om consistait en une longue répétition continue de cette syllabe afin de détourner les pensées de tout autre sujet et de les concentrer ainsi sur un objet de pensée supérieur dont cette syllabe était le symbole. Cette concentration de pensée, ekâgratâ ou concentration en un point, comme l’appelaient les Hindous, nous est presque inconnue. Nos esprits sont comme des kaléidoscopes de pensées en mouvement constant ; et fermer les yeux sur tout le reste, tout en s’attardant sur une seule pensée, est devenu pour la plupart d’entre nous presque aussi impossible que d’appréhender une note de musique sans harmoniques. Avec la vie que nous menons aujourd’hui, avec les télégrammes, les lettres, les journaux, les revues, les brochures et les livres qui nous envahissent sans cesse, il est devenu impossible, ou presque, d’atteindre jamais cette intensité de pensée que les Hindous entendaient par ekâgratâ, et dont l’atteinte était pour eux la condition indispensable de toute spéculation philosophique et religieuse. La perte n’est peut-être pas entièrement de notre côté, mais c’en est une, et si nous voyons les Hindous, même dans leur vie relativement monotone, adopter toutes sortes d’artifices pour les aider à détourner leurs pensées de toutes les impressions perturbatrices et à les fixer sur un seul sujet, nous ne devons pas nous contenter de sourire de leur simplicité, mais essayer d’apprécier l’objectif qu’ils avaient en vue.
Lorsqu’en répétant la syllabe Om, qui semble avoir initialement signifié « cela » ou « oui », ils furent parvenus à un certain degré de tranquillité mentale, la question se posa de savoir ce que signifiait cet Om, et les réponses à cette question furent les plus diverses, selon que l’esprit devait être conduit vers des objectifs de plus en plus élevés. Ainsi, dans un passage, on nous dit d’abord qu’Om est le commencement du Véda, ou, comme il s’agit d’une Upanishad du Sâma-Veda, le commencement du Sâma-Veda, de sorte que celui qui médite sur Om peut être supposé méditer sur l’ensemble du Sâma-Veda. Mais cela ne suffit pas. Om est présenté comme l’essence du Sâma-Veda, lequel, étant presque entièrement tiré du Rig-Veda, peut lui-même être appelé l’essence du Rig-Veda. Et plus encore. Le Rig-veda représente toute parole, le Sâma-veda tout souffle ou vie, de sorte qu’Om peut être à nouveau conçu comme le symbole de toute parole et de toute vie. Om devient ainsi le nom, non seulement de toutes nos forces physiques et mentales, mais surtout du principe vivant, le Prânâ ou esprit. Ceci est expliqué par la parabole du deuxième chapitre, tandis que dans le troisième chapitre, cet esprit en nous est identifié à l’esprit dans le soleil. Par conséquent, celui qui médite sur Om médite sur l’esprit dans l’homme comme identique à l’esprit dans la nature, ou dans le soleil ; Ainsi, la leçon qui est censée être enseignée au début du Khândogya-upanishad est en réalité celle-ci : aucun des Védas, avec leurs sacrifices et leurs cérémonies, ne peut jamais assurer le salut du fidèle, c’est-à-dire que les œuvres sacrées, accomplies selon les règles des Védas, sont finalement vaines, mais que la méditation sur Om seule, ou la connaissance de ce que signifie Om seul, peut procurer le véritable salut, ou la véritable immortalité. Ainsi, l’élève est conduit pas à pas vers ce qui est l’objet suprême des Upanishads, à savoir la reconnaissance du soi en l’homme comme identique au Soi suprême ou Brahman. Les leçons qui doivent conduire à cette conception suprême de l’univers, à la fois subjective et objective, sont sans doute mêlées de beaucoup de superstitions et d’absurdités ; pourtant, l’objectif principal n’est jamais perdu de vue. Ainsi, lorsque nous arrivons au huitième chapitre, la discussion, bien qu’elle commence par Om ou l’Udgîtha, se termine par la question de l’origine du monde ; et bien que la réponse finale, à savoir que Om signifie éther (âkâsa), et que l’éther [p. xxvi] est l’origine de toutes choses, puisse encore nous sembler plus physique que métaphysique, la description donnée de l’éther ou de l’âkâsa montre qu’il signifie plus que l’éther physique, et que l’éther est en fait l’un des noms les plus anciens et les moins parfaits de l’Infini, de Brahman, le Soi universel. Ceci,du moins, c’est la leçon que les Brahmanes eux-mêmes ont lue dans ce chapitre [8] ; et si nous considérons l’ancienne langue des Upanishads comme représentant de simples tentatives pour trouver une expression à ce que leur langue pouvait à peine exprimer jusqu’à présent, nous serons, je pense, moins enclins à être en désaccord avec l’interprétation donnée à ces anciens oracles par les philosophes Vedânta ultérieurs [9], ou, en tout cas, nous hésiterons avant de rejeter ce qui est difficile à interpréter, comme totalement dépourvu de sens.
Ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres qui montre que même derrière la phraséologie fantastique et fantaisiste des écrits sacrés des Hindous et d’autres nations orientales, il peut parfois y avoir des aspirations à la vérité qui méritent une attention particulière de la part de l’étudiant du développement psychologique et de la croissance historique de la pensée religieuse primitive, et qu’après un examen attentif, des trésors peuvent être trouvés dans ce que nous pouvons au premier abord être enclins à jeter comme étant totalement sans valeur.
Et j’en viens maintenant à la troisième mise en garde. Qu’on ne croie pas qu’un texte vieux de trois mille ans, ou même plus récent, encore très éloigné de notre propre sphère de pensée, puisse être traduit de la même manière qu’un livre [p. xxvii] écrit il y a quelques années en français ou en allemand. Ceux qui connaissent suffisamment bien le français et l’allemand savent combien il est difficile, voire impossible, de rendre justice à certaines touches de génie que le véritable artiste sait donner à une phrase. De nombreux poètes ont traduit Heine en anglais ou Tennyson en allemand, de nombreux peintres ont copié la Madone de San Sisto ou le soi-disant portrait de Béatrice Cenci. Mais plus ces traducteurs étaient excellents, plus ils ont avoué franchement que l’original était hors de leur portée. Et qu’est-ce qu’une traduction de l’allemand moderne en anglais moderne comparée à une traduction du sanskrit ancien, du zend ou du chinois dans une langue moderne ? C’est une entreprise qui, de par sa nature même, n’admet qu’un succès très partiel, et une connaissance plus approfondie de la langue ancienne, loin de faciliter la tâche du traducteur, la rend encore plus désespérée. Les mots modernes sont ronds, les mots anciens sont carrés, et nous pouvons tout aussi bien espérer résoudre la quadrature du cercle que d’exprimer adéquatement les anciennes pensées du Véda en anglais moderne.
Il ne faut donc pas s’attendre à ce qu’une traduction des livres sacrés des anciens soit plus qu’une approximation de notre langue à la leur, de nos pensées à la leur. Le traducteur, cependant, s’il a acquis la conviction qu’il est impossible de traduire la pensée ancienne en langage moderne sans faire violence à l’une ou à l’autre, n’hésitera guère à choisir entre deux maux. Il préférera faire violence à la langue plutôt que de déformer les pensées anciennes en les revêtant de mots qui ne leur conviennent pas. Si donc le lecteur trouve certaines de ces traductions un peu rudes, s’il rencontre des expressions qui sonnent étrangères, des combinaisons de noms et d’adjectifs inédites, des phrases qui semblent trop longues ou trop abruptes, qu’il soit certain que le traducteur a dû faire un choix entre deux maux, et que, lorsqu’il a dû choisir entre sacrifier l’idiome ou la vérité, il a choisi le moindre des deux. Je ne prétends évidemment pas, ni pour moi ni pour mes collègues, que nous avons toujours sacrifié le moins possible à la vérité ou à l’idiome, et que ceux qui nous suivront ne proposeront peut-être pas ici ou là une traduction plus satisfaisante de certains passages. Je souhaite simplement avertir une fois de plus le lecteur de ne pas trop attendre d’une traduction et de garder à l’esprit que, aussi facile soit-il de traduire mot à mot, il est difficile, voire parfois impossible, de traduire pensée par pensée.
Je ne citerai qu’un seul exemple tiré de ma propre traduction des Upanishads. L’un des mots les plus importants de l’ancienne philosophie brahmanique est Âtman, nom. sing. Âtmâ. Il est rendu dans nos dictionnaires par « souffle, âme, principe de vie et de sensation, âme individuelle, soi, individu abstrait, soi, soi-même, pronom réfléchi, tempérament naturel – ou disposition –, essence, nature, caractère, particularité, la personne ou le corps tout entier, le corps, l’entendement, l’intellect, l’esprit, la faculté de penser et de raisonner, la faculté de penser, le principe suprême de vie, Brahma, la divinité suprême ou âme de l’univers, le souci, l’effort, la douleur, la fermeté, le Soleil, le feu, le vent, l’air, un fils. »
[p. xxix]
Cela donnera aux spécialistes des classiques une idée du chaos dont, grâce aux excellents travaux de Boehtlingk, Roth et d’autres, la lexicologie sanskrite émerge à peine. Certaines des significations mentionnées ici ne doivent certainement pas être attribuées à l’Âtman. Il ne signifie jamais, par exemple, la compréhension, et ne pourrait jamais être traduit par soleil, feu, vent, air, douleurs ou fermeté. Mais après déduction de ce surplus, il reste une grande variété de significations qui peuvent, dans certaines circonstances, être attribuées à l’Âtman.
Lorsque le mot Âtman apparaît dans les traités philosophiques, tels que les Upanishads et le système Vedânta qui s’en inspire, il est généralement traduit par âme, esprit ou mental. J’ai moi-même essayé d’utiliser l’un ou l’autre de ces mots, mais plus je les employais, plus je ressentais leur inadéquation et j’ai fini par adopter le soi et le Soi comme les termes les moins sujets à malentendu.
Sans doute, dans de nombreux passages, l’emploi du mot « self » en anglais, et du pluriel « selfs » au lieu de « selves », paraît-il étrange ; mais cette étrangeté même est utile, car si des mots comme âme, esprit et esprit nous échappent sans que nous les comprenions, « self » et « selfs » viendront toujours troubler l’esprit et susciter la réflexion du lecteur. En anglais, même parler du « je » et du « non-je » était jusqu’à récemment considéré comme une insulte ; on peut encore le qualifier d’idiome philosophique étranger. En allemand, « Ich » et « Nicht-ich » sont, depuis l’époque de Fichte, devenus reconnus et presque familiers, non seulement comme termes philosophiques, mais aussi comme expressions légitimes dans la langue littéraire de l’époque. Mais tandis que « Ich » chez Fichte exprimait la plus haute abstraction de l’existence personnelle, le [p. xxx] Le mot correspondant en sanskrit, l’Aham ou Ahaṅkâra, a toujours été considéré comme un développement secondaire et comme nullement exempt d’ingrédients purement phénoménaux. Au-delà de l’Aham ou de l’Ego, avec tous ses accidents et limitations, tels que le sexe, les sens, la langue, le pays et la religion, les anciens sages de l’Inde ont perçu, très tôt, l’Âtman ou le soi, indépendamment de tous ces accidents.
L’ātman ou soi individuel, cependant, n’était chez les Brahmanes qu’une phase, ou modification phénoménale, du Soi Suprême, et ce Soi Suprême était pour eux le point ultime accessible à la spéculation philosophique. Il était pour eux ce que d’autres systèmes philosophiques ont appelé de divers noms : τὸ ὄν, le Divin, l’Absolu. Le but suprême de toute pensée et étude chez le Brahman des Upanishads était de reconnaître son propre soi comme un simple reflet limité du Soi Suprême, de connaître son soi dans le Soi Suprême, et par cette connaissance d’y retourner et de retrouver son identité avec lui. Ici, connaître signifiait être, connaître l’ātman signifiait être l’ātman, et la récompense de cette connaissance suprême après la mort était la libération des nouvelles naissances, ou l’immortalité.
Ce Soi suprême, devenu pour les anciens brahmanes le but de tous leurs efforts mentaux, était considéré en même temps comme le point de départ de toute existence phénoménale, la racine du monde, la seule chose dont on puisse vraiment dire qu’elle est, qu’elle est réelle et vraie. En tant que racine de tout ce qui existe, l’Atman était identifié au Brahman, qui en sanskrit est à la fois masculin et neutre, et au Sat, qui est seulement neutre, ce qui est, [p. xxxi] ou Satya, le vrai, le réel. Lui seul existe au commencement et pour toujours ; il n’a pas de second. Tout ce que l’on dit exister tire son être réel du Sat. Comment le Sat unique est devenu multiple, comment ce que nous appelons la création, ce qu’ils appellent l’émanation (πρόοδος), procède et retourne constamment à lui, tel a été expliqué de diverses manières plus ou moins fantaisistes par les prophètes et les poètes anciens. Mais ils s’accordent tous sur ce point : la création tout entière, le monde visible et invisible, toutes les plantes, tous les animaux, tous les hommes, sont dus au Sat unique, sont soutenus par lui et retourneront à lui.
Si nous traduisons Âtman par âme, esprit ou mental, nous commettons, tout d’abord, l’erreur fondamentale d’utiliser des mots pouvant être prédicatifs à la place d’un mot qui n’est qu’un sujet et ne peut jamais devenir un prédicat. On peut dire en français que l’homme possède une âme, qu’un homme est aliéné, qu’il a, ou même qu’il est un esprit, mais nous ne pourrions jamais prédiquer Âtman, ou soi, de quoi que ce soit d’autre. Esprit, s’il signifie souffle ou vie ; mental, s’il désigne l’organe de perception et de conception ; âme, si, comme kaitanya, il désigne l’intelligence en général, tous ces termes peuvent être prédicats de l’Âtman, tel qu’il se manifeste dans le monde phénoménal. Mais ils ne sont jamais sujets au sens où l’est l’Âtman ; ils n’ont pas d’être indépendant, en dehors de l’Âtman. Ainsi, traduire le début de l’Aitareya-upanishad, Âtmâ vâ idam eka evâgra âsît, par « Ce (monde) était en vérité avant (la création du monde) âme seule » (Röer) ; ou « À l’origine cet (univers) n’était en effet qu’âme seule » (Colebrooke), nous donnerait une idée totalement fausse. M. Regnaud dans ses « Matériaux pour servir à l’histoire de la philosophie [p. xxxii] de l’Inde » (vol. ii, p. 24) l’a évidemment ressenti, et a gardé le mot Âtman non traduit : « Au commencement cet univers n’était que l’âtman. » Mais alors qu’en français il semble impossible de trouver un équivalent pour âtman, je me suis risqué à traduire en anglais, comme j’aurais dû le faire en allemand : « En vérité, au commencement tout cela était Soi, un seul. »
Ainsi, lorsque nous lisons en sanskrit « Connaître le Soi par le Soi », âtmânam âtmanâ pasya, aussi tentant que cela puisse paraître, il serait tout à fait erroné de le traduire par le grec γνῶθι σεαυτόν. Le Brahmane a appelé son jeune élève à ne pas se connaître lui-même, mais son Soi, c’est-à-dire à connaître son soi individuel comme un simple reflet temporaire du Soi Éternel. Si nous devions traduire cette soi-disant âtmavidyâ, cette connaissance de soi, par connaissance de l’âme, nous ne serions pas tout à fait dans l’erreur, mais nous perdrions néanmoins tout ce qui distingue la pensée indienne de la pensée grecque. Ce n’est peut-être pas du bon anglais de dire « connaître son soi », et encore moins « connaître notre soi », mais ce serait du mauvais sanskrit de dire « se connaître soi-même », « se connaître soi-même » ; ou, en tout cas, une telle interprétation nous priverait du plus grand avantage dans l’étude de la philosophie indienne, la possibilité de voir de combien de manières différentes l’homme a essayé de résoudre les énigmes du monde et de son âme.
J’ai donc pensé qu’il était préférable de rester aussi proche que possible de l’original sanskrit, et lorsque je ne trouvais pas de terme adéquat en anglais, j’ai souvent conservé le mot sanskrit plutôt que d’utiliser un substitut trompeur en anglais. Il est impossible, par exemple, de trouver un équivalent anglais pour un mot aussi simple que Sat, τὸ ὄν. On ne peut pas rendre le grec τὸ ὄν [p. xxxiii] et τὸ μὴ ὄν par Être ou Non-être, car tous deux sont des noms abstraits ; ni par « l’Être », car cela donnerait presque toujours une impression erronée. En allemand, il est facile de distinguer das Sein, c’est-à-dire l’être, dans l’abstrait, et das Seiende, τὸ ὄν. De la même manière, le sanskrit sat peut facilement être rendu en grec par τὸ ὄν, en allemand par das Seiende, mais en anglais, à moins de dire « ce qui est », nous sommes obligés de conserver le Sat original.
De là vient le mot sanskrit Sat-ya, qui signifie à l’origine « doté d’être », puis « vrai ». C’est un adjectif ; mais le même mot, neutre, est aussi utilisé dans le sens de vérité, de manière abstraite ; et, en traduisant, il est indispensable de toujours distinguer Satyam, le vrai, souvent identique à Sat, τὸ ὄν, et Satyam, vérité, véracité. Un exemple suffira à montrer combien la clarté d’une traduction dépend de la bonne traduction de mots tels que âtman, sat et satyam.
Dans un dialogue entre Uddâlaka et son fils Svetaketu, dans lequel le père essaie d’ouvrir l’esprit de son fils et de lui faire voir la véritable relation de l’homme avec le Soi Supérieur (Khândogya-upanishad VI), le père explique d’abord comment le Sat a produit ce que nous devrions appeler les trois éléments [10], à savoir le feu, l’eau et la terre, qu’il appelle chaleur, eau et nourriture. Après les avoir produits (VI, 2, 4), le Sat y entra, mais non avec sa nature réelle, mais seulement avec son « moi vivant » (VI, 3, qui est un reflet (âbhâsamâtram) du véritable Sat, comme le soleil dans l’eau est un reflet [p. xxxiv] du véritable soleil. Par cette apparente union du Sat avec les trois éléments, chaque forme (rûpa) et chaque nom (nâman) du monde furent produits ; et donc celui qui connaît les trois éléments est censé connaître tout ce qui se trouve dans ce monde, presque de la même manière dont les Grecs imaginaient que par la connaissance des éléments, tout le reste devenait connu (VI, 4, 7). Les trois mêmes éléments sont montrés comme étant également les éléments constitutifs de l’homme (VI, 5). La nourriture ou l’élément terrestre est censé produire non seulement la chair, mais aussi l’esprit ; l’eau, non seulement le sang, mais aussi le souffle ; la chaleur, non seulement les os, mais également la parole. Ceci est plus ou moins fantaisiste ; le point important, cependant, est que, du point de vue brahmanique, le souffle, la parole et l’esprit sont des instruments purement élémentaires ou externes, et nécessitent le soutien du soi vivant, le gîvâtman, avant de pouvoir agir.
Après avoir expliqué comment le Sat produit progressivement la chaleur, comment la chaleur conduit à l’eau, l’eau à la terre, et comment, par un mélange particulier des trois, sont produits la parole, le souffle et l’esprit, le maître montre ensuite comment, dans la mort, la parole retourne à l’esprit, l’esprit au souffle, le souffle à la chaleur, et la chaleur au Sat (VI, 8, 6). Ce Sat, racine de toute chose, est appelé parâ devatâ, la divinité suprême, non pas au sens ordinaire du mot divinité, mais comme exprimant la plus haute abstraction de l’esprit humain. Nous devons donc le traduire par l’Être suprême, de la même manière que nous traduisons devatâ, lorsqu’il s’applique à la chaleur, à l’eau et à la terre, non par divinité, mais par substance ou élément.
Le même Sat, racine ou essence suprême de toute existence matérielle, est appelé animan, de [p. xxxv] anu, petit, subtil, infinitésimal, atome. C’est un mot abstrait, et je l’ai traduit par essence subtile.
Le père continue ensuite, expliquant de diverses manières que ce Sat est à la base de toute existence, et que nous devons apprendre à le reconnaître comme la racine, non seulement de toute existence objective, mais aussi de notre propre existence subjective. « Apportez le fruit d’un arbre Nyagrodha », dit-il, « brisez-le, et que trouvez-vous ? » « Les graines », répond le fils, « presque infinitésimales. » « Casse-en une, et dis-moi ce que tu vois. » « Rien », répond le fils. Puis le père poursuit : « Mon fils, cette essence subtile que tu ne vois pas là, de cette essence même existe ce grand arbre Nyagrodha. »
Après cela suit cette phrase : ‘Etadâtmyam idam sarvam, tat satyam, sa âtmâ, tat tvam asi Svetaketu.’
Cette phrase a été rendue par Rajendralal Mitra de la manière suivante : « L’univers entier a pour vie la Déité (suprême). Cette Déité est la Vérité. Il est l’Âme universelle. Tu es Lui, ô Svetaketu [11]. »
Cette traduction est tout à fait correcte, quant aux mots, mais je doute que l’on puisse y associer des pensées précises. Malgré la division adoptée dans le texte, je crois qu’il sera nécessaire de joindre cette phrase aux derniers mots du paragraphe précédent. Cela ressort clairement du commentaire et des paragraphes suivants, où cette phrase est répétée, VI, 9, 4, etc. La division [p. xxxvi] dans le texte imprimé (VI, 8, 6) est erronée, et VI, 8, 7 devrait commencer par sa ya esho 'nimâ, c’est-à-dire ce qui est l’essence subtile.
La question est donc de savoir ce qu’il faut ajouter à cette essence subtile. J’ai osé traduire le passage ainsi :
« Ce qui est l’essence subtile (le Sat, la racine de toute chose), en lui tout ce qui existe a son soi, ou plus littéralement, son individualité. C’est le Vrai (non pas la Vérité dans l’abstrait, mais ce qui existe véritablement et réellement). C’est le Soi, c’est-à-dire que le Sat est ce qu’on appelle le Soi de toute chose [12]. » Enfin, il résume et dit à Svetaketu que, non seulement le monde entier, mais lui-même est ce Soi, ce Satya, ce Sat.
Sans doute cette traduction paraît étrange aux oreilles anglaises, mais comme les pensées contenues dans les Upanishads sont étranges, il serait erroné d’atténuer leur étrangeté en les revêtant d’un langage qui nous est familier, qui, parce qu’il est familier, ne nous surprendra pas, et parce qu’il ne nous surprendra pas, ne nous fera pas non plus réfléchir.
Se reconnaître comme le Sat, savoir que tout ce qui est réel et éternel en nous est le Sat, que tout vient de lui et y retournera par la connaissance, exige un effort indépendant de pensée spéculative. Nous devons comprendre, du mieux que nous pouvons, les pensées des anciens Rishis avant d’espérer les traduire. Il ne suffit pas de lire les énoncés mi-religieux, mi-philosophiques que nous trouvons dans [p. xxxvii] les Livres sacrés de l’Orient et de les qualifier d’étranges, d’obscurs ou de mystiques. Platon est étrange jusqu’à ce que nous le connaissions ; Berkeley est mystique jusqu’à ce que nous nous identifiions à lui pendant un temps. Il en est de même pour ces anciens sages, qui sont devenus les fondateurs des grandes religions de l’Antiquité. Ils ne peuvent jamais être jugés de l’extérieur, ils doivent l’être de l’intérieur. Nous n’avons pas besoin de devenir brahmanes, bouddhistes ou taoïstes, mais nous le devons pour un temps, si nous voulons comprendre, et plus encore, si nous avons l’audace d’entreprendre de traduire leurs doctrines. Quiconque recule devant cet effort ne verra guère dans ces livres sacrés ou leurs traductions que matière à s’étonner ou à rire ; peut-être de quoi se réjouir de ne pas être comme les autres hommes. Mais pour le lecteur patient, ces mêmes livres, malgré de nombreux inconvénients, ouvriront une nouvelle perspective sur l’histoire de l’humanité, de cette race unique à laquelle nous appartenons tous, avec toutes les fibres de notre chair, avec toutes les peurs et tous les espoirs de notre âme. Nous ne pouvons nous séparer de ceux qui ont cru en ces livres sacrés. Il n’y a pas de différence spécifique entre nous et les brahmanes, les bouddhistes, les zoroastriens ou les taoïstes. Nos facultés de perception, de raisonnement et de croyance sont peut-être plus développées, mais nous ne pouvons prétendre posséder un pouvoir de vérification ou un pouvoir de croyance qu’ils ne possédaient pas également. Dirons-nous alors qu’ils ont été abandonnés de Dieu, alors que nous sommes son peuple élu ? À Dieu ne plaise ! Il y a sans doute beaucoup de choses dans leurs livres sacrés que nous ne devrions plus tolérer, mais n’oublions pas que certains passages de nos propres livres sacrés, dont beaucoup d’entre nous souhaiteraient l’absence, [p. xxxviii], ont été regrettés dès les premiers temps du christianisme par des théologiens d’une piété incontestable, et qui constituent souvent une pierre d’achoppement pour ceux que nos missionnaires ont conquis à la simple foi du Christ. Mais là n’est pas la question. La question est de savoir s’il y a ou non, caché dans chacun des livres sacrés, quelque chose qui puisse élever le cœur humain de cette terre à un monde supérieur, quelque chose qui puisse faire ressentir à l’homme l’omniprésence d’une Puissance supérieure, quelque chose qui puisse le détourner du mal et l’incliner vers le bien, quelque chose qui le soutienne dans le court voyage de la vie.avec ses moments lumineux de bonheur et ses longues heures de terrible détresse.
Si certains de ceux qui lisent et notent ces traductions apprennent à découvrir de tels grains précieux dans les livres sacrés d’autres nations, bien que cachés sous des tas de détritus, notre travail n’aura pas été vain, car il n’y a pas de leçon qui, à l’heure actuelle, semble plus importante que d’apprendre que dans chaque religion, il y a de tels grains précieux ; que nous devons établir dans chaque religion une large distinction entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, entre l’éternel et le temporaire, entre le divin et l’humain ; et que bien que le non-essentiel puisse remplir de nombreux volumes, l’essentiel peut souvent être compris en quelques mots, mais des mots sur lesquels « dépendent toute la loi et les prophètes ».
xiii:1 Évêque Callaway, Unkulunkulu, ou la Tradition de la Création, telle qu’elle existe parmi les Amazulu et d’autres tribus d’Afrique du Sud, p. 7. ↩︎
xvii:1 Essais divers de Colebrooke, 1873, vol. ii, p. 102. ↩︎
xviii:1 Œuvres de Sir W. Jones, vol. iv, p. 113. ↩︎
XVIII : 2 Ib., vol. x, p. 408. ↩︎
xix:1 Œuvres, vol. x, p.437. ↩︎
xxii:1 MM, Histoire de la littérature sanskrite ancienne, deuxième édition, 1859, p.540 seq. ↩︎
xxii:2 Ludwig, Rig-veda, übersetzt, vol. III, p. 331 suiv. Muir, Textes sanscrits, vol. v, p. 199 suiv. Sur la croissance ultérieure d’Agni, voir un essai très utile de Holtzmann, « Agni, nach den Vorstellungen des Mahâbhârata », 1878. ↩︎
xxvi:1 L’Upanishad elle-même dit : « Le Brahman est le même que l’éther qui nous entoure ; et l’éther qui nous entoure est le même que l’éther qui est en nous. Et l’éther qui est en nous est l’éther qui est dans le cœur. Cet éther dans le cœur est omniprésent et immuable. Celui qui sait cela obtient un bonheur omniprésent et immuable. » Kh. Up. III, 12, 7-9. ↩︎
xxvi:2 Cf. Vedânta-sûtras I, 1, 22. ↩︎
xxxiii:1 Devatâs, littéralement divinités, mais souvent traduites par pouvoirs ou êtres. Mahadeva Moreshvar Kunte, le savant éditeur des Vedânta-sûtras, n’aurait pas dû (p. 70) rendre devâta, dans Kh. Up. I, 11, 5, par déesse. ↩︎
xxxv:1 Anquetil Duperron traduit : ‘Ipso hoc modo (ens) illud est subtile : et hoc omne, unus âtma est : et id verum et rectum est, O Sopatkit, tatoumes, id est, ille âtma tu as.’ ↩︎
xxxvi:1 Le changement de genre dans sa pour tad est idiomatique. On ne pourrait pas dire en sanskrit tad âtmâ, c’est le Soi, mais sa âtmâ. Par sa, on entend lui, le Sat, ce qui est. Le commentaire explique sa âtmâ par tat sat, et continue tat sat tat tvam asi (p.443). ↩︎