II.—Les Mu‘allaqāt, ou, Sept anciens poèmes arabes primés | Page de titre | IV.—La littérature arabe sous le califat |
COMME l’Iliade d’Homère, qui fut formée à partir des chants des Rhapsodes, les Qasīdas des Mu‘allaqāt ne sont pas des compositions régulières, mais se composent de courtes effusions et de fragments enchaînés. Mais il y a cette différence, remarque Von Hammer-Purgstall, que « la paternité des anciens poèmes arabes primés est incontestée ; et aucun loup arabe n’a déchiré les Mu‘allaqāt, comme l’Iliade, et jeté [lxi] les fragments à divers auteurs ». Cette « différence », cependant, n’existe plus ; car, si l’authenticité des Mu‘allaqāt dans son ensemble est toujours admise, l’authenticité de certains passages est mise en doute par d’éminents érudits allemands. Et si l’on considère que les chants des Arabes préislamiques, comme les Ballades des frontières écossaises, ont été préservés pendant de nombreuses générations par la seule tradition orale (car l’art de l’écriture, bien que connu parmi les tribus d’Arabie, n’était que peu utilisé), il paraît plus que probable que des interpolations existent dans la poésie arabe primitive. Lorsque les collectionneurs, vers la fin du VIIe siècle, commencèrent à mettre par écrit les chants des anciens Arabes, ils ne trouvèrent que des fragments – mais de très nombreux fragments – parmi les tribus du désert ; et ils furent exposés à des erreurs et même à des fraudes très semblables à celles de nos propres antiquaires littéraires lorsqu’ils parcouraient les régions pastorales pour recueillir des fragments de ballades traditionnelles auprès des lèvres des « plus anciens habitants » : les vers d’une chanson particulière se retrouvaient dans une autre ; et des rimeurs astucieux, qui avaient le don fatal d’imiter [lxii] la forme extérieure et le langage des anciennes Ballades des frontières, trompaient parfois des collectionneurs enthousiastes et trop crédules de légendes. De la même manière, il semblerait que les collectionneurs de poésie arabe ancienne aient parfois été dupés par des Rāwīs ou des récitants malhonnêtes, dont beaucoup n’étaient pas eux-mêmes de médiocres poètes, mais pouvaient improviser des vers si semblables par le style et le sentiment à la véritable poésie ancienne qu’il était presque impossible de les détecter. Les collectionneurs ne sont même pas au-dessus du soupçon d’aider à comprendre le sens d’un fragment obscur en y entrelaçant, ici et là, un ou deux vers de leur propre composition.
Le professeur Ahlwardt, M. Von Kremer et d’autres éminents orientalistes allemands ont soumis ces dernières années les vestiges de la poésie arabe ancienne à un examen critique approfondi, dans le but de séparer les vers apocryphes des vers authentiques. La transition soudaine d’un sujet à un autre, si fréquente dans les qasīdas les plus longues, offrait des occasions très favorables d’interpolation. Distinguer de tels passages interpolés doit nécessairement être un travail d’une grande difficulté ; et très souvent l’étudiant ne peut détecter des erreurs et des inexactitudes qu’en constatant que les règles de composition des qasīdas sont violées. Par exemple, seuls les hémistiches du bayt, ou distique d’ouverture, doivent rimer entre eux ; et si deux ou plusieurs de ces distiques se trouvent dans le même poème, il doit s’agir d’interpolations ou de vers d’ouverture d’autres poèmes. De plus, c’est la règle, à quelques rares exceptions près (pour lesquelles il y a toujours des raisons évidentes), qu’une qasīda commence par une allocution à une maîtresse – déplorant son départ, en général ; et là où cela manque, le poème est incomplet, voire même totalement apocryphe.Mais les erreurs de ce genre doivent être évidentes pour tout étudiant et ne nécessitent pas une grande perspicacité critique pour leur découverte.
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Une tâche beaucoup plus difficile consiste à reconnaître et à séparer les vers qui ont été ingénieusement composés et insérés par les récitants, ou même par les collectionneurs, afin de relier les fragments entre eux. Il n’est pas facile d’amener à l’étude d’un sujet comme celui-ci un esprit parfaitement impartial. Si l’étudiant se livre à sa tâche avec une idée préconçue de ce que les anciens Arabes diraient (ou devraient dire) sur certaines choses, et trouve dans la poésie des sentiments qui vont à l’encontre de sa théorie, il est enclin à les considérer comme des interpolations ; et ainsi, consciemment ou inconsciemment, le critique, dans le processus d’investigation, sera plus disposé à établir sa théorie qu’à faire ressortir la vérité. Mais les savants orientalistes qui se sont engagés à passer au crible la poésie arabe ancienne ne sont certainement pas animés par des motifs aussi étroits ; et l’importance du travail qu’ils ont entrepris peut difficilement être surestimée ; car, sans être assuré de l’authenticité des vestiges poétiques préislamiques, une connaissance précise des anciens Arabes eux-mêmes est impossible. Néanmoins, certaines des conclusions auxquelles ils sont parvenus ont été remises en question par d’autres chercheurs.
On nous dit que les collectionneurs et les critiques étaient poussés par un fort sentiment religieux à éliminer de la poésie ancienne toute allusion aux coutumes païennes et aux fausses divinités ; pourtant, dans deux des Sept Poèmes du Prix, des références aux superstitions païennes subsistent encore. Lebīd, au verset 76 de son Poème, fait allusion au « chameau condamné à mourir sur la tombe de son maître » ; et ‘Antara, au verset 70, [lxiv] fait référence à la superstition païenne des « oiseaux du cerveau », une croyance strictement interdite par le Coran. (*) [1] Dans le Roman de ‘Antar, qui aurait été composé au 8e siècle, les allusions aux divinités païennes et aux coutumes idolâtres des anciens Arabes sont très fréquentes ; mais peut-être le « fort sentiment religieux » s’est-il évaporé lors de l’introduction de la science profane dans l’Islam. Cependant, si les collectionneurs étaient imprégnés d’un esprit religieux si fervent qu’ils éliminèrent les références à l’idolâtrie de la poésie ancienne, il semble étrange qu’ils aient laissé subsister les nombreuses allusions à la consommation de vin : car la mention fréquente du vin dans la poésie orientale moderne s’explique par sa signification mystique.
Mais les mêmes critiques pieux, qui ont si soigneusement éliminé de la poésie toute référence aux superstitions païennes, y ont substitué, dit-on, des sentiments en accord avec les doctrines du Coran. C’est ce qu’ont fait, comme on le sait, les auteurs des Mille et Une Nuits, dans le cas de contes [lxv] provenant de sources hindoues ; mais il ne s’ensuit pas que la poésie indigène des anciens Arabes ait été traitée de la même manière. M. Von Kremer s’offusque des versets 27 et 28 du Mu’allaqa de Zuhayr, dans lesquels il est fait clairement mention de l’omniscience de Dieu et du Livre du Jugement, comme étant étrangers à l’esprit de la poésie ancienne. La même objection, si elle est juste, s’appliquerait aussi aux versets 85 et 86 du Lebid, où sont reconnues les dispensations de la Providence, au verset 25 d’Imra’u-’l-Qays et au verset 81 de Tarafa, où le Créateur est clairement mentionné. Mais, outre leurs nombreuses fausses divinités – pour lesquelles les Arabes semblent n’avoir eu que peu de respect à l’époque où Mahomet commença sa grande mission – il existait, plus ou moins, parmi les différentes tribus de la péninsule, une croyance en Allah – le Dieu. En effet, comme M. C. J. Lyall l’a très justement observé (18), « sans assumer une foi telle que celle déjà bien connue des gens, une grande partie du Coran serait impossible : la révélation s’adresse aux hommes qui associent d’autres dieux à Dieu, non à ceux qui le renient » ; et les ramener au culte du Dieu unique, concentrer leur foi en Lui seul, était le grand objet de la mission du Prophète.
Il est désormais prouvé de la manière la plus claire que les vestiges de la poésie arabe ancienne aient été altérés, modifiés et interpolés [lxvi] par les grammairiens, les collectionneurs, les critiques et d’autres : tel est également le cas de notre propre poésie traditionnelle ancienne ; et la nature humaine est essentiellement la même à Bussora et à Kūfa, à Londres et à Edimbourg. Mais il est gratifiant de savoir, sur l’autorité d’un érudit aussi savant, aussi perspicace et aussi minutieux que le professeur Ahlwardt, que, bien qu’une grande partie de la soi-disant poésie arabe ancienne soit décidément apocryphe et non sans doute douteuse, il reste encore beaucoup de choses qui sont le fruit authentique du génie inculte mais brillant et vigoureux des bardes préislamiques.
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est ainsi traduit par MJ W. Redhouse :
« Alors nous apparut un troupeau de bœufs sauvages dont les génisses, d’après leurs queues, étaient comme des jeunes filles de Dawār portant de longs manteaux. »
lxiv Au verset 57 de son Mu’allaqa, Imra’u-'l-Qays, selon la traduction de Sir W. Jones, fait allusion aux rites idolâtres : « des vierges, en robes noires traînantes, qui danser autour de [l’idole] Dewaar » ; mais ce rendu semble erroné. L’original
fa 'anna la nà sirbun, ka-anna ni’āja hu
'adhārà dawārin fi melā’in mudhayyali ↩︎