PENDANT la majeure partie du premier siècle après l’avènement de l’islam, les successeurs de Mahomet étaient trop occupés à étendre leur domination pour accorder un quelconque mécénat à la science et à la littérature. Le standard de l’arabe pur avait été fixé très tôt par les grammairiens de Bussora et de Kūfa, qui, dans ce seul but, avaient rassemblé des fragments de la poésie préislamique qui vivait encore dans le cœur des habitants du Yémen et du Hedjaz ; mais sous la dynastie des Umayya, la littérature arabe se limitait à des commentaires sur le Coran et à de la poésie en langue maternelle. « Mais, dit Abū-’l-Faraj, lorsque Dieu appela la famille de [p. lxvii] Hāshim _c’est-à-dire la maison de ‘Abbas] au gouvernement et leur remit le commandement, les cœurs revinrent de leur indolence, les esprits se réveillèrent de leur torpeur. » Sous le patronage d’El-Mansūr, le deuxième calife de la maison de ‘Abbas, l’étude des sciences profanes commença, et son zèle pour le progrès de l’érudition fut imité par ses successeurs. En fait, on dit généralement que la littérature arabe naquit, prospéra et déclina avec cette dynastie, qui dura de 749 à 1258 après J.-C. Les trésors littéraires de l’ancienne Perse qui avaient échappé à la destruction aux mains des premiers conquérants musulmans étaient désormais encore plus estimés qu’ils n’étaient autrefois méprisés. C’est sous le règne d’El-Mansour (754-775) que fut traduite en arabe la version pahlavi des célèbres fables hindoues de Vishnusaram, sous le titre de Kalila wa Dimna, ouvrage qui a été traduit depuis dans plus de langues que n’importe quel autre livre existant, à la seule exception de la Bible. Au même siècle, El-Asmā’ī, célèbre philologue et poète, écrivit le grand roman chevaleresque d’Antar. Au début du IXe siècle, El-Ma’mūn, septième calife de la famille d’Abbas, fonda des académies à Bagdad, Bussora, Kūfa et Bukhārā, et fit traduire en arabe les écrits d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, de Dioscoride, [lxviii] de Théophraste, d’Euclide, d’Archimède et de Ptolémée. « Il n’ignorait pas, remarque Abû-’l-Faraj, que ce sont les élus de Dieu, ses meilleurs et plus utiles serviteurs, dont la vie est consacrée à l’amélioration de leurs facultés rationnelles… Les maîtres de sagesse sont les véritables sommités et législateurs d’un monde qui, sans leur aide, sombrerait de nouveau dans l’ignorance et la barbarie. » Vers cette époque furent également érigés à Bagdad et à Damas des observatoires pour l’étude de l’astronomie. Et un généreux vazîr construisit, au prix de 200 000 pièces d’or, un magnifique collège à Bagdad, et le dota d’un revenu annuel de 15 000 dinars. Dans cet établissement, dit-on, plusieurs milliers d’étudiants, depuis les fils de nobles jusqu’aux fils de mécaniciens, furent en même temps instruits dans toutes les sciences de l’époque ; les professeurs recevaient des allocations adéquates et des dispositions suffisantes étaient prises pour les étudiants indigents.
De Samarcande et de Boukhara à Fez et à Cordoue, tout l’empire musulman était rempli de chants : la vie intellectuelle était saine et vigoureuse. La poésie, bien qu’ayant perdu la fraîcheur du désert, prit alors un plus large champ d’action et, ne résidant plus seulement dans le présent, devint réfléchie et [lxix] finalement philosophique. (*) [1] Les cours des califes de Bagdad étaient ornées d’une brillante constellation d’hommes de savoir et de génie, attirés là de toutes les parties du monde. Ces princes n’étaient pas seulement les mécènes libéraux et éclairés de la science et de la littérature : beaucoup étaient eux-mêmes des poètes d’un génie considérable, compétents dans la théorie et la pratique de la musique. Les descendants des fanatiques qui détruisirent impitoyablement la célèbre bibliothèque d’Alexandrie et anéantirent presque toute la littérature antique de la Perse, devinrent, pendant les âges sombres de l’histoire européenne, les conservateurs zélés et intelligents des vestiges du savoir de l’Antiquité. Et à une époque où un seul exemplaire de la Bible valait une somme équivalente au coût de construction d’une église ordinaire, et où de nombreux prêtres chrétiens d’Europe marmonnaient des messes qu’ils ne pouvaient comprendre, la bibliothèque des rois musulmans d’Espagne contenait 600 000 volumes, et il y avait 70 bibliothèques publiques dans les villes d’Andalousie ; tandis que la bibliothèque des sultans égyptiens comprenait 100 000 manuscrits, [lxx] magnifiquement transcrits et élégamment reliés, qui étaient prêtés gratuitement aux savants du Caire. (*) [2]
Les fausses sciences de l’astrologie et de l’alchimie, auxquelles les Arabes (et, à leur imitation, les rêveurs européens) furent si longtemps ardemment dévoués, espérant ardemment, au moyen de la première, lire les secrets de l’avenir dans les mouvements des planètes, et, par la seconde, découvrir l’art de transmuter les métaux vils en or pur et de prolonger indéfiniment la vie, celles-ci, on le sait, ont conduit aux plus importantes découvertes, et finalement aux sciences exactes de l’astronomie et de la chimie.
Les descendants des musulmans éclairés qui s’établirent en Espagne au début du VIIIe siècle doivent aux Européens de nombreux arts et appareils utiles à la vie quotidienne, notamment l’art de fabriquer du papier à partir du coton, qui rendit possible le noble art de l’imprimerie, la multiplication bon marché des livres. Le système arabe décimal de notation numérique (dont les Arabes eux-mêmes étaient redevables aux Hindous) fut introduit en Europe par Gilbert d’Aurillac, futur pape Sylvestre [p. lxxi] II, qui étudia à l’université musulmane de Cordoue au Xe siècle. C’est d’ailleurs par les versions arabes en Espagne que l’attention des scolastiques fut attirée pour la première fois sur les écrits d’Aristote.
Mais c’est surtout dans la littérature européenne que l’influence des Arabes se fait sentir. Les Trouvères du nord de la France et leurs frères mélodieux, les joyeux Troubadours de la Provence ensoleillée, dont le génie alluma le flambeau de la littérature italienne, devaient beaucoup aux merveilleuses fictions et à la brillante poésie de l’Orient pour la base de leurs Fabliaux et les allusions fantaisistes de leurs Lais. Bref, les fascinantes fictions des Arabes avaient imprégné la littérature européenne dès une époque très ancienne ; et le digne ecclésiastique, qui lisait à ses fidèles les « contes moraux » des Gesta Romanorum, ne se doutait guère qu’il répétait les inventions ingénieuses des musulmans haïs et de la race méprisée d’Abraham ; car beaucoup des histoires de ce célèbre recueil médiéval proviennent de sources arabes et talmudiques.
Il est courant qu’un aperçu de la littérature arabe se termine ainsi : « À la chute du califat, en 656 de l’hégire (1258 après J.-C.), la littérature déclina rapidement en Orient ; elle fut néanmoins cultivée sous le règne des sultans d’Égypte, mais avec un succès médiocre ; et à l’éruption des Turcs, le soleil de l’érudition orientale fut [lxxii] pratiquement éteint. » Mais il est tout à fait faux de dire que la littérature arabe fut éteinte (ou « irrémédiablement flétrie », comme l’exprime le Dr Carlyle) par les Turcs. « Timour et ses successeurs en Orient », écrit M. Redhouse, la plus grande autorité vivante sur ce vaste sujet, « comme les Osmanlis en Occident, étaient assez patriotes pour aimer leur propre belle langue et l’utiliser à toutes fins quotidiennes et littéraires ; mais ils patronnaient des foules de poètes persans et de grammairiens, légistes, etc. arabes. L’arabe, n’étant plus dominant, n’avait plus qu’une part d’attention, mais c’était une part très large — la part scientifique, comme le persan avait la part ornementale, et le turc la part utile. D’innombrables collèges furent fondés, pour l’arabe, en Turquie, dans l’Inde, en Perse, en Russie — tous par des Turcs. Les Softas de Constantinople sont tous des collégiens, étudiant uniquement l’arabe.
Une histoire anglaise populaire de la littérature arabe est un grand désir. Les Allemands ont depuis longtemps pu profiter des riches réserves de poésie arabe qui leur ont été présentées par le zèle et l’industrie de von Hammer-Purgstall et des érudits ultérieurs, parmi lesquels Ahlwardt, von Kremer et Rükert sont éminents. Pourtant, l’Angleterre peut aujourd’hui se vanter d’avoir un trio non moins distingué par son érudition, avec Chenery, Palmer et Wright : pouvons-nous espérer que ces grands arabistes ouvriront bientôt à leurs compatriotes ignorants les trésors de la littérature arabe ?
lxviii Les sentiments exprimés dans la poésie didactique arabe sont toujours justes ; ils sont basés sur une connaissance intime de la nature humaine et une observation précise du cours de la vie. Les sujets sont nécessairement ceux qui ont formé les thèmes principaux des moralistes depuis Salomon jusqu’à nos jours : ils « déplorent la tromperie de l’espoir, la fugacité du plaisir et la fréquence des calamités ; et pour palliatifs à ces misères incurables, ils recommandent la bonté, la tempérance et la force d’âme. » Mais ces leçons familières de la vie ont une force supplémentaire lorsqu’elles sont accompagnées, comme dans beaucoup de poèmes arabes, d’illustrations qui attirent par leur nouveauté, intéressent et frappent le cœur par leur beauté et leur pertinence. — Les similitudes employées dans les effusions plus légères ne sont pas moins frappantes, comme par exemple la comparaison des yeux bleus d’une belle femme en pleurs avec des violettes qui laissent échapper la rosée ; ou du vin, avant qu’il soit mélangé, à la joue d’une maîtresse, et, après que l’eau est ajoutée, à la pâleur d’un amant. ↩︎
lxx:* Cependant, la rareté des livres en Angleterre à une époque ultérieure était telle qu’un manuscrit daté de 1250, qui est encore conservé, contenant les Proverbes de Salomon, l’Ecclésiaste, les Cantiques et la Sagesse (un des livres des Apocryphes), porte l’inscription suivante : « Ce livre appartient au monastère de Rochester ; donné par le prieur Jean. Si quelqu’un l’enlève, ou le cache lorsqu’il est emporté, ou efface frauduleusement cette inscription, qu’il soit anathème. Amen. » ↩︎