[p. 105]
L’une des premières et des plus significatives indications de la nouvelle orientation de la pensée musulmane fut la production abondante de traductions arabes (Errata#e13) d’ouvrages traitant de sujets philosophiques et scientifiques, de sorte que quatre-vingts ans après la chute des Omeyyades, le monde arabophone possédait des traductions arabes de la plupart des œuvres d’Aristote, des principaux commentateurs néoplatoniciens, de certaines œuvres de Platon, de la majeure partie des œuvres de Galien et de parties d’autres auteurs médicaux et de leurs commentateurs, ainsi que d’autres œuvres scientifiques grecques et de divers écrits indiens et persans. Cette période d’activité de traduction se divise en deux étapes, la première allant de l’accession des Abbassides à l’accession d’al-Ma’mum (132-198 H.), où un travail important fut effectué par divers traducteurs indépendants, en grande partie chrétiens, juifs et convertis récemment de religions non islamiques ; la seconde sous al-Ma’mun et ses successeurs immédiats, lorsque le travail de traduction était principalement centré dans l’académie nouvellement fondée à Bagdad, et qu’un effort constant était fait pour rendre le matériel nécessaire à la recherche philosophique et scientifique accessible à l’étudiant arabophone.
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La première traduction est surtout liée à Abdullah ben al-Muqaffa, natif de Fars et zoroastrien d’origine, qui fit sa profession de foi devant un frère de Muhammad ben Ali, le père d’as-Saffah, et devint son secrétaire. Prétextant la protection de son employeur, il se risqua à faire des remarques moqueuses et impertinentes aux dignitaires arabes et en particulier à Sufyan, le gouverneur de Bassora, qu’il avait l’habitude de saluer d’une plaisanterie obscène contre la chasteté de sa mère. Il semble que les hommes d’origine arabe qui occupaient des fonctions politiques sous les premiers Abbassides devaient souvent supporter de telles insultes de la part des anciens serfs. Après une tentative de révolte infructueuse d’un autre oncle du Calife, Ibn al-Muqaffa’ fut chargé de préparer un projet de lettre de pardon à présenter au Calife al-Mansur, qui succéda à son frère as-Saffah, pour son sceau officiel, mais il rédigea la lettre dans des termes qui suscitèrent l’indignation du Calife ; entre autres choses, la lettre disait : « Si à un moment quelconque le Commandeur des Croyants agit de manière perfide envers son oncle ‘Abdullah b. ‘Ali, ses femmes seront répudiées, ses chevaux seront confisqués pour le service de Dieu (en temps de guerre), ses esclaves seront libérés et les musulmans seront libérés de leur allégeance envers lui. » Le Calife demanda qui avait préparé cette lettre et, après en avoir été informé, ordonna à Sufyan de le mettre à mort. Heureux de satisfaire ainsi sa rancœur personnelle, le gouverneur de Bassora exécuta Ibn al-Muqaffa’ avec une grande cruauté, bien que les détails diffèrent selon les récits, en 142 ou 143 A.H.
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Bien que conforme à l’islam, Ibn al-Muqaffa‘ était généralement considéré comme un Zindiq, terme qui signifie proprement un manichéen mais utilisé de manière vague par les auteurs arabes pour désigner un membre de l’une des religions persanes qui professait une conformité extérieure à l’islam, mais adhérait secrètement à sa propre croyance, ou comme terme injurieux pour désigner un hérétique de quelque sorte que ce soit. Le mot lui-même est une traduction persane de siddiq ou « initié », un titre adopté par les membres à part entière de la secte manichéenne. Il implique la possession de connaissances ésotériques et de cette idée est née la pratique courante parmi les sectes chiites de dissimuler leurs croyances réelles à la profession générale et de prendre l’apparence extérieure de l’orthodoxie. Masudi (viii. 293) déclare que « de nombreuses hérésies surgirent après la publication des œuvres de Mani, Ibn Daysan et Marcion traduites du persan et du pahlavi en arabe par ‘Abdullah b. al-Muqaffa‘ et autres.” Sous al-Mansur et sur ses ordres, des traductions furent faites du grec, du syriaque et du persan, les livres syriaques et persans étant eux-mêmes des traductions du grec ou du sanskrit. L’œuvre la plus connue d’Ibn Muqaffa fut la traduction du Kalila wa-Dimna ou « Fables de Bidpai » du vieux persan, qui était elle-même une traduction du sanskrit. La traduction d’Ibn al-Muqaffa en arabe est généralement considérée comme un modèle standard de prose arabe. L’original persan est perdu, mais une version en syriaque réalisée à partir de celui-ci par le missionnaire nestorien Budh, vers 570 après J.-C., existe et a été publiée (éd. Bickell et Benfey, [p. 108] 1876) ; L’original sanskrit est également perdu dans ce qui était sans doute sa forme la plus ancienne, mais nous en trouvons le contenu sous une forme beaucoup plus développée dans deux livres sanskrits, (i) dans le Panchatantra, qui contient les histoires qui apparaissent aux numéros 5, 7, 8, 9, 10, 17 du texte arabe de Sacy, et (ii) dans le Mahabharata, qui contient les chapitres 11, 12, 13. De toute évidence, l’ancien syriaque de Budh, une traduction de la traduction persane de l’original, est le meilleur représentant de la forme ancienne du texte. La version arabe d’Ibn al-Muqaffa’ présente un certain nombre d’interpolations et d’ajouts qui, bien sûr, apparaissent tous dans les versions dérivées, dans le syriaque ultérieur, dans les diverses traductions persanes médiévales qui sont faites à partir de l’arabe et non de l’ancien persan, et dans les nombreuses versions latines, hébraïques, espagnoles, persanes et grecques. C’est cette traduction arabe qui a donné au livre une diffusion plus large que celle qu’il avait auparavant ou qu’il n’aurait jamais pu avoir, et l’a introduit dans le monde occidental. Le cas est exactement parallèle à celui d’Aristote et de documents similaires : l’arabe est devenu un moyen de transmission extrêmement large et les ajouts apportés au fur et à mesure que le matériel passait par l’arabe ont également reçu une large diffusion.
Ibn Muqaffa‘ vécut sous le règne d’al-Mansur et, à la même époque, on nous dit (Masudi. viii. 291-2) que des versions arabes furent faites de plusieurs traités d’Aristote, de l’almajasta de Ptolémée, du livre d’Euclide et d’autres textes grecs. Vers 156 A.H., un voyageur indien apporta à Bagdad un traité d’arithmétique et un autre d’astronomie [p. 109] : le traité d’astronomie était le Siddhanta, qui fut connu des écrivains arabes sous le nom de Sindhind. Il fut traduit par Ibrahim al-Fazari et suscita un nouvel intérêt pour les études astronomiques : peu de temps après, Muhammad b. Musa al-Kharizmi combina les systèmes grec et indien d’astronomie, et à partir de cette époque, le sujet occupe une place prépondérante dans les études arabes. Les grands astronomes arabes appartiennent à une génération plus tardive, comme Abu Ma’shar de Bagdad, l’élève d’al-Kindi, décédé en 272 A.H. (= 885 A.D.), connu des écrivains latins du Moyen Âge sous le nom d’« Abumazar », et Muhammad ben Jabir ben Sinan al-Battani (mort en 317 A.H. = 929 A.D.), connu sous le nom d’« Albategnius ». Le travail indien sur l’arithmétique était encore plus important car c’est grâce à lui que les chiffres indiens ont été introduits, pour être transmis en temps voulu comme chiffres « arabes », et ce système décimal de numération a rendu possible une extension des processus arithmétiques et même des mathématiques en général qui aurait été difficile avec n’importe lequel des systèmes plus anciens et plus encombrants.
Al-Mansur, après avoir fondé Bagdad en 148 H. (= 765 apr. J.-C.), fit venir un médecin nestorien, George Boktishu‘, de l’école de Junde-Shapur et le nomma médecin de la cour. À partir de cette époque, une série de médecins nestoriens se rattachèrent à la cour et formèrent une école de médecine à Bagdad. George tomba malade à Bagdad et fut autorisé à se retirer à Junde-Shapur, [p. 110] sa place étant prise par son élève Issa b. Thakerbokht, qui était l’auteur d’un livre sur la thérapeutique. Plus tard vinrent Bokhtishu‘, fils de Georges, qui fut médecin de Harunu r-Rashid en 171 (= 787 ap. J.-C.), puis Gabriel, un autre fils de Georges, qui fut envoyé auprès de Ja‘far le Barmécide en 175 et qui jouit d’une grande faveur auprès de Harun : il écrivit une introduction à la logique, une lettre à al-Ma‘mun sur les aliments et les boissons, un manuel de médecine basé sur Dioscore, Galien et Paul d’Egine, des pandectes médicaux, un traité sur les parfums et d’autres ouvrages. En médecine, comme on s’en souvient, le système indien avait été introduit à Junde-Shapur et combiné avec le système grec, mais ce dernier prédominait nettement. Un autre colon important à Bagdad fut le médecin juif syrien John bar Maserjoye, qui traduisit le Syntagma d’Aaron en syriaque et présida l’école de médecine réunie dans la capitale musulmane. Pendant longtemps, le travail arabe en médecine se limita à la traduction des grandes autorités grecques et à la pratique selon les lignes apprises à Alexandrie. Nous avons déjà évoqué l’influence malheureuse de l’école égyptienne qui a détourné la médecine et la chimie vers des voies semi-magiques, une tendance néfaste dont l’école arabe ne s’est jamais complètement libérée. Il s’écoula un temps [p. 111] considérable avant que la communauté arabophone ne produise des auteurs originaux sur la médecine. Vers la fin du troisième siècle, nous trouvons Abu l-Abbas Ahmad ben Thayib as-Sarakhsi, un élève d’al-Kindi, qui aurait écrit un traité sur l’âme humaine, un abrégé de l’Isagoge de Porphyre et un manuel d’introduction à la médecine (Masudi. ii. 72). A cette époque, les études médicales étaient encore en grande partie entre les mains des chrétiens et des juifs, et nous trouvons le médecin syriaque Jean ben Sérapion (fin du IXe siècle après J.-C.) écrivant en syriaque des pandectes médicaux qui circulèrent en deux éditions, dont la dernière fut traduite en arabe par plusieurs auteurs indépendants et longtemps après en latin par Gérard de Crémone.
Le père de la médecine arabe proprement dite fut Abu Bakr Muhammad b. Zakariyya ar-Razi (mort en 311-320 de l’hégire = 923-932 de notre ère), connu des écrivains latins du Moyen Âge sous le nom de « Razès », qui étudiait la musique, la philosophie, la littérature et enfin la médecine. Dans ses pandectes médicaux, il utilise à la fois les autorités grecques et indiennes, et l’introduction de ces dernières en subordination aux autorités classiques utilisées à Alexandrie fut la contribution vraiment importante des étudiants arabes au progrès de la science. Malheureusement, l’ouvrage d’ar-Razi souffrait d’un défaut : il manquait cruellement d’ordre et d’organisation ; il s’agissait d’un recueil de traités plus ou moins séparés, et donc peu commode à utiliser. C’est peut-être pour cette raison plus que pour toute autre qu’il fut remplacé par Ibn Sina (Avicenne), dont l’ouvrage, s’il [p. 112] en est, erre dans la direction opposée et souffre d’une organisation et d’une systématisation extrêmement élaborées. On remarquera que chez les auteurs arabes, comme chez leurs prédécesseurs syriaques, les principaux auteurs médicaux étaient généralement aussi des représentants de la logique et des commentateurs d’Aristote ainsi que de Galien.
Le calife al-Mansur fut le mécène qui fit le plus pour attirer les médecins nestoriens dans la ville de Bagdad qu’il avait fondée, et il fut aussi un prince qui encouragea beaucoup ceux qui se mirent à préparer des traductions arabes d’ouvrages grecs, syriaques et persans. Plus important encore fut le mécénat accordé par le calife al-Ma’mun qui, en 217 de l’hégire (= 832 de notre ère), fonda une école à Bagdad, suggérée sans doute par les écoles nestoriennes et zoroastriennes déjà existantes, et il l’appela Bayt al-Hikma ou « Maison de la Sagesse », et la plaça sous la direction de Yahya ben Masawaih (mort en 243 de l’hégire = 857 de notre ère), qui était un auteur à la fois en syriaque et en arabe, et qui savait aussi utiliser le grec. Son traité médical sur les « Fièvres » jouit d’une longue renommée et fut ensuite traduit en latin et en hébreu.
Les travaux les plus importants de l’académie furent cependant réalisés par les élèves et successeurs de Yahya, en particulier par Abu Zayd Hunayn b. Ishaq al-Ibadi (mort en 263 A.H. = 876 A.D.), le médecin nestorien dont nous avons déjà parlé pour avoir traduit en syriaque les principales autorités médicales ainsi que des parties de l’Organon d’Aristote. Après avoir étudié à Bagdad sous la direction de Yahya, il visita Alexandrie et revint, non seulement avec la formation donnée dans ce qui était alors la première école de médecine, mais avec une bonne connaissance du grec qu’il utilisa pour faire des traductions en syriaque et en arabe. [p. 113] Avec lui étaient associés son fils Ishaq et son neveu Hubaysh. Hunayn prépara des traductions arabes d’Euclide ; de diverses parties de Galien, d’Hippocrate, d’Archimède, d’Apollonius et d’autres, ainsi que des Lois de la République et du Timée de Platon, des Catégories, de la Physique et de la Grande morale d’Aristote, et du commentaire de Thémistius sur le livre 30 de la Métaphysique, ainsi que d’une traduction arabe de la Bible. Il traduisit également la Minéralogie apocryphe d’Aristote, qui servit longtemps d’autorité en matière de chimie, et les pandectes médicaux de Paul d’Égine. Son fils, outre des ouvrages originaux sur la médecine, produisit des versions arabes du Sophiste de Platon, de la Métaphysique, du de anima, du de generatione et de corruptione et de l’Herméneutica d’Aristote que Hunayn avait traduit en syriaque, ainsi que de certains commentaires de Porphyre, d’Alexandre d’Aphrodisias et d’Ammonius. Un peu plus tard, nous trouvons la Chrétienne syrienne Questa b. Luqa, originaire de Baalbek, qui avait étudié en Grèce, connu comme traducteur.
Le quatrième siècle de l’hégire fut l’âge d’or des traducteurs arabes, et il convient de noter que, bien que le travail ait été effectué principalement par des chrétiens parlant le syriaque et inspirés par la tradition syriaque, un très grand nombre de traductions ont été faites directement du grec, par des hommes qui avaient étudié la langue à Alexandrie ou en Grèce ; très souvent, le même érudit a fait des traductions syriaques [p. 114] et arabes à partir du texte grec. Il y eut aussi des traducteurs du syriaque, mais ceux-ci viennent généralement après les traducteurs du grec. Parmi les traducteurs nestoriens du syriaque se trouvait Abu Bishr Matta b. Yunus (mort en 328 de l’hégire = 939 de l’hégire), qui a traduit en arabe les Analytica Posteriora et la poétique d’Aristote, le commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias sur le De generatione et de corruptione, et le commentaire de Thémistius sur le livre 30 de la Métaphysique, tous à partir des versions syriaques existantes. Il fut également l’auteur de commentaires originaux sur les Catégories d’Aristote et l’Isagoge de Porphyre.
Les traducteurs jacobites apparaissent après les nestoriens. Parmi les jacobites qui traduisent du syriaque vers l’arabe, on trouve Yahya ben Adi de Takrit (mort en 364), élève de Hunayn, qui révise de nombreuses versions existantes et prépare des traductions des Catégories d’Aristote, de la Poétique et de la Métaphysique du Sophiste Blench, des Lois et du Timée de Platon, ainsi que du commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur les Catégories et de Théophraste sur les Moralia. Le jacobite Abu 'Ali Isa ben Zaraah (mort en 398) traduit les Catégories, l’Histoire naturelle et le De partibus animalium, avec le commentaire de Jean Philoponus.
Il est commode de résumer ici brièvement la gamme des matériaux aristotéliciens accessibles aux étudiants arabes en philosophie. L’Organon logique était accessible en arabe dans son intégralité, et il comprenait la Rhétorique et la Poétique, ainsi que l’Isagoge de Porphyre. Parmi les ouvrages sur les sciences naturelles, on trouve la Physica, [p. 115] le De coelo, le De generatione et corruption, le De sensu, l’Historia animalium, la Meteorologia apocryphe et le De anima. Sur les sciences mentales et morales, on trouve la Métaphysique, l’Éthique à Nicomaque et la Magna Moralia. Curieusement, la Politique ne figurait pas dans le canon aristotélicien, sa place étant prise par les Lois ou la République de Platon. En plus de cela, les étudiants arabes acceptèrent comme aristotéliciens une Minéralogie, dont nous n’avons aucune connaissance, et une Mécanique.
Parmi ces derniers, l’Organon logique est toujours resté la base d’une éducation humaine, à côté de l’étude indigène de la grammaire, et cette base essentiellement logique de l’éducation semble avoir été influencée par l’exemple du système existant développé parmi les Syriens, bien qu’il faille se rappeler qu’un système similaire a été développé tout à fait indépendamment dans la scolastique latine avant le premier contact avec les écrivains arabes. La logique aristotélicienne est toujours restée une science orthodoxe et généralement acceptée. Les controverses philosophiques et théologiques et les développements produits par les philosophes arabes se sont centrés principalement sur des questions de métaphysique et de psychologie, et ont donc été particulièrement concernés par le douzième livre de la Métaphysique et le traité de l’âme, plus particulièrement le troisième livre. Comme nous l’avons déjà noté, la psychologie d’Aristote a été interprétée à la lumière du commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias, et a ainsi reçu une coloration théiste et surnaturelle qui reçoit son plein développement dans l’enseignement néoplatonicien.
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L’ouvrage le plus important dans le développement de cette doctrine néoplatonicienne fut celui qu’on a appelé la Théologie d’Aristote, paru en arabe vers 226 après l’Hégire. Il s’agissait en fait d’une paraphrase abrégée des trois derniers livres (IV-VI) des Ennéades de Plotin, rédigée par Naymah d’Emessa, qui fut largement diffusée et généralement reçue comme une œuvre authentique d’Aristote. On pourrait la considérer comme une fraude littéraire, mais il est tout à fait possible que Plotin ait été confondu avec Platon, dont le nom apparaît en arabe sous la forme d’Aflatun. Il semble en effet que cette confusion particulière ait été faite par d’autres auteurs, et les traducteurs ont accepté la croyance courante, soutenue par tous les commentateurs néoplatoniciens, selon laquelle l’enseignement d’Aristote et celui de Platon étaient essentiellement les mêmes, les différences superficielles étant telles qu’elles pouvaient être facilement expliquées. Par cette théologie, la doctrine des néoplatoniciens, pleinement développée, fut diffusée dans le grand public et combinée avec l’enseignement d’Alexandre d’Aphrodisias, exerçant ainsi une énorme influence sur la philosophie de l’Islam dans plusieurs directions. Entre les mains des philosophes proprement dits, il se développa un néoplatonisme islamique qui reçut sa forme définitive chez Ibn Sina (Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès), et exerça sous cette forme une puissante influence sur la scolastique latine. Transmis dans une autre atmosphère, il influença le soufisme ou mysticisme musulman, et fut principalement responsable de la théologie spéculative que ce mysticisme développa. [p. 117] Sous une forme modifiée, certains des principes résultant de ces deux sources entrèrent finalement dans la théologie scolastique musulmane orthodoxe.
Les points principaux de cette doctrine néoplatonicienne telle qu’elle figure dans la théologie musulmane présentent l’enseignement de l’intellect actif ou ‘aql fa’'al, l’intellect agent d’Alexandre Aph. comme une émanation de Dieu, et le 'aql hayyulani ou intellect passif chez l’homme seulement éveillé à l’activité par l’opération de cet Intellect agent, ce qui est substantiellement la doctrine d’Alexandre Aph. : le but de l’homme est d’atteindre une union ou ittisal dans laquelle son intellect devient un avec l’intellect agent, bien que les moyens d’atteindre cette union et la nature de l’union diffèrent dans les doctrines des philosophes et des mystiques, comme nous le verrons en temps voulu.
Après la philosophie proprement dite, la médecine est l’héritage le plus important que le monde arabe ait reçu de l’hellénisme. Mais cette science issue d’un milieu alexandrin présentait un sérieux défaut dans les ajouts que l’école égyptienne ultérieure avait ajoutés à l’enseignement pur de Galien et d’Hippocrate. Comme nous l’avons déjà noté, ces ajouts ont un caractère quasi magique et se manifestent dans les talismans, etc., et dans les théories basées sur des idées que l’on classe aujourd’hui sous le terme de « magie sympathique ».
L’impulsion véritable est venue en fin de compte de l’hellénisme transmis, mais cette influence est venue immédiatement des nestoriens en philosophie proprement dite, et des nestoriens et de l’école [p. 118] zoroastrienne de Junde-Shapur en médecine. L’influence de l’école païenne de Harran, qui avait également une tendance néoplatonicienne, est venue bien plus tard. Lorsque le deuxième calife abbasside al-Mansur passa par Harran en route pour combattre l’empereur byzantin, il fut étonné d’observer l’étrange apparence de certains des citoyens qui sortirent à sa rencontre, portant les cheveux longs et portant des tuniques moulantes. Lorsque le calife leur demanda s’ils étaient chrétiens, juifs ou zoroastriens, ils répondirent qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre. Il leur demanda alors s’ils étaient « des gens du livre », car seuls ceux qui possédaient des écritures écrites pouvaient être tolérés dans les territoires musulmans ; Mais ils répondirent avec tant d’hésitation et d’ambiguïté que le calife finit par se convaincre qu’il avait découvert une colonie de païens, comme c’était le cas, et il leur ordonna d’adopter l’une ou l’autre des « religions du livre » avant son retour de la guerre, sous peine de mort. Ils furent alors très alarmés : certains devinrent musulmans, d’autres chrétiens ou zoroastriens, mais d’autres refusèrent d’abandonner leurs croyances traditionnelles. Ces derniers étaient naturellement les plus inquiets, se demandant comment ils pourraient échapper aux exigences du calife. Finalement, un avocat musulman leur proposa [p. 119] de leur montrer une solution à condition qu’ils lui versent une somme substantielle pour cela. Ils payèrent la somme et il leur conseilla de se faire passer pour des sabéens, car les sabéens sont mentionnés dans le Coran comme appartenant à une religion « du livre », mais personne ne savait qui étaient les sabéens. Il existe une secte connue sous le nom de Sabiyun ou Sabaean, dont la religion est un étrange mélange de culte d’État babylonien antique, de gnosticisme chrétien et de zoroastrisme, vivant dans les terres marécageuses près de Bassora, mais ils ont toujours pris soin de garder leurs croyances religieuses secrètes de tous les étrangers, et bien qu’ils soient sans doute la secte mentionnée dans le Coran sous le nom de Sabiyun ou Sabiens, personne ne pouvait prouver que les païens de Harran n’étaient pas également compris sous ce terme. Le Calife ne repassa jamais par Harran, les païens qui avaient pris le nom de Sabien continuèrent à l’utiliser, ceux qui étaient devenus chrétiens ou zoroastriens retournèrent à leur ancienne foi et se soumirent à son nouveau nom ; ceux qui étaient devenus musulmans étaient obligés de le rester car la peine de mort pesait sur quiconque devenait renégat de cette religion.
Le plus éminent des anciens élèves de Harran fut Thabit ben Qurra (mort en 289 AH), un érudit familier du grec, du syriaque et de l’arabe, qui produisit de nombreux ouvrages sur la logique, les mathématiques, l’astrologie et la médecine, ainsi que sur les rituels et les croyances du paganisme auquel il resta fidèle. Il fut suivi par son fils Abu Sa’id Sinan, ses petits-fils Ibrahim et Abu l-Hasan Thabit, et ses arrière-petits-fils Ishaq et Abu l-Faraj, tous spécialisés en mathématiques et en astronomie.
Il semble qu’il faille associer à Harran Jâbir b. Hayyan un personnage parfaitement historique, mais de date assez incertaine, mais qu’on croit avoir été l’élève du prince omeyyade Khalid, qui s’est distingué par [p. 120] ses recherches en chimie. Plusieurs traités de chimie portent le nom de Jâbir et une grande partie d’entre eux sont probablement tout à fait authentiques. M. Berthelot, dans le troisième volume de sa La chimie au moyen âge (Paris, 1893), a fait une analyse minutieuse des chimistes arabes et regarde l’ensemble de la matière comme pouvant être divisée en deux classes, l’une étant une reproduction des recherches des chimistes grecs d’Alexandrie, l’autre représentant des recherches originales, quoique fondées en premier lieu sur les études alexandrines, et toute cette matière originale, il la considère comme due à l’initiative de Jâbir qui devient ainsi en chimie à peu près ce qu’Aristote était en logique. Berthelot publie dans ce livre six traités qui se réclament de Jâbir et qu’il considère comme représentatifs de toute la chimie arabe, les chercheurs ultérieurs continuant dans la voie tracée par ce premier chercheur. Pendant longtemps le principal objet en vue était la transmutation des métaux, mais plus tard la chimie entre en relation plus étroite avec le travail médical sans jamais perdre le caractère métallurgique que nous impliquons lorsque nous parlons d’« alchimie ». L’objet en vue des étudiants arabes en alchimie ne plaît pas au savant moderne, bien que la possibilité de transmuter des éléments ne soit plus considérée comme le rêve impossible qu’elle paraissait aux chimistes du XIXe siècle [p. 121] : et, en même temps, il est parfaitement clair qu’avec des limitations admises, les chimistes arabes étaient de véritables chercheurs, bien qu’ils ne comprenaient pas correctement les résultats des expériences qu’ils faisaient.
Tous les textes publiés par M. Berthelot commencent par un avertissement selon lequel le contenu doit être tenu strictement secret, et contiennent souvent une déclaration selon laquelle un procédé essentiel est omis afin que l’étudiant non éclairé ne puisse pas mener à bien les expériences, de peur que la production en masse d’or ne devienne un moyen de corrompre toute la race humaine. Sans aucun doute, les chimistes arabes prétendaient avoir acquis la connaissance des moyens de transmuter les métaux les plus vils en or, mais les histoires contiennent diverses références qui montrent que ces affirmations ont été critiquées par de nombreux penseurs contemporains, et qu’un grand nombre d’écrivains arabes considéraient la chimie, telle qu’elle était alors comprise, comme une simple imposture. Il a été noté plus d’une fois que le philosophe al-Farabi, qui croyait fermement qu’il était possible de transformer d’autres métaux en or et a écrit un traité sur la façon de le faire, a lui-même vécu et est mort dans une grande pauvreté, tandis qu’Ibn Sina, qui ne croyait pas à l’alchimie, jouissait d’un confort modeste et aurait pu commander des richesses s’il avait été prêt à l’accepter.
Au cours du Moyen Age, plusieurs traités de Jabir furent traduits en latin, où son nom apparaît sous le nom de Geber, et exercèrent une influence considérable dans la création d’une école occidentale d’alchimie. Bientôt, de nombreux ouvrages alchimiques originaux furent produits en Europe [p. 122] occidentale et une proportion considérable d’entre eux furent publiés sous le nom de Geber, mais ce sont de purs faux. En conséquence, la personnalité de Geber prit un caractère semi-mythique et on a tenté d’expliquer les déclarations diverses et contradictoires sur sa vie et sa mort, ainsi que sur le pays et le siècle où il vécut, en supposant que plusieurs personnes portaient ce nom ; mais le fait semble être qu’il atteignit très tôt une position de grande importance en tant qu’écrivain chimique, et que les siècles ultérieurs lui ont donné naissance à un certain nombre de productions apocryphes. Berthelot considère que les meilleures preuves l’associent à Harran au début du deuxième siècle de l’Hégire.
La chimie arabe reproduit en grande partie le travail des chimistes grecs d’Alexandrie, mais elle avait probablement une strate sous-jacente égyptienne native. J. Ruska (Tabula smaragdina, 1926) considère que le matériel a été transmis du copte à l’arabe, mais ce n’était certainement pas le cas car les textes coptes montrent qu’ils ont été traduits à partir d’originaux arabes.