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Révoltes chiites contre les Abbassides; Idrisides; Zaydites; Imamites; les Duodécimains; théorie constitutionnelle de la Perse moderne; origine des Fatimides; Maymun l’oculiste; plan de la conspiration; les Septénaires; les Qarmates; Ubayd Allah al-Mahdi et fondation de la dynastie fatimide en Afrique du Nord; leur propagation en Égypte et en Syrie; al-Hakim Bi’amrillah; les Druses; les Assassins; Saladin et les Ayyoubides.
Il n’est pas ici question de toutes les innombrables petites révoltes chiites qui suivirent contre les Abbassides. Seules nous intéressent celles qui eurent des effets plus ou moins permanents sur l’État et les États musulmans. La première d’entre elles est celle qui fonda la dynastie des Idrisides. Vers le milieu du deuxième siècle, les Abbassides étaient aux abois. Les cieux eux-mêmes semblaient se mêler au conflit. Les premières années de leur règne avaient été marquées par de grandes pluies d’étoiles filantes, et les deux partis estimaient la fin des temps proche. L’espoir messianique était vivant, et l’on attendait un Mahdi, un guide de Dieu. Telle était depuis longtemps l’attitude des Alides, et les Abbassides commencèrent à ressentir le besoin d’obtenir pour leur règne de fait la sanction d’espoirs théocratiques. En 143, la comète de Halley fut visible pendant vingt jours, et en 147 il y eut de nouveau des pluies d’étoiles filantes. Les Abbassides [35] rendirent solennellement hommage au fils aîné d’al-Mansûr, le calife de l’époque, comme successeur de son père, sous le titre d’al-Mahdi, et on forgea plusieurs dictons attribués au Prophète, qui déterminaient qui serait le Mahdi et quelle sorte d’homme, en des termes qui désignaient clairement cet héritier présomptif. Les Alides, de leur côté, furent poussés à de nouvelles révoltes. Ces soulèvements avaient encore un caractère politique et n’avaient guère de caractère théologique ; ils exprimaient les prétentions à la souveraineté de la maison du Prophète. Lorsque l’un d’eux fut réprimé à Médine en 169, Idris ibn Abd Allah, petit-fils d’al-Hasan, s’enfuit en Afrique du Nord, ce refuge des mécontents politiques, et là, dans la lointaine Volubilis des Romains, dans le Maroc moderne, il fonda un État. Elle dura jusqu’en 375 et implanta fermement l’autorité de la famille de Mahomet dans la moitié occidentale de l’Afrique du Nord. D’autres États alides s’élevèrent à sa place et, en 961, la dynastie des chérifs du Maroc fut établie par un Mahomet, descendant d’un Mahomet, frère du même Abd Allah, petit-fils d’al-Hasan. Cette famille règne toujours au Maroc et revendique le titre de Khalifa du Prophète et de Commandeur des Croyants. Au sens strict, ce sont des chiites, mais leur sectarisme ne pèse pas lourd sur eux ; il est uniquement politique et ils n’ont aucune trace de l’antagonisme religieux violent envers les musulmans sunnites que l’on trouve dans le chiisme persan. [36] En tant qu’adhérents de l’école juridique de Malik ibn Anas, leur Sunna est la même que celle de l’islam orthodoxe. Le Sahih d’al-Bukhari (voir ci-dessous, p. 79) est tenu en particulièrement haute vénération, et une division de l’armée maure porte toujours une copie de celui-ci comme talisman. Ils sont en réalité un morceau du deuxième siècle de l’Hégire cristallisé et survivant jusqu’à notre époque.
Une autre branche chiite qui perdure plus ou moins jusqu’à nos jours est celle des Zaydites d’al-Yaman. Ils furent appelés ainsi en raison de leur appartenance à Zayd, petit-fils d’al-Husayn, et leur secte s’étendit dans le nord de la Perse et le sud de l’Arabie. La branche nord-persane n’a que peu d’importance historique pour notre propos. Pendant environ soixante-quatre ans, à partir de 250, elle occupa le Tabaristan, frappa monnaie et exerça tous les droits souverains ; puis elle tomba devant les Samanides. L’autre branche a une histoire beaucoup plus longue. Elle fut fondée vers 280, à Sa’da dans l’al-Yaman et là, et plus tard à San’a, des imams zaydites y ont régné de temps à autre jusqu’à nos jours. L’emprise turque sur l’Arabie du sud a toujours été minime. Ils ont parfois été complètement expulsés du pays et leur contrôle ne s’est jamais étendu au-delà des limites de leurs postes de garnison. La position de ces Zaydites était beaucoup moins extrême que celle des autres chiites. Ils étaient strictement fatimides, c’est-à-dire qu’ils considéraient que tout descendant de Fatima pouvait être imam. De plus, les circonstances pouvaient justifier l’abandon, pendant un certain temps, d’un tel imam légitime et l’élection à la tête d’un homme qui n’avait pas la même prétention. Ainsi, ils vénéraient Abû Bakr et Omar et considéraient leur califat comme juste, même si Ali était là avec une meilleure prétention. L’élection de ces deux califes avait été à l’avantage de l’État musulman. Certains d’entre eux ont même accepté le califat d’Othman et n’ont dénoncé que ses mauvaises actions. De plus, ils considéraient comme [37] possible qu’il y ait deux imams en même temps, en particulier lorsqu’ils se trouvaient dans des pays très éloignés. Cela provenait apparemment du fait que la secte était divisée entre le nord de la Perse et le sud de l’Arabie. Théologiquement ou philosophiquement – il est difficile de distinguer les deux en Islam – les zaydites étaient accusés de rationalisme. Leur fondateur, Zayd, le petit-fils d’al-Husayn, avait étudié auprès du grand Mu’tazilite, Wasil ibn Ata, dont nous parlerons plus en détail ci-après.
Mais si les Zaydites étaient laxistes dans leur théologie et dans leur théorie de l’État, on ne peut pas en dire autant d’une autre branche des chiites, appelée les Imamites en raison de l’importance qu’ils accordaient à la doctrine de la personne de l’Imam. Pour eux, l’Imam du temps était explicitement et personnellement désigné, Ali par Mahomet et chacun des autres à son tour par son prédécesseur. Mais il était difficile de concilier cette position a priori selon laquelle un Imam devait être désigné, le fait qu’il n’y avait pas d’accord sur l’Imam qui avait été désigné. La succession sacrée fut suivie dans toutes les lignées possibles jusqu’à ce que, des soixante-douze sectes que le Prophète avait prédites pour son peuple, soixante-dix au moins étaient occupées par les seuls Imamites. De plus, le nombre des Imams cachés augmentait constamment ; à chaque génération, les Alides trouvaient commode de se retirer et de faire rapporter leurs propres décès. Deux sectes se formèrent alors : l’une s’arrêta sur l’Alid en question et déclara qu’il était caché par Dieu pour être [38] ramené à sa guise ; l’autre transmit l’imam à la génération suivante. De ce chaos, deux sectes, adhérant à deux séries d’imams, ressortent clairement par leur importance historique. La première est celle des Duodécimains (Ithua‘ashariya), dont la foi est la religion officielle de la Perse moderne. Vers 260 de l’hégire, un certain Muhammad ibn al-Hasan, douzième descendant d’Ali, disparut de la manière que je viens de décrire. La secte qui attendait son retour grandit et prospéra jusqu’à ce que, finalement, avec la conquête de la Perse en 907 de l’hégire (1502 de l’hégire) par les Safawids – une famille d’origine alid qui s’était associée à la sainteté – la Perse devint chiite, et la série des Shahs de Perse commença. La position du Shah est donc essentiellement différente de celle du Khalifa des sunnites. Le Khalifa est le successeur de Mahomet, avec une dignité et une autorité qui lui sont propres ; il est à la fois roi et pontife ; le Shah n’est qu’un simple remplaçant et ne règne que jusqu’à ce que Dieu veuille rendre aux hommes le véritable Imam. Cet Imam existe toujours, bien qu’il soit caché aux yeux des hommes. Le Shah n’a donc strictement aucune autorité légale ; il n’est qu’un gardien de l’ordre public. La véritable autorité légale appartient plutôt aux savants docteurs en religion et en droit. En conséquence, les chiites ont encore des Mujtahids, des théologiens et des légistes qui ont le droit de se former leurs propres opinions, peuvent exposer les sources originales de première main et peuvent revendiquer l’assentiment inconditionnel de leurs disciples. De tels hommes n’existent plus parmi les sunnites depuis le milieu du troisième siècle de l’hégire ; depuis ce temps-là, tous les sunnites ont été [39] contraints de jurer sur les paroles d’un maître ou d’un autre, mort depuis longtemps.
Cette branche des chiites est la seule qui existe encore en grand nombre. La seconde des deux que nous avons mentionnées plus haut est arrivée au pouvoir plus tôt, a eu une carrière plus courte et a maintenant disparu de la scène, ne laissant qu’un mystère historique et deux ou trois sectes fossilisées, à moitié secrètes – d’étranges survivances qui, comme les survivances de la géologie, nous disent quelles étaient les forces vivantes et dominantes dans le monde ancien. Il vaut la peine d’entrer dans quelques détails en récitant son histoire, à la fois pour son propre intérêt romantique et comme exemple des méthodes de propagande chiite. Son succès montre comment l’empire abbasside a été progressivement miné et conduit à sa chute. Il s’agissait en soi de la plus magnifique conspiration, ou plutôt de la plus grande fraude, de toute l’histoire. Pour comprendre sa possibilité et ses résultats, nous devons garder à l’esprit la nature de la race perse et la condition de cette race à cette époque. Hérodote avait entendu dire par ses amis persans qu’une des trois choses qu’on enseignait à la jeunesse perse était de dire la vérité. Il se peut que cela ait été le cas à l’époque d’Hérodote, mais cet enseignement n’a certainement eu aucun effet sur une tendance innée dans la direction opposée ; et il est tout à fait possible que les amis d’Hérodote, en lui donnant cette information, aient aussi donné un exemple [40] de cette tendance. On a déjà raconté des choses curieuses aux voyageurs, mais certainement pas plus curieuses que celle-ci. Comme nous le savons dans l’histoire, le Persan est un menteur né. Il est donc un conspirateur né. Il a une grande vivacité d’esprit, une grande adaptabilité et, à part l’émotion religieuse, aucune conscience. Au troisième siècle de l’Hégire (neuvième siècle après J.-C.), les Perses étaient soit des chiites dévoués, soit de simples incroyants. Les uns feraient tout pour les descendants d’Ali, les autres, tout pour eux-mêmes. Cette seconde classe, en outre, combinerait de préférence faire quelque chose pour eux-mêmes avec faire quelque chose contre l’Islam et les Arabes, les conquérants de leur pays. Voilà pour le principe.
Au début du troisième siècle, vivait à Jérusalem un oculiste persan du nom de Maymun. C’était un homme de haute éducation, professionnel ou autre, sans croyances particulières, qui comprenait son époque. Il avait un fils, Abd Allah, et le prépara soigneusement pour sa carrière. Abd Allah, connu sous le nom d’Abd Allah ibn Maymun, bien qu’il ait pensé à devenir lui-même prophète, vit que le moment n’était pas venu et planifia un projet plus vaste et plus magnifique. Ce ne devait pas être une conspiration ordinaire qui éclaterait au bout de quelques années ou de quelques mois, mais une conspiration qui nécessiterait des générations pour se développer. Elle devait apporter la domination universelle à ses descendants et renverser l’islam et la domination arabe. Elle réussit en grande partie, presque absolument.
Son plan consistait à réunir toutes les classes et tous les partis dans une conspiration sous un seul chef, en promettant à chacun ce qu’il considérait comme le plus désirable. Pour les chiites, ce devait être une conspiration chiite ; pour les kharidjites, elle avait une teinte kharidjite ; pour les nationalistes persans, elle était [41] anti-arabe ; pour les libres penseurs, elle était franchement nihiliste. Abd Allah lui-même semble avoir été un sceptique des plus raffinés. La mise en œuvre de ce plan fut réalisée par un système de grades comme celui de la franc-maçonnerie. Ses émissaires partirent, s’installèrent chacun dans un village et gagnèrent peu à peu la confiance de ses habitants. Une caractéristique marquée de l’époque était l’agitation et l’hostilité générale envers le gouvernement. Il y avait donc un excellent terrain d’action. Pour l’immense majorité de ceux qui y étaient impliqués, la conspiration était exclusivement chiite, et elle a été considérée comme telle par nombre de ses historiens ; mais il est maintenant assez évident à quel point ses principes fondamentaux étaient purement nihilistes. Le premier objectif du missionnaire était d’éveiller le doute religieux dans l’esprit de son sujet en lui signalant des difficultés curieuses et des questions subtiles en théologie. En même temps, il laissait entendre que certains pouvaient répondre à ces questions. Si son sujet se montrait docile et désirait en apprendre davantage, il lui demandait un serment de secret et d’obéissance absolue, ainsi qu’une rétribution – tout à fait selon la mode moderne. Puis il était conduit à travers plusieurs degrés, ébranlant peu à peu sa foi dans l’islam orthodoxe et ses enseignants et l’amenant à croire à l’idée d’un imam, [p. 42] ou guide en matière religieuse, jusqu’au quatrième degré. C’est là que le système théologique se développa et que l’islam, pour la première fois, déserta complètement. Nous avons déjà traité de la doctrine de l’imam caché et de la croyance actuelle de la Perse, selon laquelle le douzième descendant d’Ali se cache et reviendra quand son heure viendra. Mais dans la même lignée, sept Imams avaient été comptés depuis un certain Isma’il disparu, et cet Isma’il fut adopté par Abd Allah ibn Maymun comme son Imam et comme chef titulaire de sa conspiration. C’est pourquoi ses disciples sont appelés Isma’iliens et Septénaires (Sab’iya). L’histoire qui est racontée de la scission entre les Septénaires et les Duodécimains, qui devait se produire, est caractéristique de l’ensemble du mouvement et de la divergence plus large des Septénaires par rapport à l’Islam ordinaire et à ses lois. Le sixième Imam était Ja’far as-Sâdiq (mort en 148 de l’Hégire) ; il désigna son fils Isma’il comme successeur. Mais Isma’il fut trouvé ivre à une occasion, et son père, en colère, passa l’imam à son frère, Musa al-Qazam, qui est par conséquent compté comme septième Imam par les Duodécimains. Un parti, cependant, refusa de reconnaître ce transfert. L’ivresse d’Isma’il, estimaient-ils, était une preuve de sa plus grande spiritualité ; il ne suivait pas la valeur apparente (zahr) de la loi, mais son sens caché (batn). C’est un exemple d’une tendance, forte dans le chiisme, à trouver un sens spirituel supérieur dans la forme extérieure ou verbale de la loi ; et à mesure qu’une secte exaltait Ali, elle s’écartait de l’acceptation littérale du Coran. Les chiites les plus extrémistes, qui avaient tendance à déifier leur imam, étaient connus pour cette raison sous le nom de Batinites ou Innerites. Nous y reviendrons plus loin.
Mais revenons aux sept prophètes : dans la quatrième classe, un raffinement supplémentaire fut ajouté. Tout allait par sept, les prophètes comme les imams. Les prophètes avaient été Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet et Ismaïl, ou plutôt son fils Mahomet, car Ismaïl lui-même était mort du vivant de son père. Chacun de ces [43] prophètes avait eu un assistant. L’assistant d’Adam avait été Seth, celui de Noé, Shem, et l’assistant de Mahomet, le fils d’Ismaïl, était Abd Allah ibn Maymun lui-même. Entre chaque paire de prophètes, il y avait six imams - il faut se rappeler que le monde n’a jamais été laissé sans un imam - mais ces imams n’avaient aucune révélation à faire ; ils étaient seulement des guides vers la vérité déjà révélée. Ainsi, nous avons une série de sept fois sept imams, le premier, puis chaque septième, ayant la dignité supérieure de prophète. Le dernier des quarante-neuf Imams, ce Muhammad ibn Isma’il, est le plus grand et le dernier des prophètes, et Abd Allah ibn Maymun doit lui préparer la voie et l’aider en général. C’est à ce moment-là que l’adepte de ce système cesse d’être musulman. L’idée d’une série de prophètes est authentiquement islamique, mais Muhammad, dans la théologie musulmane, est le dernier des prophètes et le plus grand, et après lui il n’y en aura plus.
Tel était donc le système que ceux qui passaient le quatrième degré apprirent et acceptèrent. La grande majorité ne dépassa pas le niveau, mais ceux qui furent jugés dignes furent admis à trois degrés supplémentaires. Dans ces degrés, leur respect pour les enseignements religieux de toute sorte, doctrinaux, moraux, rituels, fut peu à peu miné ; les Prophètes et leurs œuvres furent dépréciés et remplacés par la philosophie et les philosophes. Le but était de conduire le petit nombre de ceux qui furent admis aux secrets les plus intimes de la conspiration à la même position que son fondateur. [44] On voit quelle arme, ou plutôt quelle machine formidable fut ainsi créée. Chaque homme reçut la quantité de lumière qu’il pouvait supporter et qui convenait à ses préjugés, et on lui fit croire que le but de toute l’œuvre serait d’atteindre ce qu’il considérait comme le plus désirable. Les missionnaires étaient tout pour tous, au sens le plus large du terme, et pouvaient travailler avec un fanatique kharijite qui aspirait aux jours d’Omar, un Arabe bédouin qui n’avait d’autre idée que le pillage, Un Persan poussé à des cris et à des larmes sauvages par la pensée du sort d’Ali, le bien-aimé, et de ses fils ; un paysan qui ne se souciait d’aucune famille ni d’aucune religion, mais souhaitait seulement vivre en paix et être laissé tranquille par les collecteurs d’impôts ; un mystique syrien qui ne savait pas très bien ce qu’il pensait, mais vivait dans un monde de rêves ; ou un matérialiste qui souhaitait éliminer toutes les religions du chemin et donner une chance à l’humanité. Tous étaient des poissons qui tombaient dans leur filet. Ainsi se poursuivit le long semis des graines. Abd Allah ibn Maymun dut fuir à Salamiya en Syrie, y mourut et alla chez lui – s’il eut droit à ce qu’il méritait, aucun n’était désirable – et Ahmad, son fils ou son petit-fils, reprit le travail à sa place. Avec lui, le mouvement tend à émerger, et nous commençons à toucher aux faits [45] et aux dates. Dans le sud de la Mésopotamie – ce qu’on appelle l’Irak arabe – nous voyons apparaître une secte, surnommée les Qarmates, d’après l’un de leurs chefs. En 277 de l’hégire (890-891 après J.C.), ils étaient suffisamment nombreux et connaissaient leur force pour tenir une forteresse et entrer ainsi en rébellion ouverte. Il faut s’en rappeler, c’étaient des paysans, des Nabatéens et non des Arabes, seulement des musulmans par contrainte, et donc ce que nous avons ici est vraiment une jacquerie, ou guerre des paysans. Mais une perturbation de quelque nature que ce soit convenait aux Ismaéliens. De là, le soulèvement s’est étendu à Bahreïn et au sud de l’Arabie, variant dans son caractère selon le caractère du peuple.
Mais un autre événement encore plus important se produisit. Un missionnaire était allé en Afrique du Nord et avait travaillé avec succès parmi les tribus berbères des environs de Constantine, dans l’actuelle Algérie. Ces tribus ont toujours été prêtes à tout changement. Il se présenta comme le précurseur du Mahdi, leur promit le bien des deux mondes et les appela aux armes. Le soulèvement eut lieu en 269 de l’hégire (902 de l’hégire). C’est alors qu’apparut parmi eux Saïd, fils d’Ahmad, fils d’Abd Allah, fils de Maymun l’oculiste ; mais ce n’était pas sous ce nom. Il était désormais Ubayd Allah al-Mahdi lui-même, descendant d’Ali et de Muhammad ibn Isma’il, pour qui ses ancêtres étaient censés avoir œuvré et monté cette conspiration. En 296 de l’hégire (909 de l’hégire), il fut salué comme Commandeur des Croyants, avec le titre d’al-Mahdi. Jusque-là, la conspiration avait réussi. Cette dynastie fatimide, ainsi qu’ils se nommèrent d’après Fatima, leur prétendue ancêtre, la fille de Mahomet, conquit l’Egypte et la Syrie un demi-siècle plus tard et les tint jusqu’en 567 de l’hégire (1171 de l’hégire). Lorsqu’en 317 de l’hégire les Omeyyades de Cordoue réclamèrent également le califat et utilisèrent ce titre, il y eut trois commandants des croyants à la fois dans le monde musulman. Il faut cependant remarquer que la position [46] constitutionnelle de ces Omeyyades était essentiellement différente de celle des Fatimides. Pour les Fatimides, les Abbassides étaient des usurpateurs. Les Omeyyades de Cordoue, d’autre part, soutenaient, comme les Zaydites et certains jurisconsultes du plus haut rang, que, lorsque les pays musulmans étaient si éloignés les uns des autres que l’autorité du souverain de l’un ne pouvait se faire sentir dans l’autre, il était licite d’avoir deux imams, chacun étant un véritable successeur du Prophète. Le bien du peuple de Mahomet l’exigeait, mais l’unité du Califat est la doctrine la plus régulière.
Mais la moitié du travail n’était pas accomplie. L’islam était toujours aussi solide et la conspiration n’avait fait que provoquer un schisme dans la foi, sans l’anéantir. Ubayd Allah se trouvait dans la position délicate d’un côté, de diriger un peuple qui était en grande partie composé de musulmans fanatiques et qui ne comprenait rien à la plaisanterie avec leur religion, et de l’autre, d’être à la tête d’une conspiration visant à détruire cette même religion. Les Syriens et les Arabes avaient apparemment obtenu plus de diplômes que les Égyptiens et les Nord-Africains, et Ubayd Allah se trouvait entre le diable et la mer profonde. Les Qarmates d’Arabie pillèrent les caravanes de pèlerins, prirent d’assaut la ville sainte de La Mecque et, plus terrible encore, emportèrent la pierre noire sacrée. Lorsqu’une énorme rançon leur fut offerte pour la pierre, ils déclinèrent – ils avaient reçu l’ordre de ne pas la renvoyer. Tout le monde comprenait que les ordres venaient d’Afrique. Ubayd Allah jugea donc opportun de leur adresser une lettre publique, les exhortant à devenir [47] de meilleurs musulmans. La rédaction et la lecture de cette lettre devaient être accompagnées de gaieté, en tout cas les Qarmates n’y prêtèrent aucune attention. Ce n’est qu’à l’époque du troisième calife fatimide qu’ils furent autorisés à faire du commerce avec cette pierre. Ils la renvoyèrent alors avec la remarque explicative ou apologétique qu’ils l’avaient emportée sur ordre et la renvoyèrent maintenant sur ordre. Pendant ce temps, la dynastie fatimide poursuivait son cours en Égypte, mais sans détourner le peuple égyptien de l’islam. Pourtant, elle produisit une personnalité étrange et deux sectes, plus étranges encore que la secte à laquelle elle devait elle-même son origine. La personnalité est celle d’al-Hakim Bi’amrillah, qui reste encore aujourd’hui l’un des plus grands mystères que l’on puisse rencontrer dans l’histoire. À bien des égards, il nous rappelle curieusement la folie de la maison julienne ; et, en vérité, un mouvement aussi secret que celui auquel il appartenait, perpétué de génération en génération de père en fils, ne pouvait que laisser une trace dans les esprits. Il faut se rappeler que le calife de l’époque n’était pas toujours nécessairement le chef de la conspiration, ni même pleinement initié à celle-ci. Dans la dernière partie du règne fatimide, nous trouvons des traces distinctes d’un tel pouvoir derrière le trône, constitué, comme on peut l’imaginer, [48] de descendants et d’élèves de ceux qui avaient été pleinement initiés dès le début et avaient franchi tous les degrés. Dans le cas d’al-Hakim, il est même possible de retracer dans une certaine mesure le développement de son initiation. Pendant la première partie de son règne, il était fanatiquement musulman et chiite. Il persécutait alternativement les chrétiens et les juifs, puis les orthodoxes et les chiites. Dans la dernière partie, il y eut un changement. Il avait, semble-t-il, atteint un point d’indifférence philosophique, car les persécutions contre les chrétiens et les juifs cessèrent, et ceux qui avaient été forcés d’embrasser l’islam furent autorisés à retomber dans l’islam. Cette dernière fut sans équivalent jusqu’en 1844, lorsque Lord Stratford de Redcliffe arracha à la Porte la concession qu’un musulman qui apostasiait au christianisme ne devait pas être mis à mort. Mais, mêlée à cette indifférence, apparut un développement étrange mais régulier de la doctrine chiite. Certains de ses disciples commencèrent à proclamer ouvertement que la divinité s’incarnait en lui, et il était évident qu’il l’acceptait et le croyait lui-même. Mais le peuple égyptien ne voulut rien entendre, et les innovateurs trop téméraires durent fuir. Certains se rendirent au Liban et y prêchèrent aux tribus indigènes des montagnes. Le résultat de leurs travaux [49] est la population druze d’aujourd’hui, qui vénère encore al-Hakim et attend son retour pour annoncer la fin de toutes choses. Finalement, al-Hakim disparut dans la nuit du 12 février 1021, laissant un mystère non lu jusqu’à ce jour. Qu’il ait été assassiné et pourquoi, ou qu’il ait disparu de son plein gré et pourquoi, nous n’avons aucun moyen de le dire. Notre hypothèse dépendra de notre lecture de son caractère. Il est certain qu’il était un dirigeant de type autocratique, qui a introduit de nombreuses réformes, dont la plupart étaient incompréhensibles pour les gens de son époque et qu’ils ont donc présentées à tort comme de simples caprices d’un tyran, et dont beaucoup, par notre ignorance, nous restent encore obscures. Si nous pouvons imaginer un homme aussi fort, doté d’une forte personnalité et désireux du bien de son peuple, mais avec une touche de folie dans le cerveau, jeté ainsi au milieu de ses sujets orthodoxes et d’un gouvernement intérieur totalement incrédule, nous aurons peut-être la clé des histoires étranges racontées à son sujet.
Un autre produit de cette conspiration, et le dernier auquel nous ferons référence, est la secte connue sous le nom des Assassins, dont le Grand Maître était un nom de terreur pour les Croisés sous le nom de « Vieux de la Montagne ». Elle aussi fut fondée, et apparemment dans un but de vengeance personnelle, par un Persan qui avait commencé comme chiite et qui avait fini comme rien. Il vint en Égypte, étudia auprès des Fatimides – ils avaient fondé au Caire une grande école de science – et revint en Perse comme agent pour poursuivre leur propagande. Ses méthodes étaient les mêmes que les leurs, avec une différence. Il s’agissait de réduire l’assassinat à un art raffiné. De son nid d’aigle d’Alamut – telle est la signification du nom – et plus tard de Masyaf au Liban et d’autres forteresses de montagne, lui et ses successeurs répandirent la terreur en Perse et en Syrie et ne furent finalement éradiqués que par le déluge mongol sous Hulagu au milieu du VIIe siècle de l’Hégire (XIIIe siècle après J.-C.). Il reste encore des vestiges de cette secte en Syrie et en Inde, et encore en 1866 un juge anglais de Bombay eut à trancher un cas de succession contestée selon la loi des Assassins. Finalement, la dynastie fatimide elle-même tomba devant le Kurde, Salah ad-Din, le Saladin de nos annales, et l’Egypte redevint orthodoxe.