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Le problème des Abbassides; la Maison de Barmak; l’effondrement de l’empire; les Prétoriens de Bagdad; les Buwayhides; la situation du Calife sous eux; les Saljuqs; les possibilités de développement sous eux; les Mongols et la fin des Abbassides; les Abbassides égyptiens; les Sultans ottomans, leurs héritiers; théorie du Calife; la situation moderne; les signes de souveraineté pour les musulmans; les cinq fondements de la revendication du Sultan ottoman; les conséquences pour le Sultan; les autres constitutions musulmanes; les Chiites; les Ibadites; les Wahhabites; la Confrérie des as-Sanusi.
Il nous faut maintenant revenir aux Abbassides, dont nous avons laissé l’empire s’écrouler. Ce fut un coup de politique astucieux de la part de son fondateur que de placer la nouvelle capitale, Bagdad, sur le Tigre, juste entre la Perse, la Syrie et l’Arabie. Car le seul espoir de pérennité de l’empire résidait dans la fusion de ces deux entités. Pendant une courte période, entre les mains des premiers dirigeants vigoureux, et surtout pendant les cinquante années de la direction de la maison de Barmak – des Perses qui s’étaient alliés aux Abbassides et les avaient soutenus jusqu’à ce que la folie de Haroun ar-Rashid les renverse – cette politique sembla réussir ; mais, de même que l’empire de Charlemagne s’effondra sous ses fils, celui d’al-Mansur et d’al-Ma’mun fit de même. Les tribus Bedawi retombèrent dans [51] le désert et dans le chaos de la vie préislamique. Comme l’a fait remarquer le grand historien philosophe Ibn Khaldoun, les Arabes sont par nature incapables de fonder un empire, sauf s’ils sont unis par un enthousiasme religieux, et sont de tous les peuples les moins capables de gouverner un empire une fois fondé. Après les premiers Abbassides, c’est une erreur fatale de considérer les dynasties musulmanes comme arabes ou de parler de la civilisation musulmane comme arabe. Les peuples conquis ont vaincu leurs conquérants. Le nationalisme persan s’est réaffirmé et, dans des dynasties autochtones indépendantes, ont secoué le joug arabe. Ces dynasties étaient principalement chiites ; le chiisme, en grande partie, est la révolte des Aryens contre le monothéisme sémitique. Le processus dans tout cela a été graduel mais certain. Les gouverneurs des provinces se sont révoltés et sont devenus semi-indépendants. Parfois, ils ont reconnu une souveraineté obscure du calife, en faisant figurer son nom sur leurs pièces de monnaie et dans les prières du vendredi ; parfois ils ne l’ont pas fait. À d’autres moments, ils étaient, ou prétendaient être, des Alides, et lorsque les Alides se révoltaient, ils se révoltaient de manière absolue. Pour eux, c’était une question de conscience. En fin de compte, même dans sa propre Cité de la Paix ou dans son propre palais, le calife n’était [52] pas le maître. Comme à Rome, à Bagdad, une garde du corps de mercenaires assumait le contrôle et leur chef était de facto le souverain. Plus tard, de 320 à 447 de l’hégire (932-1055 après J.-C.), le calife sunnite se retrouva sous la tutelle et la garde des Buwayhides chiites. Ils occupèrent Bagdad à partir de 334. Mais une curieuse valeur spirituelle – nous ne pouvons pas la qualifier d’autorité – resta aux mains des successeurs obscurs de Mahomet. Les princes musulmans, même dans la lointaine Inde, ne se sentaient pas tout à fait en sécurité sur leur trône s’ils n’avaient pas été solennellement investis par le calife et n’avaient pas reçu le titre qui leur convenait. Ces mêmes dirigeants au pouvoir desquels reposait la vie du calife cherchaient à obtenir de lui l’approbation de leur règne. Il y eut un temps où l’on pouvait espérer que l’unité fatale de l’islam théocratique serait brisée et qu’un dualisme prometteur de développement par le conflit – comme la rivalité entre le pape et l’empereur qui maintenait l’Europe en vie et empêchait l’État et l’Église de tomber dans la décrépitude – pourrait se développer ; que le calife pourrait devenir un dirigeant purement spirituel doté de fonctions propres, gouvernant en subordination mutuelle et en autorité coordonnée aux côtés d’un sultan temporel. Les Buwayhides étaient chiites et se contentaient [53] de tolérer, pour des raisons d’État, les impiétés des califes sunnites. Mais en 447 (1055 après J.-C.), Tughril Beg, le Saljuq, entra à Bagdad, fut proclamé sultan des musulmans et libéra le calife du joug chiite. En 470, toute l’Asie occidentale, des frontières de l’Afghanistan à celles de l’Égypte et de l’Empire grec, était saljuq. Avec le sultan saldjoukide comme empereur et le calife comme pape, l’État musulman pouvait entrer dans une phase de croissance saine par le conflit. Mais cela ne devait pas se produire. Ni l’État ni l’Église ne saisirent cette grande opportunité et l’expérience fut finalement et définitivement interrompue par le déluge mongol. Lorsque le grand sultanat suivant, celui des Turcs ottomans, apparut, il prit également entre ses mains les rênes du calife. C’est ce qui aurait pu se passer dans l’islam, construit sur l’histoire réelle de l’Europe. La situation qui s’est effectivement produite dans l’islam peut nous devenir plus claire si nous pouvons imaginer qu’en Europe les vastes plans de Grégoire VII aient été réalisés et que le pape soit devenu le chef temporel et spirituel du monde chrétien. Une telle situation aurait été similaire à celle du monde de l’islam à ses débuts, pendant quelques années sous la dynastie des Omeyyades, lorsque le seul souverain temporel et spirituel régnait de Samarcande à l’Espagne. Nous pouvons alors imaginer comment la vaste structure d’un tel système impérial s’est effondrée sous son propre poids. Sous des prétentions contradictoires de légitimité, un antipape surgit et le grand schisme commença. Par la suite, le processus de désintégration fut encore plus rapide. Des provinces se soulevèrent et se séparèrent de chaque pape rival. Des royaumes se formèrent et leurs souverains se proclamèrent lieutenants du souverain pontife et demandèrent à lui leur investiture. Enfin, les États de l’Église elle-même - tout ce qui lui restait - passèrent sous la domination de l’un de ces princes et le pape était, à toutes fins pratiques, prisonnier dans son propre palais. Cependant, la souveraineté du calife n’était pas une simple fiction juridique, pas plus que celle du pape ne l’aurait été dans le parallèle que nous venons d’esquisser. Les princes musulmans crurent devoir chercher auprès de lui une reconnaissance spirituelle, tout comme Napoléon Ier jugea prudent de se faire couronner par Pie VII.
Mais une vague allait bientôt déferler et balayer toutes ces formes. Elle arriva avec les Mongols sous Hulagu, qui passa de la destruction des Assassins à celle de Bagdad et du califat. En 656 de l’hégire (1258 après J.C.), la ville fut prise et la fin des Abbassides était arrivée. Un oncle du califat régnant s’échappa et se réfugia en Égypte, où le sultan mamelouk le reçut et lui accorda une [54] cour spirituelle et une reconnaissance ecclésiastique. Il trouvait bon d’avoir un califat à lui pour toute question de légitimité. Le nom avait pourtant tant de valeur. Finalement, en 1517, le règne des Mamelouks tomba aux mains des Turcs ottomans, et l’histoire qu’ils racontent est que le dernier Abbasside, à sa mort en 1538, céda ses droits à leur sultan, Sulayman le Grand. Depuis lors, le sultan ottoman de Constantinople a prétendu être le calife de Mahomet et le chef spirituel du monde musulman.
Tel fut le sort des Commandeurs des Croyants. Nous avons suivi leur parcours long et tortueux, plein de confusions et de complications. Si l’on laisse de côté le parti légitimiste, on peut résumer le tout en un mot. La position théorique était que l’imam, ou chef, devait être élu par la communauté musulmane, et cette position n’a jamais été, théoriquement, abandonnée. Chaque nouveau souverain ottoman est solennellement élu par les oulémas, ou canonistes et théologiens de Constantinople. Sa souveraineté temporelle lui vient du sang ; en conférant cette souveraineté spirituelle, les oulémas agissent en tant que représentants du peuple de Mahomet. Ainsi, la position théorique était susceptible de nombreuses modifications dans la pratique. La communauté musulmane se résumait en peuple de la capitale, en garde du corps du calife défunt et, enfin, comme aujourd’hui, en gardiens particuliers de la foi. Parmi les Ibadites, la position semble avoir été dès le début que seuls les savants en droit pouvaient [55] agir en qualité d’électeurs. Parallèlement à cela, la doctrine s’est développée selon laquelle il était du devoir du peuple de reconnaître un fait accompli et de rendre hommage à un usurpateur victorieux, jusqu’à ce qu’un autre encore plus victorieux apparaisse. Ils avaient appris qu’il valait mieux avoir un mauvais dirigeant que pas de dirigeant du tout. Ce fut la fin de la démocratie de l’Islam.
Enfin, il serait peut-être bon de donner un aperçu de la question constitutionnelle telle qu’elle se pose aujourd’hui. Le plus grand des sultans de l’islam est sans aucun doute l’empereur des Indes. Sous son règne se trouvent beaucoup plus de musulmans que sous celui de tout autre. Mais la théorie de l’État musulman n’a jamais envisagé la possibilité que des musulmans vivent sous le règne d’un incroyant. Pour eux, le monde est divisé en deux parties, l’une est Dar al-Islam, le lieu de résidence de l’islam, et l’autre est Dar al-harb, le lieu de la guerre. En fin de compte, Dar al-harb doit disparaître dans Dar al-Islam et le monde entier devenir musulman. Ces noms indiquent avec suffisamment de clarté quelle est l’attitude des musulmans envers les non-musulmans. Cependant, la question de savoir si le djihad, ou la guerre sainte, peut être lancé sans provocation contre un Dar al-harb est encore controversée parmi les canonistes. Une chose est sûre, il doit y avoir une perspective raisonnable de succès pour justifier un tel mouvement ; la vie des musulmans ne doit pas être sacrifiée. De plus, la nécessité de l’affaire, en particulier en Inde, a fait [56] émerger la doctrine selon laquelle tout pays dans lequel les usages particuliers de l’Islam sont protégés et ses prescriptions, même certaines d’entre elles, suivies, doit être considéré comme Dar al-Islam et le Jihad à l’intérieur de ses frontières est interdit. Nous pouvons cependant douter que cette doctrine puisse freiner les musulmans indiens dans une certaine mesure si une bonne occasion de mener un Jihad se présentait réellement. Les chiites, on peut le remarquer, ne peuvent pas du tout entreprendre un Jihad avant que l’Imam caché ne revienne et ne dirige leurs armées.
Les deux signes de souveraineté pour les musulmans sont que le nom du souverain doit figurer sur la monnaie et que l’on prie pour lui dans le sermon du vendredi (khutba). En Inde, la coutume semble être de prier pour « le souverain de l’époque » sans le nommer ; chaque fidèle peut alors l’appliquer comme il le souhaite. Mais il s’est insinué dans quelques mosquées une coutume de prier pour le sultan ottoman en tant que calife ; le gouvernement anglais ne s’occupe guère de ces choses jusqu’à ce qu’il y soit contraint, et cette coutume va sans doute se répandre. Le sultan ottoman est certainement le deuxième plus grand après l’empereur de l’Inde et semble, en tant que musulman dirigeant des musulmans, avoir une position inattaquable. Mais dans son cas, des questions constitutionnelles difficiles et ambiguës peuvent également être soulevées. Il revendique le califat, comme nous l’avons vu, depuis 1538, mais cette revendication est fragile et entraîne des responsabilités gênantes. Comme on le dit aujourd’hui, elle repose sur cinq fondements. Premièrement, le droit de fait ; Le Sultan ottoman a gagné son titre par l’épée et le détient par l’épée. Deuxièmement, l’élection ; cette forme a déjà été décrite. Troisièmement, la nomination par le dernier Calife abbasside d’Egypte ; ainsi Abu Bakr nomma Omar pour lui succéder, et le précédent [p. 57] est tout dans l’Islam. Quatrièmement, la possession et la garde des deux Harams, ou Cités Sacrées, La Mecque et Médine. Cinquièmement, la possession de quelques reliques du Prophète sauvées du sac de Bagdad et remises au Sultan Salim, lors de sa conquête de l’Egypte, par le dernier Abbasside. Mais tout cela se brise contre le fait établi que les traditions absolument acceptées du Prophète affirment que le Calife doit être de la famille de Quraysh ; tant qu’il en restera deux de cette tribu, l’un doit être Calife et l’autre son assistant. Pourtant, ici, comme partout, le principe de l’Ijma, l’Accord du peuple musulman, (voir p. 105) entre en jeu et il faut en tenir compte. Ces traditions sont probablement l’expression concrète d’un accord populaire. Le calife lui-même est fondé sur l’accord. Les canonistes l’expriment ainsi : Les Imamites et les Ismaéliens considèrent que la nomination d’un chef incombe à Dieu. La seule différence est que les Imamites disent qu’un chef est nécessaire pour maintenir les lois intactes, alors que les Ismaéliens le considèrent comme essentiel pour donner des instructions sur Dieu. Les Kharijites, d’un autre côté, ne reconnaissent pas la nécessité fondamentale d’un imam ; il est seulement autorisé. Certains d’entre eux pensaient qu’il devait être nommé en temps de troubles publics pour mettre fin aux troubles, donc une sorte de dictateur ; d’autres, en temps de paix, car c’est [58] seulement alors que le peuple peut s’accorder. Les Mu‘tazilites et les Zaydites pensaient qu’il appartenait à l’homme de nommer, mais que cette nécessité était basée sur la raison ; les hommes avaient besoin d’un tel chef. Pourtant, certains Mu‘tazilites enseignaient que la base était en partie la raison et en partie l’obéissance à la tradition. Les sunnites, eux, soutiennent que la désignation d’un imam incombe aux hommes et que la base est l’obéissance à la tradition de l’accord du monde musulman depuis les temps les plus anciens. La communauté musulmane a peut-être disputé sur la personne à désigner, mais elle n’a jamais douté que le maintien de la foi dans sa pureté exigeait un leader et qu’il incombait donc aux hommes d’en nommer un. La base est l’ijma, l’accord, et non l’Écriture ou la tradition de Mahomet ou une analogie basée sur ces deux.
Il ressort de ceci que le fondement de facto de la revendication du sultan ottoman est le meilleur. La communauté musulmane doit avoir un chef, c’est le plus grand musulman qui gouverne les musulmans, il revendique le leadership et le détient. Si la domination anglaise devenait musulmane, les musulmans s’y rallieraient. Le fondement de l’élection ne vaut rien, la nomination ne vaut guère plus, sauf pour les antiquaires ; la possession des reliques prophétiques est un sentiment qui n’a de poids que sur la foule ; aucun canoniste ne l’insisterait sérieusement. La garde des deux Harams est précaire. Un revers turc en Syrie retirerait tous les soldats turcs d’Arabie et les grandes familles chérifiennes de la Mecque, toutes du sang du Prophète, proclameraient un calife parmi elles. A l’heure actuelle, seule la garnison turque les tient en échec.
Mais un calife a des responsabilités. Il ne peut absolument pas devenir un monarque constitutionnel au sens où nous l’entendons. Il gouverne selon la loi – la loi divine – et le peuple peut le destituer s’il la viole ; mais il ne peut pas créer à côté de lui une assemblée constitutionnelle et lui donner des droits contre lui-même. Il est le successeur de Mahomet [59] et doit gouverner, dans certaines limites, en monarque absolu. Le calife moderne est si impossible, si gigantesques sont ses responsabilités. Les millions de musulmans chinois se tournent vers lui et vers tous les musulmans d’Asie centrale ; les musulmans de l’Inde qui ne sont pas chiites se tournent également vers lui. De même, en Afrique et partout dans le monde où le peuple de Mahomet est allé, leurs yeux se tournent vers le Bosphore et le Grand Sultan. C’est ce qu’on a appelé le mouvement panislamique moderne ; c’est un fait moderne.
Nous avons déjà vu la situation des autres sectes musulmanes. Parmi les dirigeants chiites, il y a les Imamites en Perse, les Zaydites dispersés encore dans le sud de l’Arabie et fugitifs en Afrique, d’étranges groupes secrets d’Ismaéliens - Druses, Nusayrites, Assassins - qui se maintiennent encore dans les recoins des montagnes, oubliés du monde ; les plus anciens de tous, les Sharifs du Maroc, qui sont sunnites et qui sont antérieurs à toutes les différences théologiques, ne se tenant que par le sang du Prophète. A Zanzibar, Ouman et le Mzab en Algérie sont les descendants des Kharijites. Il est probable que, quelque part ou ailleurs, il existe des descendants fossilisés de chaque secte qui a jamais surgi, soit pour troubler la paix de l’Islam, soit pour le sauver de la décrépitude scolastique et de la mort. Les insurrections et les hérésies ont leurs propres utilités.
Il ne reste plus qu’à mentionner deux mouvements modernes qui ont profondément marqué l’Islam d’aujourd’hui. Le mouvement panislamique, évoqué plus haut, s’efforce autant que tout autre de rapprocher le monde musulman de la science et de la pensée du monde chrétien, en rassemblant tous les peuples musulmans en même temps autour du Sultan ottoman comme chef spirituel [p. 60] et en s’attachant fermement au noyau de l’Islam. C’est un mouvement de réforme dont la tendance est en avant. Les deux autres, auxquels nous arrivons maintenant, sont également des mouvements de réforme, mais leur tendance est en arrière. Ils se tournent vers les bons vieux jours de l’Islam primitif et tentent de les restaurer.
La première étape est celle des Wahhabites, ainsi nommés d’après Muhammad ibn Abd al-Wahhab (l’esclave du bienfaiteur), son fondateur, originaire du Najd, en Arabie centrale, décédé en 1787. Son but était de ramener l’islam à sa pureté primitive et d’éliminer tous les usages et croyances qui s’étaient élevés pour obscurcir son monothéisme absolu. Mais les tentatives de réforme de l’islam n’ont jamais abouti à autre chose qu’à la fondation de nouvelles dynasties. Elles peuvent commencer par un saint réformateur, mais à la première ou à la deuxième génération, il y a forcément un disciple conquérant ; la religion et le pouvoir vont de pair, et celui qui s’immisce dans l’une doit ensuite s’emparer de l’autre. La troisième étape est l’extinction de la nouvelle dynastie et la disparition de son parti en une secte plus ou moins secrète, dont la vitalité est à nouveau orientée vers les voies religieuses. Les Wahhabites ne font pas exception. Leur domination s’étendait du golfe Persique à la mer Rouge, touchait al-Yaman et Hadramaout et comprenait certains districts du Pachalik de Bagdad. C’était au début du XIXe siècle ; mais aujourd’hui, après de nombreux changements dynastiques, la domination des wahhabites proprement dits a presque cessé, [61] bien que les Turcs n’aient pas gagné de nouveaux points d’appui au Najd. Là, une dynastie arabe indigène a surgi, qui est libre de tout contrôle turc à tous égards, et a son siège à Ha’il. Mais le zèle des wahhabites a donné une impulsion à la réforme dans le corps général des musulmans qui n’est pas encore, loin s’en faut, éteinte. En Inde surtout, leurs opinions ont été largement répandues par les missionnaires, et à un moment donné, on a eu une grave crainte d’une insurrection wahhabite. Mais les partis morts de l’islam se lèvent rarement, et la vie du wahhabisme s’est transmise à l’ensemble de l’Église musulmane. Politiquement, cela a échoué, mais l’esprit de réforme demeure et a sans aucun doute influencé le deuxième mouvement de réforme auquel nous arrivons maintenant.
Il s’agit de la confrérie des Sanusi, fondée en 1837 par Muhammad ibn Ali as-Sanusi dans le but de réformer et de propager la foi. La tendance à s’organiser a toujours été forte parmi les Orientaux, et dans l’islam lui-même, comme nous l’avons vu, des sociétés secrètes de conspiration et d’insurrection se sont développées dès les temps les plus reculés. Mais, à côté de ces organisations douteuses, le sentiment religieux s’est aussi exprimé dans des confréries qui correspondent étroitement aux ordres monastiques d’Europe, à ceci près qu’elles étaient, et sont encore, autonomes et n’avaient d’autre relation que celle de sentiment avec le chef de la foi musulmane. Ces ordres de darwishes ont plutôt été enclins à des hérésies de type mystique et panthéiste plutôt qu’à développer et à soutenir la théologie sévèrement scolastique de l’islam orthodoxe. C’est un aspect du mahométisme dont nous aurons à traiter en détail ci-après. En attendant, il suffit de dire que la confrérie d’as-Sanusi est l’un des ordres darwishes, mais se distingue de tous ses prédécesseurs par son caractère sévèrement réformateur [62] et puritain. Elle a repris la tâche des wahhabites et résout le même problème d’une manière quelque peu différente. Ses principes sont du monothéisme le plus strict ; tous les usages et idées qui ne s’accordent pas avec leurs vues sur la lettre exacte du Coran sont interdits. Le chef actuel de la confrérie, le fils du fondateur, qui mourut lui-même en 1859, prétend être le Mahdi et a établi un État théocratique à Jarabub, dans le Sahara oriental, entre l’Égypte et Tripoli. La maison mère de l’ordre se trouve là-bas, et de là des missionnaires sont partis et ont établi d’autres maisons dans toute l’Afrique du Nord et au Maroc et loin dans l’intérieur. Le chef lui-même s’est récemment retiré plus loin dans le désert. Il existe aussi un centre important à La Mecque, où les pèlerins et les Bédawis sont intégrés en grand nombre dans l’ordre. De La Mecque, ces frères retournent chez eux dans tout le monde musulman, et l’ordre est réputé particulièrement populaire dans l’archipel malais. Ainsi, un imperium in imperio a surgi dans l’islam, avec des ramifications énormes. Tous les frères de tous les degrés – car, tout comme dans les ordres monastiques d’Europe, il y a des membres actifs et des membres laïcs – révèrent et obéissent aveuglément au Chef dans son oasis inaccessible du désert africain. Là, il œuvre pour le but, et il ne fait aucun doute que ce sera ce but. Tôt ou tard, l’Europe – en premier lieu l’Angleterre en Égypte et la France en Algérie – devra faire face à l’éclatement de cette tempête. Car ce Mahdi est [63] différent de celui de Khartoum et du Sud-Soudan en ce qu’il sait comment gouverner et attendre ; pendant des années, il a rassemblé des armes et des munitions, des hommes et des femmes pour le grand Jihad. Quand ses plans seront prêts et son heure venue, un nouveau chapitre s’ouvrira dans l’histoire de l’Islam, un chapitre qui fera oublier même la récente éruption volcanique en Chine. Il appartiendra alors au Sultan ottoman de l’époque de montrer ce que lui et son Khalifat valent. Il devra décider s’il veut se rallier au Mahdi de l’ancien Islam et au rêve d’un millénaire musulman, ou se tourner hardiment vers des choses nouvelles et amener le Successeur et le Peuple de Mahomet à rejoindre le monde civilisé.