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L’essor et la propagation des confréries darwiches, la survie et la tradition de la doctrine hanbalite, Abd ar-Razzaq, Ibn Taymiya, ses attaques contre le culte des saints et contre les mutakallims, ash-Sha’rani et son époque, les mouvements modernes, le wahhabisme et l’influence d’al-Ghazzali, les possibilités du présent.
NOS sources commencent à devenir de plus en plus rares, et nous devons parcourir de longs intervalles de temps et passer sans liens d’un nom à l’autre. Les recherches préliminaires manquent aussi dans une large mesure, et il est possible que les siècles que nous allons simplement évoquer n’aient été témoins que de développements moins importants que ceux dont nous avons déjà traité. Mais cela n’est pas probable, car lorsque, après un long silence, le rideau se lèvera pour nous au XIIe siècle musulman, nous ne trouverons à l’œuvre que les éléments et les conditions dont nous avons maintenant exposé la naissance et le développement.
Dans notre rapide parcours, un nom mérite au moins d’être mentionné : c’est celui d’Omar ibn al-Farid, le plus grand poète qu’ait produit la mystique arabe. Il naquit au Caire en 586, vécut quelque temps à la Mecque et mourut au Caire en 632. Il n’a été le chef d’aucun mouvement nouveau ni d’aucun progrès, mais l’Orient chérit encore sa mémoire et ses poèmes.
Nous avons déjà signalé (p. 177) les débuts des confréries darwiches et la fondation de monastères ou khanqahs. Pendant la période que nous venons [267] de parcourir, ces confréries reçurent un essor considérable et durable. Les ascètes et les walis les plus anciens rassemblèrent autour d’eux des groupes de disciples personnels et leurs élèves perpétuèrent leurs noms. Mais il fallut longtemps, semble-t-il, avant que des corporations définies ne soient fondées dans le but précis de perpétuer la mémoire de leurs maîtres. L’une des premières de ces confréries semble avoir été la confrérie des darwiches qadirites, fondée par Abd al-Qadir al-Jilani, qui mourut en 561 à Bagdad, où l’on fait encore des pèlerinages à son sanctuaire. De même, la confrérie rifa’ite fut fondée à Bagdad par Ahmad ar-Rifa’a en 576. Une autre confrérie fut celle des Shadhilites, du nom de leur fondateur, ash-Shadhili, mort en 656. Une autre encore est celle des Badawites, dont le fondateur fut Ahmad al-Badawi (mort en 675) ; son sanctuaire à Tanta en Basse-Egypte est encore l’un des lieux de pèlerinage les plus populaires. De même, l’ordre des darwiches naqshbandites fut fondé par Muhammad an-Naqshbandi, mort en 791. Parmi les Turcs, l’ordre religieux de loin le plus populaire est celui des Mawlawites, fondé par le grand poète mystique persan, Jalal ad-Din ar-Rumi (mort en 672), dont le Mesnevi est lu dans tout l’Islam. Ces confréries et beaucoup d’autres, surtout celles qui datent de plus tard, existent encore. D’autres, une fois fondées, ont disparu. Ainsi, Ibn Sa’bin, bien qu’il ait été entouré de disciples qui, [268] pendant un certain temps après sa mort, perpétuèrent l’ordre des Sab’inites, ne semble plus avoir personne pour lui rendre hommage. Il en est de même d’un certain 'Adi al-Haqqari qui fonda un cloître près de Mawsil et mourut vers 558. Il est significatif qu’al-Ghazzali, bien qu’il ait fondé un cloître pour les soufis à Tus et qu’il y ait enseigné et gouverné lui-même, n’ait laissé derrière lui aucun ordre. Apparemment, à son époque, le mouvement vers des corporations continues n’avait pas encore commencé. Il est vrai qu’il existe actuellement des confréries darwiches qui prétendent descendre des célèbres ascètes et walis, Ibrahim ibn Adham (mort en 161), Sari as-Saqati (mort en 257) et Abu Yazid al-Bistami (mort en 261), mais on peut sérieusement douter qu’elles puissent présenter une généalogie solide. La légende du Cheikh Ilwan, qui aurait fondé le premier ordre en 49, peut être rejetée sans risque. Il est significatif que les Awlad Ilwan, fils d’Ilwan, comme on appelle ses disciples, forment une secte des Rifa’ites. De plus, de même que les soufis ont revendiqué pour eux tous les premiers musulmans pieux, et en particulier les dix à qui Mahomet a fait une promesse spécifique du Paradis (al-ashara al-mubashshara), de même ces confréries sont attribuées dans leur origine et placées sous la tutelle des premiers califes, et, en Egypte du moins, un descendant direct d’Abou Bakr détient l’autorité sur tous leurs ordres.
Dans ces ordres, tous sont des darwishes, mais seuls ceux qui ont reçu de Dieu des pouvoirs miraculeux sont des walis. Ceux d’entre eux qui sont des frères mendiants sont des faqirs. Ils se situent sous une hiérarchie élaborée qui s’échelonne en dignité et en sainteté, depuis le Qutb, ou Axis, qui erre souvent invisible et toujours inconnu du monde, à travers les terres en accomplissant les devoirs de sa fonction et qui a une station préférée sur le toit de la Ka‘ba, en passant par ses naqibs ou assistants, jusqu’au plus [269] petit faqir. Mais les membres de ces ordres ne sont pas exclusivement des faqirs. Toutes les classes sont enrôlées comme, dans un sens, des adhérents laïcs. Certains métiers affectent certaines confréries ; en Égypte, par exemple, les pêcheurs sont presque tous des Qadirites et marchent en procession le jour de leur fête, portant des filets colorés en guise de bannières. Il en est de même pour les ordres monastiques d’Europe, mais le musulman n’attend pas d’être mourant pour revêtir les habits d’Ahmad al-Badawi ou d’ash-Shadhili.Enfin, il convient de faire encore référence au dernier et plus important de tous ces ordres, la confrérie militante d’as-Sanusi.
Nous voici revenus à l’époque d’al-Iji et d’at-Taftazani, où la philosophie est définitivement descendue du trône et est devenue la servante et la défenseuse de la théologie. A partir de ce moment, les deux forces indépendantes en jeu sont la révélation du mystique (kashf) et la tradition (naql). La raison (aql) n’a plus d’autre rôle que de prouver la possibilité d’une doctrine donnée. Cela fait, sa vérité réelle est prouvée par la tradition. Ces deux forces, kashf et naql, dominent donc le terrain, et l’histoire de la théologie musulmane depuis ce moment jusqu’à nos jours est l’histoire de leurs conflits. Les mystiques sont accusés d’hérésie par les traditionalistes. Les traditionalistes sont accusés par les mystiques de formalisme, d’hypocrisie et, surtout, d’incapacité à argumenter logiquement. Les deux accusations sont certainement vraies. Aucune barrière fine sur la personnalité ne peut dissimuler le fait que le mysticisme musulman est un simple panthéisme de type plotinien, les individus étant des [270] émanations de l’Un. D’un autre côté, le formalisme des traditionalistes ne peut guère être exagéré. Ils passent presque entièrement à la catégorie des canonistes, ce qui leur vaut le beau sarcasme d’al-Ghazzali, qui demandait aux faqihs de son époque quelle valeur pouvait apporter à l’au-delà l’étude de la loi coranique sur l’héritage ou d’autres choses du même genre. La tradition (hadith), au sens exact des paroles et des actes de Mahomet, passe au second plan, et le fiqh, les systèmes construits sur elle par des générations de juristes, depuis les quatre maîtres jusqu’aux plus bas, prend sa place. Là encore, l’accusation de raisonnement illogique est tout à fait fondée. L’habitude de subdivisions sans fin privait l’esprit des canonistes de toute latitude, et leur dévotion au principe de l’acceptation sur autorité (taqlid) affaiblissait leur sens de l’argumentation. Il est vrai, en outre, que les mystiques, tels qu’ils étaient, avaient hérité de toute la philosophie restée dans l’Islam, et étaient ainsi devenus les représentants de la vie intellectuelle. Ils avaient un tel avantage sur leurs adversaires plus orthodoxes. Mais la vie intellectuelle chez eux, comme chez les premiers philosophes, restait d’un caractère trop subjectif. L’étude fatale de soi, et de soi seulement - cette marche sur la grande route a priori - et l’abandon de l’étude objective du monde extérieur qui ont ruiné leurs prédécesseurs, ont également été leur ruine. Des explosions d’énergie intellectuelle et de révolte nous pouvons rencontrer à maintes reprises ; il y aura peu de signes de cette science qui cherche patiemment les faits dans le laboratoire, l’observatoire et la salle de dissection.
Il est curieux de constater que les dates de décès de deux hommes appartenant à des écoles très opposées coïncident à cette époque. L’un [271] est Ibn Taymiya, l’anthropomorphiste indépendant, décédé en 728, et l’autre est Abd ar-Razzaq, le soufi panthéiste, décédé en 730. Abd ar-Razzaq de Samarkand et de Kashan était un proche élève et disciple d’Ibn Arabi. Il commentait ses livres et défendait son orthodoxie. En fait, Ibn Arabi s’était tellement identifié à la position soufie dans son ensemble que sa défense était une forme favorite de défense du soufisme en général. Mais Abd ar-Razzaq ne suivait pas son maître de manière absolue. Il le quittait particulièrement sur le sujet du libre arbitre. Pour Ibn Arabi, la doctrine de l’unité de toutes choses impliquait le fatalisme. Tout ce qui arrive est déterminé par la nature des choses, c’est-à-dire par la nature de Dieu. Ainsi, les individus sont liés par le tout. Abd ar-Razzaq renversa la situation. Son panthéisme était du même type que celui d’Ibn Arabi : Dieu, pour lui, était tout. Mais il y a la liberté de la nature divine, continua-t-il. Elle doit donc exister aussi dans l’homme, car il est une émanation du divin. Chacun de ses actes, il est vrai, est prédéterminé dans le temps, dans la forme et dans le lieu. Mais son acte est provoqué par certaines causes, elles-mêmes prédéterminées. Ce sont ce que nous appellerions les lois naturelles des choses, les capacités naturelles, les aptitudes, etc., de l’agent ; enfin, le libre choix lui-même. Et ce libre choix est dans l’homme parce qu’il est de Dieu et qu’il vient de Dieu. [272] De plus, il est évident que le souci d’Abd ar-Razzaq est de préserver une base pour la morale. Parmi les causes prédéterminantes, il compte les commandements divins, les avertissements, les preuves du Coran. La direction de la religion trouve ainsi sa place et les prophètes leur œuvre. Mais que dire de l’existence du mal et de la nécessité de la modération dans un monde qui émane du divin ? Il affronte ce problème avec courage. Notre monde doit être le meilleur de tous les mondes possibles, sinon Dieu l’aurait rendu meilleur. La différence entre les hommes et les choses appartient donc à son essence et à sa nécessité. Ensuite, la justice doit consister à accepter ces différences et à les adapter à leurs situations. Vouloir rendre toutes les choses et tous les hommes semblables serait en exclure complètement certains. Ce serait une grande injustice. Ici encore, la religion intervient. Son objet est de rectifier cette différence de qualités et de dons. Les hommes n’en sont pas responsables, mais ils le sont s’ils ne s’efforcent pas de les corriger. Dans l’au-delà, tous seront réabsorbés dans l’être divin et goûteront à la félicité que mérite le rang de chacun. Pour ceux qui en ont besoin, il y aura une période de châtiment purgatoire, mais elle ne sera pas éternelle, in sha Allah.
Comme ses prédécesseurs, Abd ar-Razzaq divise les hommes en classes selon leur perspicacité dans les choses divines. La première est celle des hommes du monde, qui sont gouvernés par la chair (nafs) et qui vivent sans se soucier de toute religion. La deuxième est celle des hommes de raison (aql) qui par la raison contemplent Dieu, mais ne voient que Ses attributs extérieurs. La troisième est celle des hommes d’esprit (ruh) qui, en extase, voient Dieu face à face dans Son essence même, qui est le substrat de toute création.
Dans sa cosmogonie, Abd ar-Razzaq suit bien sûr le modèle néoplatonicien et fait preuve d’une grande ingéniosité en y intégrant les phrases et les [273] idées grossières et matérialistes du Coran. Comme tout penseur musulman, il manifeste le souci d’adapter à sa philosophie les termes chers à la multitude.
Pour Ibn Taymiya, tout cela était l’abomination même de la désolation. Il n’avait que faire des mystiques, des philosophes, des théologiens ash‘arites, ni de quiconque, à part lui-même. Un contemporain le décrivit comme un homme très compétent et très érudit dans de nombreuses sciences, mais avec un certain malaise. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il ne fait aucun doute qu’il fut le rénovateur de son époque et le transmetteur de la véritable tradition hanbalite à notre époque, et que son œuvre rendit possible l’émergence des wahhabites et des Frères d’as-Sanusi. Il était le champion de la religion de la multitude, par opposition à celle de la minorité instruite à laquelle nous avons affaire depuis si longtemps. Cette théologie populaire poursuivait son chemin sans relâche et provoquait régulièrement des émeutes et des disputes. On raconte qu’un certain docteur ash’arite, Fakhr ad-Din ibn Asakir (mort en 620), n’osa jamais passer par un certain chemin à Damas par crainte de la violence des Hanbalites. Le même Fakhr ad-Din adressa un jour, comme il se doit, la salutation normale de la paix à un théologien hanbalite. Le Hanbalite ne lui rendit pas, ce qui était plus qu’un manque de courtoisie, et indiqua qu’il ne considérait pas Fakhr ad-Din comme un musulman. Lorsque les gens lui firent des remontrances, il prit cela pour une plaisanterie théologique et répondit : « Cet homme croit au « Parole dans l’esprit » (kalam nafsi, hadith fi-n-nafs), alors je lui ai rendu son salut mentalement. » Ce point est une attaque contre les Ash’arites, qui prétendaient que la pensée [274] était une sorte de parole sans lettres ni sons, et que la qualité de Parole de Dieu pouvait donc être sans lettres ni sons.
Mais la simple orthodoxie du peuple n’était pas restée inchangée. Elle avait reçu une vaste accumulation de superstitions des plus diverses. Le culte des saints, vivants et morts, des lieux saints, des arbres, des vêtements, et l’observance de toutes sortes de jours et de saisons s’étaient développés parallèlement à l’avancée du soufisme parmi les lettrés. Les walis étaient infatigables dans la récitation des karamat que Dieu avait accomplis pour eux, et le peuple buvait avidement les merveilles. Ils laissaient intact le côté métaphysique et théologique. « C’est un saint homme, disaient-ils, qui peut faire des miracles ; nous devons le craindre et le servir. » Et ils agissaient ainsi sans trop se soucier de savoir si sa moralité n’était pas antinomique et sa théologie panthéiste. Réduire ce mal et d’autres et ramener la foi des pères était la tâche qu’Ibn Taymiya entreprit.
Il naquit près de Damas en 661 et fut éduqué comme Hanbalite. Sa famille était Hanbalite depuis des générations, et lui-même enseignait dans cette école et était considéré comme le plus grand Hanbalite de son temps. Sa position était aussi pratiquement celle d’Ahmad ibn Hanbal, modifiée par les nécessités imposées par de nouvelles controverses. Il était donc un anthropomorphiste, mais on ne sait pas exactement de quelle nuance il s’agissait. On l’accusa d’enseigner que Dieu était au-dessus de Son trône, qu’on pouvait le montrer du doigt et qu’Il descendait de Son siège comme un homme, c’est-à-dire qu’Il était dans l’espace. Mais il se distinguait certainement des matérialistes plus grossiers.
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Il refusait d’être classé parmi les adeptes d’une école ou d’un système autre que celui de Mahomet et l’accord des pères. Il revendiquait les droits d’un mujtahid et revenait aux sources et aux principes premiers en toute chose. Sa confiance en lui-même était extrême et il frappait de paroles fières les Califes bien guidés, Omar et Ali eux-mêmes. Ses bases étaient le Coran, la tradition du Prophète et des Compagnons et l’analogie. L’accord, au sens large de l’accord du peuple musulman, il le rejetait. S’il l’avait accepté, il aurait été contraint d’accepter d’innombrables superstitions, croyances et pratiques – en particulier toute la doctrine des walis et leurs prodiges – car leur base était l’accord. Il acceptait l’accord des Compagnons, tout en les convainquant à droite et à gauche d’être dans l’erreur en tant qu’individus.
Sa vie fut remplie de persécutions et de malheurs. Il était une idole populaire et on lui demandait sans cesse son avis sur des questions théologiques et canoniques. S’il n’y avait pas d’avis et qu’il estimait qu’une situation exigeait qu’il exprime son opinion, il n’hésitait pas à le faire avec toute la formalité nécessaire. Il est vrai qu’il est du devoir de tout musulman, dans la mesure de ses moyens, de supprimer ou du moins de dénoncer toute illégalité ou toute opinion ou pratique non orthodoxe qu’il pourrait observer. Ce devoir pesait évidemment lourdement sur Ibn Taymiya et on craignait à un moment donné à la cour mamelouke qu’il ne suive le chemin d’Ibn Tumart. Dans l’une de ces déclarations, [276] il définissait la doctrine des qualités de Dieu comme l’avait fait Ibn Hazm et y joignait des dénonciations du kalam ash‘arite et de l’exégèse coranique des mutakallims dans son ensemble. Ils n’étaient rien d’autre que les héritiers et les savants de philosophes, d’idolâtres, de mages, etc., et pourtant ils osèrent aller plus loin que le Prophète, ses héritiers et ses compagnons. La conséquence de cette fatwa ou avis juridique fut qu’il fut réduit au silence pendant un certain temps en tant qu’enseignant. A une autre occasion, il émit une fatwa sur le divorce, déclarant illégal le tahlil. Le tahlil est un procédé par lequel on contourne une section délicate du droit canon. Si un homme divorce de sa femme trois fois, ou prononce une formule de divorce en trois fois, il ne peut se remarier avec elle tant qu’elle n’a pas été mariée à un autre homme, n’a pas cohabité avec lui et n’a pas été divorcée par lui. Les idées musulmanes sur la pureté sexuelle sont essentiellement différentes des nôtres, et la coutume s’est développée, lorsqu’un homme a ainsi divorcé de sa femme dans un accès de colère, d’en employer un autre pour l’épouser en s’engageant à divorcer à nouveau le lendemain. Parfois, l’homme ainsi engagé refuse d’exécuter son contrat ; un tel refus est un motif fréquent dans les contes orientaux. Pour éviter cela, il n’est pas rare que le mari emploie un de ses esclaves et le présente le lendemain à son ex-femme. Un esclave peut légalement épouser une femme libre, mais lorsqu’il devient sa propriété, le mariage est ipso facto annulé, car un esclave ne peut être le mari de sa maîtresse ni une esclave la femme de son maître. Il faut reconnaître à Ibn Taymiya qu’il fut l’un des rares à élever la voix contre cette abomination. Son indépendance est montrée à son meilleur.
Mais c’est avec les soufis qu’il eut ses pires conflits, et c’est de leurs mains qu’il souffrit le plus. [277] Sur de nombreux points, sa carrière est parallèle à celle d’Ahmad ibn Hanbal, le mouvement soufi prenant la place que le mu‘tazilisme avait jouée dans la vie du saint précédent. Une grande différence, on peut le remarquer, est qu’al-Ma’mun encouragea la persécution d’Ibn Hanbal, tandis qu’an-Nasir, le grand sultan mamelouk (régnant de 693 à 708, de 709 à 741), soutint Ibn Taymiya autant qu’il le pouvait. Le début de la controverse soufie fut caractéristique. Ibn Taymiya entendit dire qu’un certain an-Nasr al-Manbiji (mort en 719 ?), un disciple réputé d’Ibn Arabi et d’Ibn Sa‘bin, avait atteint une position influente au Caire. Cela suffit pour qu’Ibn Taymiya lui adresse une épître destinée à le détourner de ses hérésies. Il est inutile de donner en détail la position et le contenu de l’épître. Il écrivait en monothéiste convaincu du type ancien et dénonçait et attaquait sans pitié la doctrine de l’Unité (ittihad) des mystiques. Al-Manbiji répliqua par des contre-accusations d’hérésie, et comme il avait derrière lui tous les soufis d’Egypte - une armée aussi nombreuse que les moines et les ascètes chrétiens de l’Egypte ancienne et très semblable à eux - Ibn Taymiya dut payer son ardeur au combat par un long et pénible emprisonnement au Caire, à Alexandrie et à Damas. Ici, il est évident qu’il avait perdu le contact avec la tendance du sentiment populaire, et surtout égyptien.
Mais son intrépidité était comparable à celle d’Ibn Hanbal lui-même, et il émit en 726 une fatwa qui allait encore plus à l’encontre des croyances du peuple et qui l’envoya en prison d’où il ne sortit jamais vivant. Il était depuis longtemps une coutume dans l’islam de faire un pieux pèlerinage [278] aux tombes des saints et des prophètes, d’y rendre hommage à leur mémoire et de demander leur aide. Cela faisait partie de ce culte des saints qui avait tellement envahi et surpassé la simplicité antérieure de l’islam. Le cas le plus frappant était, et est toujours, le pèlerinage au tombeau de Mahomet à Médine, qui est devenu une partie plus ou moins essentielle du pèlerinage à la Ka‘ba elle-même. Contre tout cela, Ibn Taymiya éleva une voix de protestation énergique. Ces sanctuaires étaient en grande partie faux, et lorsqu’ils étaient authentiques, la visite de ces derniers était une imitation idolâtre des pratiques païennes. Tout aussi idolâtre était toute invocation de saints ou de prophètes, y compris Mahomet lui-même ; c’est à Dieu seul qu’il fallait adresser la prière. La clameur soulevée par cette fatwa fut énorme. Ce n’était pas une doctrine des écoles qu’il avait abordées, mais un morceau de religiosité concrète qui plaisait à tout le monde. Sa vie publique prit pratiquement fin, et les pratiques qu’il avait dénoncées subsistent encore aujourd’hui. C’est une amère satire de sa position que lorsqu’il mourut en 726, le peuple rendit à ses reliques tous ces signes de vénération superstitieuse contre lesquels il avait protesté. Il devint malgré lui un saint. Son travail avait consisté à maintenir vivante la doctrine hanbalite et à la transmettre inchangée aux temps modernes. Il n’a pas détruit la philosophie : elle était morte d’elle-même avant sa venue. Ni le soufisme : il est encore très vivant. Ni le kalam : il continue toujours sous la forme sous laquelle il s’était cristallisé à son époque. Mais lui et ses disciples ont rendu possible les wahhabites et le renouveau monothéiste de notre époque. La foi de Mahomet lui-même ne devait pas disparaître entièrement de la surface de la terre.
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Il serait possible de passer immédiatement au mouvement wahhabite de la fin du XIIe siècle de l’hégire. Nous disposons de tous les éléments pour l’expliquer et pour comprendre la situation actuelle. Mais il est un personnage qui ressort si clairement dans un tableau par ailleurs très obscur et qui est si significatif pour l’époque qu’il faut en tenir compte. C’est celui d’ash-Sha‘rani, théologien, canoniste et mystique. Il était Cairote et mourut en 973. La domination de l’Égypte était passée un demi-siècle auparavant aux Turcs ottomans, et ils gouvernaient par l’intermédiaire d’un pacha turc. La condition du peuple, telle que nous la voyons esquissée par ash-Sha‘rani, était des plus malheureuses. Les habitants, et surtout les paysans, étaient accablés par le poids des impôts. Les Turcs jugeaient également opportun de cultiver l’amitié des canonistes et des théologiens professionnels afin de maintenir leur emprise sur le peuple. Ces canonistes devenaient donc rapidement une classe officielle avec des privilèges officiels. De plus, le processus, dont nous avons déjà vu les débuts, par lequel la science religieuse se réduisait au fiqh, était allé encore plus loin. Pratiquement, les deux classes de théologiens qui restaient étaient les canonistes et les mystiques. Et les mystiques étaient loin de leur fierté de pouvoir sous les Mamelouks. Ils étaient maintenant parmi les pauvres de la laud, une sorte d’Esséniens face aux pharisiens des écoles.
Telle est du moins l’image que donne ash-Sha‘rani de son époque. Il faut rester incertain quant à sa précision. Car, parmi les nombreuses personnalités déroutantes de l’islam, ash-Sha‘rani est peut-être pour nous la plus inintelligible. [p. 280] Il combinait les superstitions les plus abjectes d’une époque et d’un pays superstitieux avec une indignation morale élevée ; une humilité sociale des plus extrêmes avec une fierté et une arrogance intellectuelles rarement égalées ; une compréhension aiguë et originale du droit canon des quatre écoles avec une soumission totale de l’intellect aux inspirations divines extérieures ; un pouvoir de silence discret quant aux inconvénients avec une véhémence à bouche ouverte dans d’autres domaines. Il était un disciple dévoué d’Ibn Arabi et défendit sa mémoire contre l’accusation d’hérésie. Pourtant, sa position est singulièrement différente de celle d’Ibn Arabi, et un doute ne peut que surgir quant à son savoir, son intelligence ou son honnêteté. En pratique, il diffère du musulman ordinaire dans son extension de la doctrine des saints. En ce qui concerne les plus beaux noms (al-asma al-husna), il suit Ibn Hazm. De même, en ce qui concerne les qualités de Dieu, il suit l’école plus ancienne et préfère les laisser de côté. Mais il est, par ailleurs et en général, un Ash’arite convaincu, par exemple, sur la doctrine de la prédestination et de la part de l’homme dans ses œuvres (iktisab). Il n’y a chez lui aucun signe du panthéisme plotinien d’Ibn Arabi. Il a enseigné la doctrine de la différence de Dieu (mukhalafa), et qu’Il a créé le monde par Sa volonté et non par une émanation d’énergie.
Mais pour lui, la vérité ne peut être atteinte par la spéculation et l’argumentation : elle ne peut se fonder que sur le dévoilement de l’œil intérieur qui nous conduit à la Vision immédiate du Divin. Ceux qui ont atteint cette Vision guident et enseignent ceux qui ne peuvent ou ne [281] l’ont pas. C’est sur cette Vision que sont construits tous les systèmes, et la raison ne peut servir au visionnaire que de défense contre le contradicteur ou contre ses propres pensées trop folles. Naturellement, avec un tel point de départ, le côté surnaturel des choses (al-ghayb) reçoit une forte importance. Les djinns et les anges sont des réalités des plus intenses. Ash-Sha‘rani les rencontra dans une conversation familière. Il rencontra également al-Khadir, le saint pèlerin immortel qui erre à travers les terres, secourant et guidant. Les détails de ces entretiens sont donnés avec la plus grande exactitude. Un djinn sous la forme d’un chien entra dans sa maison un tel jour par telle porte, avec un morceau de papier européen dans la gueule – c’est une touche de génie – sur lequel étaient écrites certaines questions théologiques. Le djinn demanda à ash-Sha’rani son avis à leur sujet. Telle fut l’origine d’un de ses livres, et un autre naquit d’une conversation avec al-Khadir, dont le récit est exactement le même. Mais il se contenta aussi de petites grâces et considéra comme un karama le fait qu’il lui fut permis de lire un certain livre pendant un certain temps, à raison de deux fois et demie par jour. On pourrait bien sûr dire catégoriquement qu’il a menti. Mais un tel jugement appliqué à un Oriental est quelque peu grossier, et le nœud de l’esprit du mystique dans n’importe quel pays ne se laisse pas si facilement trancher. De plus, il développe [p. 282] longuement la doctrine des walis. Ils possèdent une certaine illumination (ilham), qui est cependant différente de l’inspiration (wahy) des prophètes. De même, ils n’atteignent jamais le rang des prophètes, ni une proximité de Dieu où les exigences d’une loi révélée leur échappent, c’est-à-dire qu’ils doivent toujours marcher selon la loi d’un prophète. Ils sont tous guidés par Dieu, quelle que soit leur règle particulière (tariqa), mais la règle d’al-Junayd (p. 176) est la meilleure car elle est en accord le plus essentiel avec la loi (shari‘a) de l’islam. Leurs karamat sont vrais et sont une conséquence de leurs travaux pieux, car ils sont en accord avec le Coran et la Sunna. L’ordre de la nature ne sera pas rompu pour quiconque n’a pas accompli plus que ce qui est habituel dans la connaissance et les exercices religieux. Tous les walis se trouvent sous une hiérarchie régulière dirigée par le Qutb ; pourtant, au-dessus de lui en sainteté se trouvent les Compagnons du Prophète. Cela marque une position très modérée. De nombreux soufis ont soutenu que les walis étaient plus élevés que les prophètes, sans parler de leurs Compagnons.
On voit que sa position est essentiellement médiatrice. Il veut montrer que les croyances des mystiques et des mutakallims sont réellement une même chose, bien qu’elles soient atteintes par des voies différentes. Dans le fiqh, il a fait une tentative similaire. Les soufis ont toujours méprisé les théologiens qui étaient des canonistes purs et simples. L’étude du droit canon était, pensaient-ils, une nécessité, mais seulement à titre propédeutique. Les canonistes qui n’allaient pas plus loin n’atteignaient jamais la religion. Ils soutenaient en particulier qu’aucun soufi ne devait adhérer à l’une des quatre écoles rivales. Leurs controverses portaient sur des détails insignifiants qui n’avaient rien à voir avec la vie en Dieu. Mais ne pouvait-on pas montrer que leurs différences n’étaient pas réelles [283] – une opinion étant vraie et l’autre fausse – mais qu’elles pouvaient être réduites à une unité ? C’était le problème auquel s’attaquait ash-Sha‘rani. Ces opinions divergentes, soutenait-il, sont parfaitement adaptées à différentes classes d’hommes. Certains hommes plus doués et plus endurants peuvent suivre les opinions les plus dures, tandis que les plus faciles sont à reconnaître comme des concessions (rukhsa) de Dieu à la faiblesse des autres. Chaque homme peut suivre librement l’opinion qui lui plaît, Dieu l’a désignée pour lui.
Ash-Sha’rani fut l’un des derniers penseurs originaux de l’islam, pour un penseur, malgré ses relations avec les djinns et al-Khadir. L’Egypte garde son souvenir. Une mosquée du Caire porte son nom, ainsi qu’une branche des darwishes badawites. A l’époque moderne, ses livres ont été fréquemment réédités, et son influence est l’un des ferments du nouvel islam.
Il nous faut maintenant franchir deux cents ans environ et arriver à la fin du XIIe siècle de l’Hégire, période qui coïncide à peu près avec la fin du XVIIIe siècle de notre ère. C’est là que ces deux mouvements refont surface. Le wahhabisme, dont nous avons déjà vu l’origine historique, est une branche de l’école d’Ibn Taymiya. Des manuscrits des œuvres d’Ibn Taymiya copiés de la main d’Ibn Abd al-Wabhab existent en Europe. Les wahhabites refusèrent donc d’accepter comme obligatoires les décisions des quatre sectes orthodoxes du droit canon. Ils rejetèrent aussi l’accord comme source. Tout le peuple de Mahomet peut se tromper et s’est trompé. Seul l’accord des Compagnons a force obligatoire pour lui. Il est donc du devoir et du droit de chaque homme de tirer sa propre doctrine du Coran et des traditions ; les systèmes des écoles ne doivent avoir [284] aucun poids pour lui. Ils prennent encore les authropomorphismes du Coran dans leur sens littéral. Dieu a une main, Dieu s’installe sur Son trône ; il faut donc le tenir « sans se demander comment et sans comparaison ». Ils se disent les seuls vrais musulmans, s’appliquant à eux-mêmes le terme de Muwahhids et appelant tous les autres « Mushriks », les appointés des compagnons de Dieu. De même, comme Ibn Taymiya, ils rejettent l’intercession des « walis » auprès de Dieu. Il est permis de demander à Dieu pour un saint mais pas de prier pour lui. Cela s’applique également à Mahomet. Le pèlerinage aux tombeaux des saints, la présentation d’offrandes à ces tombeaux, tous les actes de vénération, ils les interdisent également. Aucun égard ne doit être accordé même au tombeau du Prophète à Médine. Toutes ces cérémonies sont idolâtres. Chaque fois que c’est possible, les wahhabites détruisent et arasent les sanctuaires des saints.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur d’autres détails, comme l’interdiction de l’usage du tabac. Le wahhabisme en tant que force politique a disparu. Il a cependant laissé la révolte Sanusi comme descendante directe et nous n’avons aucun moyen de deviner ce que sera l’issue de cette confrérie. Il a également laissé un renouveau général et une réforme dans toute l’Église de l’Islam, très semblable, comme on l’a remarqué, à la contre-réforme qui a suivi la Réforme protestante en Europe.
Le second mouvement est la renaissance de l’influence d’al-Ghazzali. Cette influence ne s’est jamais complètement éteinte et elle semble être restée particulièrement forte au Yémen. Dans cette partie du monde musulman, des générations de [285] soufis ont vécu relativement tranquilles, et c’est Sayyid Murtada, originaire de Zabid, dans la Tihama, qui, par son grand commentaire sur l’Ihya d’al-Ghazzali, a pratiquement fondé l’étude moderne de ce livre. Il y a eu deux éditions de ce commentaire en dix volumes in-quarto et de nombreuses éditions de l’Ihya elle-même et d’autres ouvrages d’al-Ghazzali. Que ses lecteurs le comprennent pleinement ou non, il ne fait aucun doute qu’il exerce aujourd’hui une grande influence. A La Mecque, par exemple, l’enseignement théologique orthodoxe est pratiquement ghazzalien et la controverse dans toute l’Arabie porte sur la question de savoir si Ibn Taymiya et al-Ghazzali peuvent être qualifiés de cheikhs de l’islam. Les Wahhabites soutiennent que quiconque honore ainsi al-Ghazzali est un mécréant, et les Mecquois rétorquent la même chose des disciples d’Ibn Taymiya.
Ces deux tendances, celle qui renvoie au simple monothéisme de Mahomet et celle qui renvoie à un mysticisme agnostique, sont les signes d’espoir de l’islam moderne. Il existe bien d’autres courants qui n’offrent pas un tel espoir. Le matérialisme simple sous influence européenne, surtout française, en est une. La recherche du salut dans l’étude du droit canon en est une autre. Le droit canon est toujours le domaine vers lequel se tournent une énorme proportion de théologiens musulmans. Il existe aussi diverses formes de mysticisme franchement panthéiste. C’est particulièrement le cas chez les Perses et les Turcs. Pour le corps du peuple, la religion est toujours surchargée, comme à l’époque d’Ibn Taymiya, d’une masse de superstitions. [286] Les vies de walis contenant les histoires les plus folles et les plus blasphématoires abondent et sont lues avec avidité. Les livres d’ash-Sha‘rani sont particulièrement riches en hagiologie de ce type. Il nous est difficile de comprendre que des histoires comme celles des Mille et Une Nuits soient les plus simples possibles pour les masses de l’Islam. Les canonistes tiennent encore compte dans leurs discussions de l’existence des djinns, et aucun théologien n’oserait douter que Salomon les ait enfermés dans des bouteilles de cuivre. De la philosophie, au sens large et libre, il n’y a pas trace de cela. La réponse d’Ibn Rushd à la Destruction des philosophes d’al-Ghazzali a été imprimée, mais seulement comme pendant à cet ouvrage. Ibn Rushd y traite aussi soigneusement de ses grandes hérésies. Ses traités sur l’étude du kalam, dont il a été question plus haut, ont également été réimprimés au Caire à partir de l’édition européenne. Mais ces traités sont agencés de manière à ne donner aucune indication sur sa véritable philosophie. L’aristotélisme arabe a complètement disparu des pays musulmans. Il n’est pas nécessaire de tenir compte ici du mu‘tazilisme indien moderne. Il est dérivé de l’Europe et est un unitarisme chrétien ordinaire, se connectant à Mahomet plutôt qu’à Jésus.
L’esquisse ci-dessus montre clairement certaines conditions nécessaires qui doivent être remplies pour qu’il y ait une chance pour un développement futur de l’Islam. L’éducation doit être largement étendue. La proportion d’esprits formés doit être considérablement augmentée et la barrière entre eux et le commun des mortels doit être supprimée. L’économie de l’enseignement a échoué ; elle a détruit la doctrine qu’elle cherchait à protéger. De plus, l’esclavage du disciple au maître doit cesser. Il doit toujours être possible pour l’étudiant, au mépris du taqlid, [287] de revenir aux premiers principes ou aux faits fondamentaux et de négliger ce que les grands Imams et les Mujtahids ont enseigné. Il y avait tellement de santé dans le système zahirite.
Troisièmement, ces faits premiers doivent inclure les faits de la science naturelle. L’étudiant, affranchi du contrôle des écoles, doit se détourner de l’étude de lui-même pour examiner le grand monde. Et cet examen ne doit pas être cosmologique mais biologique, il ne doit pas se perdre dans les infinis mais se retrouver dans les réalités concrètes. Il doit expérimenter et tester plutôt que de construire de hautes hypothèses.
Mais l’esprit oriental peut-il ainsi se renier lui-même ?L’expérience éducative anglaise en Egypte peut contribuer dans une large mesure à répondre à cette question.