AYUB, sur qui la paix soit avec lui, était un homme très riche et père d’une nombreuse famille. Pour prouver la sincérité de sa piété, Dieu le priva non seulement de tous ses biens et de ses enfants, mais aussi de sa santé. Il était atteint d’une maladie de peau si répugnante que, à cause de l’odeur de ses ulcères, seule sa femme pouvait s’approcher à moins de cinquante mètres de lui. Malgré ces malheurs, le patriarche continua à servir Dieu et à Le remercier comme au jour de la prospérité. Sa patience, bien que grande, n’égalait pas celle de sa femme, qui était une fille d’Ephraïm, fils de Joseph, ou de Manassé. Non seulement [18] elle soignait son mari avec beaucoup de dévotion, mais elle le soutenait de ses revenus et, lorsqu’elle ne pouvait pas trouver de travail, elle le portait sur son dos dans une abâyeh, tout en mendiant de porte en porte. Elle le fit pendant sept ans sans murmurer. Un jour qu’elle avait été forcée de quitter son mari pour un moment, Iblîs lui apparut et lui promit que, si elle l’adorait, il guérirait son mari et lui rendrait ses biens perdus. La femme, vivement tentée, alla demander la permission à Ayûb, qui fut si irrité contre elle d’avoir osé parlementer avec le diable, qu’il jura, si Dieu le rendait la santé, de lui donner cent coups de fouet. Il prononça alors cette prière : « Ô mon Seigneur, en vérité, un mal m’a atteint ; mais Tu es le plus miséricordieux de ceux qui font miséricorde. » Alors Dieu envoya Gabriel, qui prit Ayûb par la main et le releva. Au même instant, la fontaine qui alimente le Bir Ayûb dans la vallée au-dessous de Jérusalem jaillit aux pieds du patriarche. Celui-ci, sur l’ordre de l’ange, en but aussitôt, et les vers de ses plaies tombèrent aussitôt de son corps ; et lorsqu’il se fut baigné dans la fontaine, sa santé et sa beauté d’autrefois lui furent rendues. Allah rendit alors la vie à ses enfants et rendit sa femme si jeune et si belle qu’elle lui donna vingt-six fils. Pour permettre au patriarche de subvenir aux besoins d’une famille aussi nombreuse et aussi pour le dédommager de la perte de [p. 19] ses biens, les aires de battage qui lui appartenaient près de Bir Ayûb furent remplies de pièces d’or et d’argent que deux nuages envoyés à cet effet firent pleuvoir. Adouci par ces preuves de la miséricorde du Tout-Puissant, Ayûb commença à regretter son serment téméraire, mais ne voyait pas comment se soustraire à son exécution. Dans cette difficulté, Gabriel vint à nouveau à son secours. Sur la suggestion de l’Ange, le patriarche prit une branche de palmier qui avait cent feuilles et en donna un coup à sa femme, estimant qu’elle avait reçu la raclée promise.
Outre sa femme dévouée, Ayûb avait un parent qui, de l’avis général, était l’un des hommes les plus remarquables qui aient jamais vécu. On l’appelle généralement « El Hakìm Lokman », bien que j’aie aussi entendu le nom de « El Hakìm Risto » appliqué à lui. [1]
Ce personnage était fils de Baura, qui était fils ou petit-fils soit de la sœur d’Ayûb, soit de sa tante. Il vécut plusieurs centaines d’années, jusqu’au temps de David, qu’il connaissait. Il était extrêmement laid, de teint noir, avec des lèvres épaisses et des pieds écartés ; mais, pour compenser ces difformités, Allah lui donna la sagesse et l’éloquence. Entre les dons de prophétie et de sagesse, il choisit la seconde. Le prophète David voulut qu’il fût roi d’Israël, mais il déclina une position aussi onéreuse, [14] se contentant de rester un simple Hakim.
Ayant été pris et vendu comme esclave par les Bedû qui attaquèrent le Hauran et enlevèrent le bétail d’Ayûb, il obtint sa liberté d’une manière remarquable. Son maître, lui ayant un jour donné à manger [20] un melon amer, fut très surpris de son obéissance à le consommer tout entier, et lui demanda comment il pouvait manger un fruit aussi déplaisant. Lokman répondit qu’il n’était pas étonnant qu’il accepte, de temps en temps, une mauvaise chose de celui qui lui avait conféré tant de bienfaits. Cette réponse plut tellement à son propriétaire qu’il le libéra.
Les fables bien connues exceptées, l’histoire suivante est celle qui est le plus souvent racontée de ce sage.
Un homme riche était très malade et les médecins disaient qu’il devait mourir, car il y avait dans son ventre un animal qui lui serrait le cœur. On pensait que c’était un serpent, car il est bien connu que si les gens dorment dans les champs où poussent des melons jaunes, ils courent le risque que de jeunes serpents glissent par leur bouche ouverte dans leur estomac et s’y développent en mangeant la nourriture qui devrait nourrir leurs victimes. El Hakim Lokman fut appelé en dernier recours. Il dit qu’il y avait une opération qui pouvait sauver le malade, mais qu’il serait très dangereux de l’exécuter. Le malade saisit cette dernière chance de vie. Il fit venir le cadi, le mufti et tout le conseil des notables et signa et scella en leur présence un document qui exonérait Lokman de tout blâme au cas où il mourrait des suites de l’opération. Il prit ensuite congé de ses amis et de ses parents.
Lokman invita tous les autres médecins de la ville à assister à l’opération : en leur faisant d’abord jurer qu’ils n’interviendraient pas par jalousie.
Il y avait cependant un médecin qu’il n’avait pas invité, et c’était le fils de sa sœur, [21] dont il était très jaloux, mais qui, néanmoins, atteignit finalement une habileté encore plus grande que Lokman lui-même.[2] Ce neveu, bien que non invité, décida d’assister à l’opération, il grimpa donc sur le toit de la maison, où il connaissait une petite fenêtre par laquelle il pouvait regarder dans la chambre du malade et voir tout ce qui se passait.
Pendant ce temps, Lokman administrait du benj au patient et, dès que l’anesthésie eut fait effet, il procéda à l’ouverture du cœur, révélant ainsi un énorme crabe accroché au cœur.
A cette vue, Lokman lui-même perdit courage et dit : « Voilà bien la cause de la maladie, mais je ne sais pas comment enlever la bête. Si quelqu’un ici connaît un moyen, qu’il le nomme, par l’amour d’Allah. » Les médecins répondirent : « Nous ne savons pas comment enlever la créature, car si nous employons la force, elle ne fera que s’accrocher plus étroitement au cœur et l’homme mourra. » A peine ces mots furent-ils prononcés que, à la surprise et à la honte de Lokman, le gardien invisible sur le toit de la maison cria dans la pièce : « Ilhak bi ’n-nâr ya homâr ! » « Fais suivre le feu, âne ! » En entendant ce conseil très opportun, Lokman envoya un de ses collègues courir dans la rue des Bouchers pour demander au tenancier [22] de la première boutique de grillades de Kobab de lui prêter une broche en fer. D’autres furent chargés de préparer un brasero, d’autres d’aller chercher du coton. Quand tout fut prêt, le grand Hakim entoura d’un linge humide une extrémité de la broche en fer pour en faire un manche, et enfonça l’autre dans le feu jusqu’à ce qu’elle soit rouge, tandis qu’un des médecins de service, sur ses ordres, fabriquait deux petits tampons de coton. Lorsque la broche était rouge, l’opérateur touchait une des pinces avec. La douleur soudaine fit soulever la pince du crabe, lorsqu’un des tampons fut placé en dessous. De cette façon, toutes les pinces furent desserrées, et le crabe put être retiré sans danger pour le patient.
Lokman allait alors nettoyer les blessures avec une cuillère en argent, mais son neveu sur le toit lui cria : « Prends garde de ne pas toucher un cœur humain avec du métal. » Il prit donc un morceau de bois qui se trouvait à portée de main et le façonna pour son usage en une cuillère. Après avoir oint les blessures du cœur, il sut la poitrine du patient, qui se rétablit ensuite et jouit d’une longue vie.
19:1 Ce dernier nom, que l’on entend seulement et rarement parmi les chrétiens, suggère celui d’Aristote, mais il est plus facilement identifié avec le grec Ésope ; toutes les fables attribuées à ce dernier étant courantes en Palestine et attribuées à Lokman. ↩︎
21:1 Il est naturel qu’il y ait inimitié entre de tels parents, car le fils de sa sœur est généralement le pire rival d’un homme : une circonstance qui a donné lieu au dicton courant : « Si tu n’as pas de fils de sœur, mais que tu es assez fou pour en désirer un, prends un morceau d’argile et façonne-en un pour toi-même et à ton goût, puis, quand il sera parfait, décapite-le de peur qu’il ne revienne à la vie et ne te fasse du mal. » ↩︎