[p. 51]
L’un des saints les plus souvent invoqués en Palestine est le mystérieux El Khudr ou l’Éternel. On dit qu’il a réussi à découvrir la fontaine de jouvence, qui est située quelque part près du confluent des deux mers. [1] Cette fontaine avait été vainement recherchée par d’autres aventuriers, y compris le célèbre Dhu’lkarneyn, l’Alexandre à deux cornes, qui, avec ses compagnons, était venu sur les rives du ruisseau qui en sortait et avait lavé dans ses eaux les poissons salés qu’ils avaient apportés comme provisions. Pourtant, bien que lesdits poissons aient repris vie et leur aient échappé, ils n’ont pas réussi à réaliser le bonheur qui était à leur portée. Ils poursuivirent leur chemin jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’endroit où le soleil se couche dans une mare de boue noire, et leur chef construisit dix-huit villes, chacune d’elles étant appelée Alexandrie, d’après son nom ; mais ni lui ni ses compagnons ne devinrent immortels, parce qu’ils ne saisirent et n’utilisèrent pas l’unique opportunité de leur vie.
El Khudr, plus chanceux ou plus observateur, non seulement trouva la fontaine, mais but de ses eaux, aussi ne meurt-il jamais, mais réapparaît de temps en temps comme une sorte d’avatar, pour redresser les formes les plus monstrueuses du mal et protéger les justes. Il est identifié à Phinées, le fils d’Eléazar, à Elie [52] le prophète et à saint Georges. Les mères juives, quand le danger menace leurs enfants, l’invoquent sous le nom d’Eliyahu ha Navi, les chrétiennes sous le nom de Mar Jiryis et les musulmanes sous le nom d’El Khudr ; et ses nombreux sanctuaires dans différentes parties du pays sont visités en pèlerinage par les adeptes des trois religions.
Bien que l’on croie que les prières qui lui sont adressées en tous ces lieux sont efficaces, il rend lui-même un culte à Allah dans différents sanctuaires successivement le vendredi : un vendredi à la Mecque, le suivant à Médine, puis tour à tour à Jérusalem, El Kûba et Et Tûr. Il ne prend que deux repas par semaine, se désaltère alternativement au puits Zemzem à la Mecque et à celui de Salomon à Jérusalem. Il se baigne à la fontaine de Silwan (Siloé).
L’un des sanctuaires dédiés à El Khudr est situé à environ un mille au nord des piscines de Salomon, près de Bethléem, et c’est une sorte d’asile de fous. Les personnes dérangées des trois religions y sont emmenées et enchaînées dans la cour de la chapelle, où elles sont gardées pendant quarante jours au pain et à l’eau, le prêtre grec à la tête de l’établissement leur lisant de temps en temps l’Évangile ou leur administrant une flagellation, selon le cas.
La légende suivante concernant ce couvent a été racontée par un natif du village voisin de Beyt Jala :
« Il y a très longtemps, au temps des ancêtres de nos arrière-grands-pères, le prêtre grec administrait la Sainte Communion dans l’église d’El Khudr. Or, comme vous le savez, les Grecs émiettent le pain consacré dans la coupe de vin et administrent [53] les deux éléments en même temps, au moyen d’une cuiller. Je ne saurais dire si le célébrant était ivre ou non, mais ce qui est certain, c’est qu’au moment où il allait mettre la cuiller dans la bouche d’un communiant agenouillé devant lui, il en renversa le contenu sacré d’une manière ou d’une autre. Le contenu tomba sur son pied, le transperça de part en part et laissa une marque sur la dalle située en dessous. La blessure que le corps et le sang du Sauveur firent au pied du prêtre ne se cicatrisa jamais, mais fut la cause de sa mort. Quelque temps après, cependant, un homme atteint d’une grave maladie se rendit dans cette même église de Mar Jiryis et, sans s’en rendre compte, s’agenouilla sur la dalle qui avait reçu une marque de la chute du pain et du vin consacrés, et pria pour sa guérison. A sa grande joie et à la surprise de tous ceux qui étaient présents, il fut guéri sur le champ. La renommée de sa guérison amena à El Khudr de nombreux autres malades incurables, qui, dès qu’ils s’agenouillèrent sur la pierre sacrée, furent guéris, à la gloire de Dieu et de Mar Jiryis ; de sorte que la réputation de l’église se répandit largement et parvint même aux oreilles du sultan des Moscovites, qui, jaloux qu’une pierre aussi sainte fût conservée dans un village aussi éloigné, la convoita pour son bien et celui de son peuple. Il envoya un navire de guerre à Jaffa, portant une lettre au patriarche de Jérusalem, disant que la dalle devait être immédiatement [54] enlevée et transportée à Jaffa. Comme le sultan des Moscovites était un bon ami, bienfaiteur et protecteur de l’Église, le patriarche n’hésita pas à obéir à son ordre et fit transporter la pierre à Jaffa. Elle fut placée dans un bateau appartenant au navire de guerre afin d’être prise à bord, mais tous les efforts des rameurs pour atteindre le bateau furent vains, car Mar Jiryis lui-même apparut et repoussa à plusieurs reprises le bateau vers le rivage avec sa lance. Cela arriva si souvent que les Moscovites furent obligés d’abandonner leur projet ; et lorsque l’affaire fut rapportée au patriarche, il se rendit compte de son erreur et fit rapporter la pierre et la déposer respectueusement dans l’église d’El Khudr, où elle est exposée jusqu’à ce jour.
Comme nous l’avons déjà dit, il existe de nombreuses églises et chapelles-couvents dédiées à saint Georges. Dans les murs de Jérusalem, il y a au moins deux couvents grecs et un couvent copte de ce nom, tandis qu’à l’extérieur de la porte de Jaffa, et sur le côté ouest de la vallée traditionnelle de Gihon ou du Haut-Hinnom, presque en face de la citadelle, se trouve un autre. Les musulmans croient qu’au dernier jour, le Christ tuera l’Antéchrist, et certains d’entre eux soutiennent que ce couvent marque l’endroit où cela se produira. Ils fondent leur opinion sur l’affirmation selon laquelle ce qui est maintenant connu sous le nom de porte de Jaffa s’appelait autrefois porte de Lydda.
Sur le versant nord du mont Carmel se trouve un autre centre de culte célèbre d’El Khudr. Il est fréquemment visité par des pèlerins juifs, chrétiens, musulmans et druzes qui recherchent la guérison physique ou mentale. On dit que des guérisons très remarquables ont été accomplies à [55] cet endroit. L’exemple suivant m’a été raconté par feu le Dr Chaplin, qui fut pendant de nombreuses années chef de la Mission médicale L.J.S. à Jérusalem. Un jour, on lui amena une jeune juive souffrant d’une maladie nerveuse qu’il considérait comme guérissable, mais seulement par un long traitement. Les parents de la jeune fille acceptèrent d’abord de la laisser à l’hôpital, mais la retirèrent ensuite malgré ses remontrances. Ils dirent qu’ils étaient sûrs qu’elle n’était pas réellement malade, mais seulement sous l’influence d’un « dibbuk » ou démon parasite, et qu’ils avaient l’intention de la traiter en conséquence.
Quelques mois plus tard, le médecin rencontra par hasard la jeune fille dans la rue et constata avec surprise qu’elle était guérie. Il lui demanda comment s’était opérée cette guérison qui lui semblait étonnante. On lui répondit que ses amis l’avaient envoyée au Mont Carmel et enfermée une nuit dans la caverne d’Élie. Enfermée seule, dit-elle, elle s’endormit, mais fut réveillée à minuit par une lumière qui l’éclaira. Elle vit alors un vieillard tout en blanc qui s’approcha lentement d’elle en lui disant : « Ne crains rien, ma fille. » Il posa doucement sa main sur sa tête et disparut. Quand elle se réveilla le lendemain matin, elle était parfaitement rétablie.
Parmi les Juifs, Élie est considéré non seulement comme le gardien spécial d’Israël, mais aussi comme le serviteur invisible de chaque circoncision, et en tant que tel, un siège spécial est préparé pour lui. De même, une chaise et une coupe de vin sont placées à sa disposition au moment de l’anniversaire de Pâques. Parmi les [56] chrétiens arméniens de Jérusalem, il existe une croyance selon laquelle si, au cours d’un repas, un pain, ou même une tranche de pain, tombe accidentellement ou se retrouve de telle manière qu’il se trouve sur le bord de la table, c’est un signe que Mar Jiryis est invisiblement présent en tant qu’invité, et a daigné bénir le repas.
L’histoire de saint Georges et du dragon est bien connue en Palestine. Le tombeau du saint est montré dans la crypte de l’ancienne église des croisés [2] à Lydda, et à Beyrouth, le puits même dans lequel il jeta le monstre tué, et l’endroit où il se lavait les mains après avoir accompli ce sale travail. Voici, en bref, l’histoire généralement racontée par les chrétiens :
"Il était une fois une grande ville qui dépendait pour son approvisionnement en eau d’une fontaine hors des murs. Un grand dragon, possédé et poussé par Satan lui-même, prit possession de la fontaine et refusa de permettre que l’eau soit prise à moins que, chaque fois que les gens venaient à la source, un jeune ou une jeune fille lui soit donné à dévorer. Les gens essayèrent encore et encore de détruire le monstre ; mais bien que la fleur de la ville se déchaînât joyeusement contre lui, son souffle était si pestilentiel qu’ils tombaient morts avant d’être à portée d’arc.
Les habitants terrifiés furent ainsi obligés de sacrifier leur progéniture ou de mourir de soif ; jusqu’à ce qu’enfin toute la jeunesse du lieu périt, à l’exception de la fille du roi. La détresse de leurs sujets par manque d’eau était si grande que ses parents, le cœur brisé, ne purent la retenir plus [57] longtemps, et au milieu des larmes du peuple, elle se dirigea vers la source, où le dragon l’attendait. Mais au moment où le monstre répugnant allait lui sauter dessus, Mar Jiryis apparut, en panoplie d’or, sur un beau coursier blanc, et une lance à la main. Chevauchant de toutes ses forces le dragon, il le frappa entre les deux yeux et le tua. Le roi, par gratitude pour ce secours inattendu, donna à Mar Jiryis sa fille et la moitié de son royaume.
Comme nous l’avons déjà remarqué, Élie apparaît fréquemment dans les légendes juives comme le Protecteur d’Israël, toujours prêt à instruire, à réconforter ou à guérir - parfois condescendant à guérir une affection aussi légère qu’un mal de dents, d’autres fois allant jusqu’à porter un faux témoignage afin de délivrer les rabbins du danger et des difficultés. [3]
Les habitants juifs modernes de la Palestine croient pieusement en son intervention dans les moments difficiles. Ainsi, parmi les synagogues juives espagnoles de Jérusalem, on trouve une petite chambre souterraine, appelée la « Synagogue du prophète Élie », d’après l’histoire suivante :
Il y a quatre siècles, un jour de sabbat, alors que la ville comptait peu de Juifs, il n’y avait pas assez d’hommes pour former un « minyan » ou quorum légal de la congrégation. Il fut impossible de réunir plus de neuf personnes, dix étant le nombre minimum requis. On annonça donc que le service habituel ne pouvait avoir lieu, et les personnes présentes s’apprêtaient à partir, quand [58] soudain un vieil homme à l’allure de révérend apparut, revêtit son « talith » ou châle de prière et prit place parmi eux. Lorsque le service fut terminé, « le Premier de Sion », comme on appelle le grand rabbin de la communauté juive de Jérusalem, en quittant le lieu de culte, chercha l’étranger, avec l’intention de l’inviter au repas du sabbat, mais il ne fut trouvé nulle part. On pensa que ce mystérieux étranger ne pouvait être autre que le célèbre Tishbite.
L’histoire suivante, une version de celle racontée dans le Coran, [4] est rapportée par les musulmans d’El Khudr :
Le grand législateur était très perplexe et troublé en pensant aux opérations apparemment confuses et étranges de la Providence divine, alors il demanda à Allah de l’éclairer. On lui dit, en réponse à sa prière, d’aller un certain jour à un certain endroit où il rencontrerait un serviteur du Miséricordieux, qui l’instruirait. Mûsa fit ce qu’on lui avait dit, et trouva au rendez-vous un vénérable derwich qui, pour commencer, lui fit promettre de ne pas faire de remarques ou de poser des questions sur tout ce qu’il pourrait voir pendant leur voyage ensemble. Mûsa promit, et le couple partit en voyage.
Au coucher du soleil, ils atteignirent un village et se rendirent à la maison du cheikh, un homme riche et aimable, qui leur souhaita la bienvenue et ordonna qu’on tue un mouton en leur honneur. Quand l’heure du coucher fut arrivée, ils furent conduits [59] dans une grande pièce bien meublée. Le « tusht et l’ibrìk » [5], qui dans la plupart des maisons sont en cuivre étamé, étaient ici en argent plaqué et sertis de pierres précieuses. Mûsa, fatigué, s’endormit bientôt ; mais bien avant le lever du jour, son compagnon le réveilla, lui disant qu’il fallait partir immédiatement. Mûsa objecta, trouvant le lit confortable. Il déclara qu’il était ingrat de partir si tôt alors que leur hôte était encore au lit et qu’ils ne pouvaient pas le remercier. « Souvenez-vous des termes de notre accord », dit le derwich d’un ton sévère, tandis qu’à la stupéfaction de Mûsa, il glissait froidement le « tusht » ou lavabo en argent dans le sein de sa robe. Mûsa se leva alors en silence et ils quittèrent la maison.
Le soir, épuisés, ils atteignirent un autre village et furent de nouveau les hôtes du cheikh, qui se montra tout le contraire de leur hôte de la nuit précédente. Il se plaignit d’être obligé d’héberger des vagabonds malpropres et demanda à un domestique de les conduire dans une caverne derrière l’écurie où ils pourraient dormir sur un tas de « tibn » [31]. Pour le souper, il leur envoya des morceaux de pain moisi et quelques olives avariées. Mûsa ne put y toucher, bien qu’il fût affamé, mais son compagnon prépara un bon repas.
Le lendemain matin, Mûsa se réveilla très tôt, affamé et malheureux. Il réveilla son guide et lui suggéra qu’il était temps de se lever et de partir. Mais le derwich répondit : « Non, nous ne devons pas nous enfuir comme des voleurs » et se rendormit.
Environ deux heures plus tard, l’ascète se leva, ordonna à Mûsa de déposer les morceaux du repas de la nuit dans son sein et dit : « Maintenant, nous [p. 60] devons dire adieu à notre hôte. » En présence du cheikh, le derwich fit une révérence à voix basse, le remercia de son hospitalité envers eux et le pria d’accepter un léger signe d’estime. A la stupéfaction du cheikh et de Mûsa, il sortit le bol volé et le déposa aux pieds du cheikh. Mûsa, se souvenant de sa promesse, ne dit pas un mot.
Le troisième jour, ils traversèrent une région aride, où Mûsa se réjouit de se voir offrir les miettes qu’il aurait jetées sans le derwich. Vers le soir, ils arrivèrent à une rivière, que le derwich décida de ne pas tenter de traverser avant le lendemain matin, préférant passer la nuit dans une misérable cabane de roseaux, où la veuve d’un passeur habitait avec son neveu orphelin, un garçon de treize ans. La pauvre femme fit tout ce qu’elle pouvait pour les mettre à l’aise et, le matin, leur prépara le petit déjeuner avant de partir. Elle envoya son neveu avec eux pour leur montrer le chemin vers un pont en ruine plus loin sur la rivière. Elle cria au garçon des instructions pour qu’il guide leurs honneurs en toute sécurité avant qu’il ne revienne. Le guide ouvrit la voie, le derwich le suivit et Mûsa ferma la marche. Lorsqu’ils arrivèrent au milieu du pont, le derwich saisit le garçon par le cou et le jeta à l’eau, le noyant ainsi. « Monstre ! « Meurtrier ! » s’écria Mûsa, hors de lui. Le derwich se tourna vers son disciple, et le prophète reconnut en lui El Khudr. « Tu oublies encore une fois les termes de notre accord, dit-il sévèrement, [61] et cette fois nous devons nous séparer. Tout ce que j’ai fait était prédestiné par la miséricorde divine. Notre premier hôte, bien qu’il fût un homme des meilleures intentions, était trop confiant et ostentatoire. La perte de sa bassine d’argent lui servira de leçon. Notre second hôte était un radin. Il commencera maintenant à être hospitalier dans l’espoir d’un gain ; mais l’habitude s’installera en lui et changera peu à peu de nature. Quant au garçon dont la mort vous met tant en colère, il est parti au paradis, alors que s’il avait vécu deux ans de plus, il aurait tué sa bienfaitrice, et l’année suivante il vous aurait tué vous. »
Les pluies « anciennes » ayant manqué pendant les mois de novembre et décembre 1906, des prières pour la pluie furent offertes dans tous les lieux de culte, musulmans, juifs et chrétiens. Vers cette époque, les récits suivants circulaient à Jérusalem. Une femme qui venait de remplir goutte à goutte sa cruche à une source peu abondante près d’Ain Kârim fut soudainement abordée par un cavalier portant une longue lance, qui lui ordonna de vider son récipient dans une auge en pierre et d’abreuver son cheval. Elle s’y opposa, mais céda à ses menaces. A sa grande horreur, ce n’était pas de l’eau mais du sang qui coulait de sa cruche. Le cavalier lui ordonna d’informer ses concitoyens que si Allah n’avait pas envoyé la sécheresse, la peste et d’autres calamités les auraient frappés. Après lui avoir donné cette consigne, il disparut. C’était El Khudr.
A Hébron, une femme musulmane qui donnait à boire à un vieil étranger à sa demande, fut chargée de transmettre aux Hébronites un message semblable à celui ci-dessus, et d’ajouter qu’Allah enverrait de la pluie après le Nouvel An grec. Nous avons certainement eu un temps très pluvieux après cette date.
51:1 La Méditerranée et la mer Rouge. ↩︎
56:1 Si je me souviens bien, le tombeau se trouve à moitié dans l’église chrétienne actuelle et à moitié dans la mosquée adjacente, l’ancienne église des croisés ayant été ainsi divisée.—ED. ↩︎
57:1 Voir « Vie et époque de Jésus le Messie » d’Edersheim, App. viii. ↩︎
58:1 Sourate XVIII. 50 ff. ↩︎
58:2 Récipients pour l’ablution cérémonielle. ↩︎