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Ahmad Al-muttafakhir, ibn Al-muttashakhim, cheikh des Arabes de Fashar,[^75] était excessivement fier de sa noble ascendance et s’en vantait constamment. Un jour, alors qu’il conduisait une caravane en route de Tadmor à Acre, il parlait de son sujet favori lorsqu’il vit un derwich assis au bord de la route qui regardait fixement un objet blanc qu’il tenait dans ses mains. Étant d’un esprit curieux, Ahmad galopa vers lui pour voir ce que c’était. Il s’avéra qu’il s’agissait d’un crâne humain. Le cheikh demanda au derwich pourquoi il l’examinait de si près. « Ah ! dit le saint homme, qui connaissait évidemment son homme, j’ai trouvé ce crâne à la porte d’une caverne que j’ai traversée ce matin, et je cherche à savoir s’il appartenait, de son vivant, à quelque grand homme, ou s’il s’agissait simplement de la boîte crânienne d’un mortel ordinaire comme vous [p. 142] ou moi. » Ahmad partit au galop, offensé, et ne parla plus de ses nobles ancêtres pour ce jour-là. Plus tard, cependant, alors que la caravane passait devant un cimetière de village, il remarqua que le toit d’un caveau funéraire [1] s’était effondré et que les os des morts étaient exposés. Parmi les crânes, certains étaient noirs et bruns, d’autres blancs. « Voyez ! s’écria-t-il, même après la mort, il y a une différence entre les personnes de bonne race et celles de naissance modeste : les crânes des premiers sont tous blancs, et ceux des seconds d’une couleur plus foncée. » Quelques jours après qu’il eut fait cette remarque, les voyageurs approchèrent de leur destination. Fixées au-dessus de la porte de la ville se trouvaient les têtes d’hommes qui avaient été mis à mort pour des crimes hideux. Les oiseaux de proie, les insectes et l’action combinée du soleil et de la pluie avaient complètement blanchi les crânes. « Lève les yeux, ô émir, cria l’un des compagnons, ces crânes là-haut doivent tous avoir appartenu à une personne, comme vous, de famille noble. »
« Un certain sultan avait deux vizirs, un juif et un chrétien, qui étaient jaloux l’un de l’autre. Le sultan se demanda un jour s’il valait mieux être né humblement, mais bien élevé, ou appartenir à une bonne famille, si pauvre soit-elle. Le juif défendit la race, tandis que le chrétien prit le parti de l’éducation, disant qu’il avait lui-même dressé un chat pour faire le travail d’un bon serviteur. « Si Votre Majesté veut bien lui permettre de montrer son chat, dit le juif, je démontrerai à mon tour que la bonne naissance est au-dessus de l’éducation. »
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Le procès eut lieu le lendemain, lorsque, sur un signal du vizir chrétien, un beau chat se présenta sur ses pattes arrières devant l’empereur, portant un petit plateau en or contenant des rafraîchissements. Mais le juif avait une souris dans une petite boîte dans sa manche et, au moment où le chat offrait le plateau au sultan, il la lâcha. Le chat, prenant immédiatement conscience de la présence de sa proie naturelle, hésita un instant, puis lâcha le plateau et se lança à sa poursuite.
Le Juif demanda alors qu’on convoque une gitane instruite du harim du Sultan. On amena la jeune fille et il lui posa une question : « Supposons qu’après minuit mais avant le lever du jour, tu te réveilles, comment pourrais-tu savoir quand l’aube approche ? » Elle répondit : « Je devrais écouter le braiment d’un âne, car à l’approche de l’aube ils braient comme cela » ; et elle imita le son.
«Votre Majesté remarquera, dit le Juif, quand elle fut partie, qu’elle a répondu par son ascendance et non par son éducation. Posons maintenant la même question à une jeune fille de bonne descendance, mais pauvre et sans éducation.» Une jeune fille répondant à ces exigences fut amenée en présence. Elle venait tout juste de rejoindre le harìm et ses manières étaient d’une gracieuse timidité. Lorsque le Sultan lui demanda comment elle percevrait l’approche de l’aube, elle hésita : «Qu’il plaise à Votre Majesté, ma mère m’a [144] dit que la lumière d’un diamant s’affaiblit à l’approche de l’aube.» Le sultan et tous ceux qui étaient présents applaudirent sa réponse et donnèrent à la bonne naissance la palme de l’éducation.
Un certain empereur de la Chine, pays d’idolâtres et d’infidèles, fut visité un jour par un voyageur célèbre qui lui raconta les merveilles dont il avait été témoin dans différents pays et qui, entre autres choses, informa Sa Majesté que le Shah de Perse avait un lion si apprivoisé qu’il suivait son maître partout comme un chien bien dressé, que l’émir de Cabûl avait un tigre, le souverain du Cachemire un léopard, bref que tous les potentats qu’il avait visités ou dont il avait entendu parler possédaient quelque bête sauvage qui avait appris à être de compagnie. Le souverain des Chinois se sentait petit à l’idée qu’il était le seul, parmi les souverains de la terre, à n’avoir pas d’animal familier étranger. En tant que plus sage des hommes et chef des monarques, il dédaignait d’imiter des mortels aussi inférieurs que le Shah de Perse ou le tsar de Moscovie, et résolut d’adopter une créature qu’aucun être humain n’avait jamais rêvé d’apprivoiser.
Ayant, après de longues délibérations, fait son choix, il convoqua ses conseillers et leur donna l’ordre de trouver un moyen d’apprivoiser cet animal immonde et féroce, le cochon, si complètement qu’il devienne aussi propre, doux et bien disposé qu’un agneau.
Les sages et les courtisans réunis dirent à leur maître que ce qu’il leur demandait était faisable et même si facile qu’ils allaient s’y mettre immédiatement. « Tout ce qu’il faut faire, dirent-ils, [145] c’est donner l’ordre de surveiller de près une truie en train de pondre, et, dès qu’elle met bas, de lui arracher un de ses petits avant qu’il ait eu le temps de la sentir ou de goûter son lait. Il faut ensuite l’allaiter par une brebis, la laver soigneusement chaque jour et lui apprendre des habitudes de propreté. Si l’on adopte cette méthode, la plus vile des bêtes deviendra sûrement aussi douce et irréprochable qu’un agneau. »
Le monarque ordonna que tout cela soit fait. Un fonctionnaire de haut rang fut nommé gardien du cochon de lait de l’empereur. Il avait sous ses ordres un personnel spécial de laveurs et de nourrisseurs, et le souverain de la Chine attendait avec une patience impériale le résultat du travail de ses serviteurs. Le cochon de lait fut dûment obtenu, lavé dans des bains fréquents d’eau de rose et d’autres parfums, et élevé selon la manière prescrite par les savants. Avec le temps, les fonctionnaires en charge eurent l’honneur de présenter à leur seigneur un cochonnet élégant et ressemblant à un agneau.
Le monarque récompensa généreusement tous ceux qui étaient concernés et fit du cochon domestique son compagnon constant, qui le suivait partout pour son plus grand plaisir.
Un jour, cependant, l’empereur s’avisa de prolonger sa promenade au-delà des limites du palais. Son cochon, portant un collier d’or serti de pierres précieuses, le suivit. Tout à coup, l’animal oublia ses bonnes manières. Il se mit à renifler l’air et à grogner d’une manière qui ne ressemblait pas à celle d’un agneau, et, avant qu’on ait pu faire quoi que ce soit pour l’en empêcher, il quitta son maître et, détalant à travers champs [146] et à travers les haies, se précipita dans un marécage où se vautraient des pourceaux. Les courtisans présents furent épouvantés et coururent aussi vite qu’ils le purent, oubliant toute dignité, désireux de sauver leur vie. Mais tous leurs efforts furent vains. Lorsqu’ils atteignirent le bord du marécage, personne ne put dire laquelle des bêtes impures qui s’y roulaient était l’animal domestique du roi. Ils soupçonnèrent en effet qu’il s’agissait d’une créature particulièrement immonde, mais ils ne purent en être sûrs, car il n’y avait aucune trace de collier. Ils retournèrent donc tout tremblants et effrayés vers leur souverain, qui menaça de faire des choses terribles. On donna ordre à tous les membres du Conseil absents et à tous les sages de la capitale de se présenter immédiatement devant lui. Quand tous les hommes à barbe grise, noire et brune effrayés furent arrivés, on leur dit que leur maître était vivement tenté de se faire couper la tête à l’instant même, mais comme il lui plaisait de se rappeler qu’il était la source de la miséricorde aussi bien que de la rétribution, il leur accorderait un délai de trois jours pour trouver un moyen infaillible de transformer un cochon en agneau permanent.
Reconnaissants de ce répit, les vizirs, les vieillards et les savants discutèrent de la question capitale sous tous ses aspects. À la fin de la dernière heure du troisième jour, ils retournèrent dans la salle d’audience et se prosternèrent devant le trône. « Ô puissant monarque de cet âge d’or », dit leur porte-parole, « vos humbles et obéissants serviteurs et esclaves ont très soigneusement examiné et discuté la question qui leur a été gracieusement confiée, et ont trouvé une solution à la difficulté. L’œuvre est, en effet, difficile, [147] mais juste pour cette cause digne d’un si grand souverain. Par conséquent, s’il plaît à Votre Majesté, que des ordres soient envoyés à tous vos ambassadeurs et représentants dans les pays étrangers pour promettre de grandes récompenses à l’habile chirurgien qui entreprendra l’opération d’ouvrir en même temps un cochon vivant et un agneau vivant, et, après avoir extrait le cœur du premier, d’insérer le cœur de l’agneau à sa place. Quand la blessure sera recousue et que le porc sera guéri, on retrouvera un agneau parfait, et l’exploit ajoutera de l’éclat aux merveilleuses annales du règne le plus glorieux de Votre Majesté. » L’empereur de Chine fut si satisfait de cette suggestion qu’il publia immédiatement un Iradé ordonnant que des ordres soient immédiatement transmis à ses envoyés à l’étranger. Cependant, bien que des annonces aient pu paraître dans toutes les principales gazettes de Belâd el Afranj, je n’ai pas entendu dire qu’un chirurgien ait répondu à l’invitation.
141:1 c’est-à-dire Ahmad le Vaniteux, fils du Vaniteux, sheykh des Arabes vantards.—Éd. ↩︎