Dans une ville non loin de la capitale vivait, il y a des années, un jeune homme réputé pour son érudition. Il avait terminé ses études à la grande université d’El Azhar au Caire, et était maître dans les sept sciences et possédait les sept langues, un beau calligraphe, un poète si accompli que ses vers méritaient, selon ses amis, d’être affichés sur les portes [148] de la Ka’aba à La Mecque, [^77] et un savant si érudit que personne ne lui enviait le droit de porter le large turban formel et très respecté appelé « mûkleh ». Mais, malgré ces avantages, il ne pouvait pas réussir dans le monde, n’ayant aucun parent influent pour le pousser en avant. Rien ne le décourageait cependant, il résolut, par ambition, d’obtenir l’attention et l’approbation du sultan lui-même, et, par conséquent, la position et la richesse, car il était pauvre bien que de prestance.
Il écrivit donc un magnifique poème à la gloire du grand Khan et du puissant Khakan, le Commandeur des Croyants, notre Souverain Seigneur le Sultan Fulân,[1] ibn-es-Sultan Fulân, Sultan des Arabes, des Perses et des Roum, dont la renommée et l’influence s’étendaient sur les sept continents et par delà les sept mers. Quand l’ode fut terminée, il la fit parvenir au potentat, ayant vendu presque tout ce qu’il possédait afin de gagner la faveur des divers fonctionnaires par les mains desquels le document devait passer avant d’être déposé au pied du lit sur lequel reposait le Souverain du Siècle.
Les espérances de ce jeune homme étaient grandes, mais son dégoût fut plus grand encore lorsque le cheikh el-Hara (chef de la rue où il habitait) le fit venir un jour pour lui demander de signer un reçu de cinquante dinars sur le trésor impérial, et, lorsqu’il l’eut fait, lui dit froidement que quarante dinars avaient servi à payer les honoraires de divers fonctionnaires entre le trône et lui, qu’il [149] devait en garder cinq pour ses honoraires et trois sous un autre prétexte, ne laissant au poète que deux reliquats. Profondément dégoûté de son insuccès, mais d’un caractère persévérant, notre héros écrivit une seconde ode encore plus belle que la première, puis partit à pied pour Stambûl, résolu à ne pas s’en remettre à des intermédiaires, mais à déposer lui-même son œuvre aux pieds de la source de toutes les bontés terrestres. Il arriva dans la capitale un jeudi soir et prit un logement chez un khan. Le lendemain matin, après avoir été aux bains, il arrangea son turban et ses robes de manière à faire bonne impression, puis il se plaça près de l’entrée de la mosquée où le Padishah avait coutume de faire ses dévotions publiques semaine après semaine. Dès que le sultan parut, le poète s’élança et, se jetant aux pieds du souverain, présenta son poème. Le papier fut gracieusement reçu par le monarque, qui entra aussitôt dans la mosquée. Le poète attendit son retour et lorsque le sultan sortit et le vit debout, il lui ordonna gracieusement de le suivre au palais. Arrivé au palais, le sultan lut le poème et, satisfait de celui-ci, alla à son coffre particulier et en sortit dix dinars qu’il remit au jeune homme. Remarquant l’air déçu sur le visage de ce dernier, et étant lui-même de très bonne humeur, le Padishah lui dit de dire pourquoi il n’était pas content et de parler franchement sans crainte ni réserve. En recevant de tels encouragements, le poète tomba aux pieds de son souverain, lui raconta ses aspirations, [150] ses déceptions, et comment il avait dépensé tous ses biens pour réussir et atteindre une position élevée. « Mon fils », dit le souverain bienveillant, lorsque le poète eut cessé de parler, « contente-toi de ce que je te donne maintenant. Si tu reçois davantage à présent, tu ne pourras que t’attirer l’attention, l’envie et la haine de tes voisins. Je vais cependant y ajouter quelque chose de plus précieux que tous les talents et le savoir que tu possèdes déjà. Je vais te dire quel est le secret du succès dans la vie. Il est exprimé par un seul mot arabe : « Heylim ». [2] « Fais de « Heylim » ta règle de vie et tu seras sûr d’atteindre l’éminence. » Sur ces mots, le savant fut congédié. En rentrant chez lui, il réfléchit à l’étrange conseil de son souverain. Soudain, une idée brillante lui vint. Rencontrant un prêtre grec bien habillé dans une route solitaire, il l’aborda. « Ô Nazaréen, fils de chien, change de vêtements avec moi. » Le prêtre objecta d’abord, mais céda finalement aux menaces du musulman et fut heureux d’être autorisé à poursuivre son chemin sans dommage, comme un 'âlim ou savant mahométan, tandis que le poète, en tant que prêtre grec, retourna à Istanbul, prit une chambre dans un khan tranquille et resta retiré jusqu’à ce que ses cheveux aient poussé assez longtemps pour lui permettre de passer pour un prêtre de l’Église orthodoxe.
Ayant atteint ce but, il alla voir le cheikh el-Islam et demanda un entretien privé qui lui fut accordé. « Il y a trois nuits, dit l’imposteur, j’ai fait un rêve qui m’a beaucoup troublé. [151] Il s’est répété les deux nuits suivantes. J’ai rêvé qu’un homme vénérable, qui avait tels traits et portait tel vêtement » (il donna ici une description qui rappellerait aux musulmans érudits l’apparence traditionnelle du fondateur de l’Islam), « m’apparut et, déclarant qu’il avait été envoyé pour m’enseigner la vraie religion, me fit répéter plusieurs fois la prière suivante après lui jusqu’à ce que je la sache par cœur. Lorsque je pus le faire, il me dit de venir vous voir, de répéter ce qu’il m’avait appris et de demander de nouvelles instructions. » Il répéta alors, à la grande surprise du cheikh, le « Fatha » ou premier chapitre du Coran avec une grande onction. Le cheikh el-Islam interrogea son visiteur avec finesse, mais ne réussit pas à le déconcerter. Il s’agissait en réalité d’un prêtre chrétien à qui Mahomet lui avait enseigné lui-même les premiers rudiments de l’islam, un converti des plus intéressants. Le plus haut dignitaire religieux du monde musulman lui accorda donc l’instruction désirée et le reçut chez lui. Le lendemain, il raconta à son hôte qu’il avait rêvé de nouveau qu’il était visité par le vénérable personnage, et que celui-ci lui avait enseigné une seconde série de textes qu’il devait demander au cheikh de lui expliquer. Il répéta alors la seconde sourate du Coran, intitulée « La Vache », et contenant 286 versets, sans se tromper d’une seule voyelle ou d’un seul accent. Le cheikh fut étonné [152] au-delà de toute mesure, et non sans se sentir flatté de penser que le Prophète l’avait choisi pour être l’instructeur religieux d’un disciple aussi miraculeux. Que diraient ses ennemis lorsqu’ils apprendraient que son autorité n’était pas seulement soutenue par le Calife, mais par Mahomet lui-même ?
La nuit suivante, le pseudo-chrétien apprit la troisième sourate, comme il le déclara, et le lendemain matin il la répéta correctement à son hôte qui l’expliqua ensuite. La nuit suivante, la quatrième sourate fut révélée, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le cheikh ne puisse plus s’empêcher d’inviter les savants de sa connaissance à venir assister au prodige. Ils vinrent, virent, entendirent, questionnèrent et contre-interrogeèrent, mais trouvèrent plus que ce qu’ils pouvaient et se retirèrent fort perplexes, sinon convaincus. Pendant ce temps, le cas de conversion était évoqué ouvertement dans tout Stambûl. Les chrétiens n’osèrent pas contredire les musulmans exultants qui se vantaient de la merveilleuse conversion d’un grand théologien chrétien, effectuée par le Prophète lui-même assisté du cheikh el-Islâm. La renommée de ce dernier monta en flèche. Ses « fetwahs » ou décisions judiciaires furent humblement acceptées. Des dons lui arrivèrent de toutes parts, et comme il était un homme généreux, il les partagea avec son élève.
Le prétendu chrétien conserva cependant son habit clérical, affirmant que le Prophète lui avait ordonné de ne pas le quitter ni d’être admis dans le giron de l’Islam par la circoncision jusqu’à ce que son instruction soit complète. En temps voulu, la nouvelle de ce cas extraordinaire parvint au Commandeur des Croyants, qui, en tant qu’homme sage, s’enquit d’abord de l’époque où ce remarquable [153] Nazaréen s’adressa pour la première fois au Cheikh de l’Islam pour obtenir des instructions. Ses soupçons éveillés, il ordonna qu’on lui amène le prétendu chrétien en privé. Le Sultan le reconnut d’un coup d’œil, malgré son déguisement et ses longs cheveux, et lui demanda sévèrement ce que signifiait cette momie. « Ô Maître du Temps ! répondit le coquin en tombant à ses pieds, Votre Majesté m’a conseillé de « heylim » et, obéissant au précepte, j’ai trouvé cela profitable. » Il raconta alors son histoire, ce qui amusa beaucoup le sultan, qui fit dire au cheikh el-Islam qu’il se chargerait lui-même de l’avancement de l’intéressant converti, qui resterait au palais comme son hôte. Après cela, ayant ordonné au barbier du palais de s’occuper du coquin, et l’ayant habillé de vêtements dignes d’un vrai croyant, il en fit l’un de ses secrétaires particuliers, et l’éleva peu à peu à des postes plus élevés dans le gouvernement. Depuis lors, la règle simple « Heylim », ou en d’autres termes, « embrasse un chien sur la bouche jusqu’à ce que tu obtiennes de lui ce que tu veux », [3] a été bien observée en Orient.
148:1 Ceci, d’après des preuves internes, je juge qu’il s’agit d’une fable chrétienne.—ED. ↩︎
148:2 Fulân=« Un tel »; cf. Espagnol Don Fulano.—Éd. ↩︎
150:1 Les expressions anglaises « flatter, insinuate, ingratiate yourself, et dissimulate » expriment à peine la pleine signification de ce seul mot. ↩︎