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Un jour qu’il était en randonnée, le calife Harûn er Rashid remarqua un vieux fellah d’apparence très vénérable qui plantait un figuier. L’abordant, le Commandeur des Croyants lui demanda pourquoi il prenait la peine de planter un arbre dont il ne pouvait guère espérer goûter le fruit.
— Ô Émir des Mouménites, répondit le barbu. Inshallah, je pourrai peut-être goûter au fruit de cet arbre, mais sinon, mes fils le feront, comme j’ai mangé le fruit des arbres plantés par mon père et mon arrière-grand-père. — Quel âge as-tu ? demanda le monarque. — Cent sept ans, répondit le cultivateur. — Cent sept ans ! s’exclama le calife étonné, et il ajouta : — Eh bien, si tu vis vraiment assez longtemps pour manger le fruit de cet arbre, préviens-moi.
Plusieurs années passèrent et Harûn avait complètement oublié l’incident lorsqu’un jour on lui dit qu’un vieux paysan désirait une audience, disant que, sur ordre du Calife, il lui avait apporté un panier de figues. Ayant ordonné qu’on le laisse entrer, Harûn fut surpris de découvrir que c’était le même fellah qu’il avait vu une fois planter un figuier, et qui lui apportait maintenant de beaux fruits de cet arbre. Le Commandeur des Croyants reçut le présent avec la plus grande grâce, fit asseoir le vieillard [162] à côté de lui sur le diwan et ordonna qu’on lui revêtît une robe d’honneur ; il lui donna un dinâr d’or pour chaque figue, puis le congédia avec tous les honneurs.
Lorsque le vieux fellâh eut quitté la Présence, le fils du Calife El Mamûn demanda à son père pourquoi une telle grâce avait été accordée à un paysan illettré : « Mon fils, répondit Harûn, Allah Lui-même l’avait honoré, je devais donc faire de même. »
Le vieux fellah revint dans son village tout joyeux et y vanta la générosité et la condescendance du Prince des Croyants. Or, à côté de lui vivait une femme jalouse et avare qui, envieuse de la bonne fortune de son vieux voisin, résolut de le surpasser et tourmenta son mari jusqu’à ce que, pour obtenir la paix, il remplisse un grand panier de figues et se présente avec elles à la porte du palais du Calife. Lorsqu’on lui demanda ce qu’il voulait, il répondit que comme le Commandeur des Croyants était réputé pour son impartialité et avait si richement récompensé son voisin pour quelques figues, il en avait aussi apporté et espérait recevoir une récompense similaire. En entendant cette réponse, les gardes rapportèrent l’affaire à Harûn, sur ordre duquel l’homme stupide fut bombardé de ses propres fruits. Furieux et blessé, il rentra chez lui et répudia la femme dont la folie l’avait exposé à une telle honte. [^84]
Un certain Sultan fut un jour frappé par la différence [163] entre les cris de deux mendiants dans la rue près de son palais. L’un criait : « Ô Allah, Toi le Bienfaiteur ! » tandis que l’autre hurlait : « Ô Allah, donne la victoire au Sultan ! » Le monarque, flatté de l’intérêt que celui-ci portait à son bien-être, appela son vizir et lui dit : « Fais en sorte que le mendiant qui prie pour moi reçoive une volaille rôtie farcie de pièces d’or ; mais à l’autre, donne une volaille cuite de la manière habituelle. »
Le vizir obéit et l’homme qui avait appelé Allah le bienfaiteur se retourna avec reconnaissance pour porter la volaille à sa femme quand l’autre lui dit : « Achète-moi cette volaille. Je n’ai ni femme ni enfants. Ce que je veux, c’est de l’argent et non pas une nourriture riche. » « Je n’ai qu’un bichlik » [1] fut la réponse, « et cela n’a rien à voir avec la valeur d’une volaille rôtie. » « Tu l’auras pour cela » dit l’autre ; et il arriva ainsi que le mendiant qui louait Allah obtint non seulement un bon dîner mais aussi une petite fortune.
Cet homme cessa alors de mendier et ouvrit une petite boutique. Son compagnon, ayant dépensé son bichlik, revint à la porte du palais et s’écria : « Ô Allah, donne la victoire à notre sultan. » Le monarque ordonna qu’on lui donne un second poulet bourré d’or. Lorsqu’il le reçut, il courut vers son ancien camarade et l’offrit pour un autre bichlik, qui fut promptement payé.
Lorsque le cri « Ô Allah ! donne la victoire au Sultan ! » se fit entendre de nouveau près du palais, le Sultan s’écria : « Qu’est-ce que cela ? J’ai rendu cet [164] homme riche deux fois et il doit encore mendier. Amenez-le chez moi. » Lorsque le mendiant fut amené, le Sultan, le regardant d’un air renfrogné, lui demanda : « Pourquoi continuez-vous à mendier alors que je vous ai rendu riche ? » « Hélas, Ô Sultan de l’Age », répondit le mendiant, « tout ce que j’ai reçu à la porte de Votre Altesse, ce sont deux volailles, que j’ai vendues à un autre mendiant qui avait l’habitude de crier : « Ô Allah ! Ô Toi le Généreux ! » mais qui est devenu riche depuis et a pris une boutique. » Le Sultan fut stupéfait et s’écria : « Wallahi ! Allah a montré qu’il est préférable de louer Sa générosité que de prier pour ma prospérité. »
Un jour, un certain Sultan eut une dispute avec son vizir sur ce qui constitue la véritable bonté. Il lui répondit qu’on pouvait la trouver parmi les plus pauvres, tandis que le vizir soutenait qu’il était impossible de faire preuve de bonté ou d’en ressentir, à moins d’être aisé. Lorsque le Sultan estima qu’on en avait assez dit, il convoqua le cheikh el-Islâm et ordonna qu’un procès-verbal du débat et des arguments des deux parties soit établi et déposé aux archives publiques.
Quelque temps après, le sultan envoya chercher secrètement le cheikh, et tous deux se déguisèrent en derwishes et sortirent pour régler la question. Dans la ville, ils trouvèrent beaucoup de choses qui les intéressaient, mais rien qui se rapportât au problème qu’ils souhaitaient résoudre. Au moment où ils atteignirent les faubourgs de la ville, le soleil se couchait et, à mesure qu’ils [165] avançaient dans la campagne, la nuit tombait rapidement. Ils furent heureux de voir une lumière briller dans un champ au bord de la route et s’en dirigèrent vers elle. Elle provenait d’une petite cabane au toit de terre, la demeure d’un pauvre chevrier. L’homme lui-même était au travail, mais sa femme et sa mère souhaitèrent la bienvenue aux étrangers en son absence. Quelques minutes plus tard, il rentra chez lui, ramenant avec lui quatre chèvres qui constituaient tout son bien. Les enfants, en courant, lui annoncèrent que des invités étaient arrivés et il entra aussitôt et les salua. Après leur avoir assuré que sa maison était la leur, il demanda à être excusé un instant, et se rendant chez les propriétaires du troupeau dont il s’occupait, il leur demanda deux pains de froment, car il ne pouvait pas servir du pain grossier dhurrah [2] à ses invités. Les deux pains avec des œufs, du lait caillé [3] et des olives constituaient un repas tentant. « Mais pardonnez-nous, dit le sultan, nous avons fait vœu de ne rien manger que du pain et des rognons pendant un an et un jour. » Sans un mot, l’hôte sortit, tua ses quatre chèvres et fit griller leurs rognons. Mais le sultan, lorsqu’elles furent placées devant lui, dit : « Nous avons fait vœu de ne rien manger avant minuit. Nous emporterons cela avec nous et le mangerons quand notre vœu sera expiré. Et maintenant, je regrette de le dire, nous devons partir. » Le chevrier et sa famille les prièrent de rester jusqu’au matin, mais en vain.
Lorsque les déguisés furent de nouveau seuls sur la route, le sultan dit : « Essayons maintenant le vizir ! » Ils atteignirent sa maison, d’où jaillissaient de la lumière et de la musique ; il était divertissant. L’humble requête de deux derwishes pour la nourriture [166] et le logement fut promptement refusée ; et comme ils persistaient encore, on entendit le vizir crier : « Chassez ces chiens et battez-les à fond. Cela leur apprendra à tourmenter leurs supérieurs. » L’ordre fut si bien obéi que les deux s’en sortirent vivants. Contusionnés et ensanglantés, ils atteignirent le palais vers minuit. Lorsqu’ils eurent ôté leur déguisement, le sultan envoya chercher en secret un médecin muet pour soigner leurs blessures. Il convoqua alors son conseil des ministres et, après avoir décrit l’emplacement de la demeure du chevrier, leur dit à tous d’aller se tenir près d’elle, mais sans déranger les habitants. « Quand le maître de cette maison sortira demain matin, saluez-le avec le plus grand respect et dites-lui que je sollicite la faveur d’une visite de sa part. Accompagnez-le ici honorablement et, à vous deux, apportez les cadavres de quatre chèvres que vous trouverez près de sa porte. »
Le chevrier craignit pour sa vie le matin où il trouva sa cabane au milieu d’une foule de courtisans et de soldats, et son inquiétude ne fut pas atténuée par le respect dont ils firent preuve envers lui lorsqu’ils l’invitèrent au palais du sultan, ni par leur conduite inexplicable en ramassant les chèvres mortes et en les portant comme des cadavres honorés.
Lorsque le cortège arriva au palais, le sultan fit asseoir le chevrier à côté de lui et ordonna que le récit de sa dispute avec le vizir soit lu à haute voix pour que tout le monde l’entende. Le récit terminé, le sultan raconta l’histoire de ses aventures de la veille au soir. Puis, se tournant vers le vizir, il dit : « Tu as trahi ta propre cause ! Personne dans ce royaume [167] n’est mieux placé que toi pour faire preuve de bonté envers ses semblables ! Pourtant, tu ne fais preuve que de cruauté ! Tu n’es plus mon vizir et tes biens seront confisqués. Mais ce chevrier qui a demandé du pain meilleur que ce qu’il pouvait se permettre de manger pour les invités les plus avides et les plus mal élevés qui soient jamais venus chez un homme, et qui a sacrifié toute sa fortune plutôt que de les décevoir, il sera mon ami et s’assiéra à côté de moi. » Ainsi la bonté fut récompensée et la grossièreté déshonorée.
Il était une fois à Jérusalem des frères jumeaux qui, même après avoir grandi, vivaient et travaillaient ensemble, partageant le produit de leurs champs.
Une nuit, après avoir battu leur blé et l’avoir divisé, comme c’était leur coutume, en deux tas égaux, ils dormirent sur l’aire de battage pour éviter les vols. Dans la nuit, l’un d’eux se réveilla et se dit : « Mon frère est marié et a des enfants à charge, tandis que moi, grâce à Allah, je suis célibataire. Il n’est pas juste que je reçoive une part égale à la sienne du produit de notre travail. »
Ainsi pensant, il se leva, prit sans bruit sept mesures de son tas et les mit sur celui de son frère, puis se rendormit. Peu de temps après, son frère se réveilla et, tandis qu’il était étendu, clignant des yeux devant les étoiles, il se dit en lui-même : « J’ai, par la bénédiction du Très-Haut, une bonne épouse et quatre beaux enfants. Je connais des joies auxquelles [168] mon frère est étranger. Il n’est pas juste que je reçoive une part égale à la sienne du produit de notre travail. » Il rampa alors jusqu’à son tas et en transféra sept mesures à la part de son frère, puis se rendormit. Au matin, chacun fut étonné de trouver les tas toujours égaux, jusqu’à ce qu’Allah envoie un prophète qui les informa que leur amour désintéressé plaisait au Tout-Puissant, et que cette aire de battage [4] était bénie à jamais.
Le cadi « Abdallah el Mustakìm », dont certains descendants résident aujourd’hui à Jaffa, vivait à Bagdad sous le règne d’El Mansûr, l’un des califes de la dynastie des « Abbâs » ; et il aurait obtenu son surnom honorable, qui signifie « l’honnête ou le droit », de la stricte impartialité avec laquelle il administrait la justice. On raconte de lui l’histoire suivante :
Un matin, comme le juste juge sortait de chez lui, il rencontra une femme du peuple qui, accompagnée d’un garçon, son fils, conduisait un âne et pleurait amèrement. Voyant sa détresse, le calife, qui était aussi bon pour les pauvres et les affligés que sévère pour les malfaiteurs, l’arrêta et lui demanda la raison de sa tristesse. « Hélas ! mon seigneur, dit la femme, [p. 169] n’ai-je pas matière à pleurer ? Mon mari est mort il y a quelques mois, après m’avoir fait jurer sur son lit de mort de ne pas vendre le petit bout de terre dont la culture nous avait permis de vivre, mais d’en prendre soin pour notre fils, ce garçon, et de lui apprendre à le cultiver comme ses ancêtres l’avaient fait depuis des générations. Mais le calife envoya un de ses serviteurs et proposa de m’acheter ce terrain, car il jouxte un domaine qui lui appartient, sur lequel il a l’intention de construire un palais. Il dit qu’il lui faut mon morceau de terre pour réaliser ses projets. J’ai refusé de vendre pour la raison que je vous ai dite, et après m’avoir trois fois pressé d’en disposer et avoir essuyé un refus, il nous a fait chasser ce matin, mon fils et moi, de notre possession légitime, héritée de nos ancêtres, et nous a dit que comme je ne voulais pas vendre la terre, elle me serait enlevée sans récompense. Nous avons ainsi tout perdu, sauf l’un l’autre et cet âne avec un sac vide sur le dos, et nous ne savons pas vers qui nous tourner pour obtenir du secours, car il n’y a personne de plus grand que le Calife. – Où est située votre terre ? demanda El Mustakim. – À tel endroit. – Et vous dites que vous venez de là, et que le Commandeur des Croyants était là quand vous êtes parti ? – Oui, mon seigneur. – Très bien, [170] vous restez ici dans ma maison jusqu’à mon retour, et en attendant, laissez-moi votre âne et son sac vide pendant quelques heures. Inshallah, comme je suis quelque peu connu de l’Émir el Mûmenìn, [5] je réussirai à le persuader de modifier ses plans et de vous restituer vos biens.
En entendant ces paroles, la pauvre veuve consentit aussitôt à sa proposition, et le juge partit, conduisant l’âne devant lui. Il arriva bientôt sur place et trouva le calife sur place, donnant divers ordres à l’architecte qui devait ériger le nouveau palais. En voyant le souverain d’El Islamiyeh, le juge, se prosternant devant lui avec la plus grande révérence, demanda une audience privée sans délai. Le calife, qui avait un grand respect pour le cadi, accéda à sa requête, et Abdullah, agissant comme l’avocat de la veuve, plaida avec insistance auprès de son maître en sa faveur. Trouvant le monarque implacable, Abdullah dit : « Eh bien, ô prince des croyants, vous êtes notre souverain et puisse Allah prolonger votre règne, mais, comme votre Altesse a saisi les biens de la veuve et de l’orphelin, je demande, en leur nom, qu’il me soit permis de prendre un sac de cette terre pour eux. »
« Dix si vous voulez », rit le calife, « bien que je ne voie pas à quoi cela peut leur servir. »
Le cadi saisit une pioche qui se trouvait à proximité, en ameublit la terre et remplit son sac. Puis, se tournant vers le calife, il dit : « Je supplie maintenant Votre Altesse, par tout ce que nous, les musulmans, considérons comme sacré, de m’aider à le placer sur le dos de cet âne. » « Vous êtes un homme bizarre », répondit le gouverneur, très amusé, « pourquoi ne pas appeler quelques-uns de ces esclaves pour le soulever [171] ? » « Ô Commandeur des Croyants », répondit le cadi, « la terre du sac perdrait entièrement ses vertus si Votre Altesse ordonnait à d’autres de la soulever ; et Votre Altesse serait la plus grande victime de cette perte. » « Eh bien, soit », dit le calife, de plus en plus curieux. Sur ce, il saisit le sac, mais ne put le déplacer. « Je ne peux pas, dit-il, c’est beaucoup trop lourd. » « Dans ce cas, dit le juste juge, comme Votre Majesté trouve que le poids d’un sac de terre, qu’elle veut rendre à ses propriétaires légitimes, est plus qu’elle ne peut supporter, vous me pardonnerez de vous demander comment vous supporterez le poids de tout ce morceau de terre que vous avez pris par violence à la veuve et à l’orphelin, et comment vous répondrez de votre injustice au jour du jugement ? »
Cette réprimande sévère mais fidèle irrita le calife, mais après un moment de réflexion il dit : « Loué soit Allah qui m’a donné un serviteur si consciencieux. Je rends la terre à la veuve et à son fils et, pour la dédommager des larmes qu’elle a versées par ma faute, je lui remets tous les impôts et taxes dus sur cette terre. »
Un troupeau de chameaux passait par hasard devant un verger dont le propriétaire était assis sur une clôture de pierres brutes. L’un des animaux, un mâle très beau, saisit la branche d’un arbre fruitier qui pendait et la brisa avec ses dents. Le propriétaire du verger saisit alors une pierre et la lança sur le chameau. Le coup fut inattendu et l’animal tomba mort. Son propriétaire, furieux de la perte de son bien, [172] saisit la même pierre et la lança avec la même précision sur le propriétaire du verger, qui, frappé à la tempe, fut tué instantanément. Frappé d’horreur par son acte téméraire et comprenant les conséquences qui en découleraient, le chameau effrayé sauta sur la plus rapide de ses bêtes et, laissant les autres se débrouiller, s’enfuit aussi vite qu’il le put. Il fut cependant rapidement suivi par les fils du défunt et contraint de retourner avec eux sur les lieux du drame, qui se trouvait à proximité du camp du calife Omar ibn el-Khattab. Les fils du défunt propriétaire du verger réclamèrent la vie de l’homme qui avait tué leur père. Ce dernier expliqua qu’il n’avait pas agi avec préméditation, mais sous l’impulsion d’une provocation soudaine. Cependant, comme il n’avait pas de témoins pour prouver qu’il disait la vérité et que les fils du défunt ne voulaient pas entendre parler d’une compensation pécuniaire, le calife ordonna que le meurtrier soit décapité. Or, à cette époque, il était d’usage que l’exécution d’un criminel ait lieu presque immédiatement après sa condamnation à mort. La procédure était la suivante : une peau ou une peau appelée « nuta 'a » était étendue en présence du monarque, et la personne à décapiter était obligée de s’agenouiller sur cette peau, les mains liées dans le dos. Le bourreau, debout derrière lui, l’épée nue, s’écria alors à haute voix : « Commandeur des croyants, est-ce bien votre décision que Fulân soit contraint de quitter ce monde ? » Si le calife répondait [173] « oui », le bourreau posait la même question une seconde fois ; si la réponse était affirmative, il la posait encore une troisième fois et, aussitôt après, à moins que le potentat ne révoque immédiatement l’ordre fatal, il coupait la tête du prisonnier. Or, dans l’affaire dont nous parlons, le condamné, se voyant irrémédiablement condamné à mort, demanda instamment au calife de lui accorder trois jours de répit pour qu’il puisse se rendre dans sa tente éloignée et régler ses affaires de famille. Il jura qu’à l’expiration de ce délai, il reviendrait et paierait la peine prévue par la loi. Le calife lui dit qu’il devait trouver un garant pour mourir à sa place au cas où il manquerait à sa parole. Le pauvre homme regarda autour de lui avec désespoir la foule de ces inconnus. On apporta la « nuta ’a » et le bourreau s’avança pour lui lier les mains. Désespéré, il s’écria : « La race des hommes [6] a-t-elle péri ? » Ne recevant pas de réponse, il répéta la question avec encore plus d’insistance, sur quoi le noble Abû Dhûr, qui était l’un des « Sohaba » ou compagnons du Prophète, s’avança et demanda au calife la permission de se porter garant. Le monarque accéda à sa requête, mais l’avertit que sa propre vie serait sacrifiée si l’homme ne revenait pas dans le délai stipulé. Abû Dhûr ayant accepté, le condamné fut libéré. Il partit en courant et fut bientôt hors de vue.
Les trois jours s’étaient écoulés et comme le meurtrier [174] n’était pas revenu et que personne ne croyait qu’il reviendrait, le calife, cédant à la volonté des parents du mort, ordonna à Abû Dhûr de payer la rançon. La peau fut apportée et Abû Dhûr, les mains liées dans le dos, s’agenouilla dessus au milieu des lamentations et des larmes de ses nombreux amis et parents. À deux reprises, d’une voix qui se fit entendre par-dessus le bruit de l’assemblée, le bourreau avait demandé au souverain de l’Islam si c’était bien sa volonté que le noble homme quitte ce monde. À deux reprises, le monarque avait répondu « oui » d’un ton sévère, lorsque, au moment où la question fatale allait être posée pour la troisième et dernière fois, quelqu’un s’écria : « Par Dieu, arrêtez ! Voici quelqu’un qui court ! » Sur un signe du calife, le bourreau resta silencieux, et, à la surprise générale, l’homme qui trois jours auparavant avait été condamné à mort accourut essoufflé et, en prononçant : « Louange à Allah ! » s’écroula épuisé sur le sol. « Insensé, lui dit le calife, pourquoi es-tu revenu ? Si tu étais resté loin, le garant serait mort à ta place et tu aurais été libre. » « Je suis revenu, répondit l’homme, afin de prouver que non seulement la race des vertueux n’a pas encore disparu, mais aussi celle des véridiques. » [7] « Alors pourquoi es-tu parti ? » demanda le monarque. « Afin, dit l’homme, qui était maintenant agenouillé, les mains liées, sur la peau d’où s’était élevé Abû Dhûr, afin de prouver que la race des dignes de confiance [8]
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— Explique-toi, dit le Commandeur des Croyants. Il y a quelque temps, dit l’homme, une pauvre veuve est venue me trouver et m’a confié quelques objets de valeur. Ayant dû quitter notre camp pour affaires, j’ai emporté ces objets dans le désert et je les ai cachés sous un gros rocher, dans un endroit que personne d’autre que moi ne pouvait trouver, et c’est là qu’ils se trouvaient lorsque je fus condamné à mort. Si ma vie n’avait pas été épargnée pendant quelques jours, je serais mort le cœur lourd, car la connaissance de la cachette aurait péri avec moi ; la femme aurait été irrémédiablement blessée ; et mes enfants l’auraient entendue maudire ma mémoire sans pouvoir l’effacer. Maintenant que j’ai arrangé les affaires de ma maison et que j’ai restitué ses biens à la femme, je peux mourir le cœur léger. » En entendant cela, Omar se tourna vers Abû Dhûr et lui demanda : « Cet homme est-il un de tes amis ou un parent ? » « Wallahi ! » répondit Abû Dhûr, « je t’assure, ô émir el-Mûminin, que je ne l’ai jamais vu avant trois jours. » « Alors, pourquoi as-tu été assez fou pour risquer ta vie à sa place ? Car s’il n’était pas revenu, j’étais déterminé à ce que tu meures à sa place. » « Je l’ai fait pour prouver que la race des hommes virils et vertueux n’avait pas encore disparu », répondit Abû Dhûr. En recevant cette réponse, le calife resta silencieux pendant un moment, puis, se tournant vers l’homme agenouillé, il dit : « Je te pardonne, tu peux partir. » « Pourquoi cela ? Ô Commandeur des Croyants ! » demanda un cheikh âgé et privilégié. « Parce que, répondit Omar, comme il a été prouvé que les races des [176] virils, des vertueux, des véridiques et des dignes de confiance n’ont pas encore péri, il ne me reste plus qu’à démontrer que les races des cléments [9] et des généreux [10] sont également toujours vivantes, et donc non seulement je pardonne à l’homme, mais je paierai le « dìyeh » (prix du sang) de mes propres moyens. »
162:1 Les variantes de cette histoire sont légion en Syrie et en Égypte, mais la plupart ne pourraient être convenablement rangées sous le titre « Contes moraux ». — ÉDITEUR. ↩︎
163:1 Une pièce valant un peu moins de six pence. ↩︎
165:1 Sorgho Annuel. ↩︎
165:2 Ar. vie. ↩︎
168:1 C’était sur la colline traditionnellement connue à Sion - la base taillée dans le roc d’une tour qui formait autrefois l’angle sud-ouest du mur de la ville. Elle fait maintenant partie des fondations de l’école de l’évêque Gobal. Mon autorité pour prétendre que c’est là que s’est déroulé l’incident ci-dessus est le cheykh Mahmûd de Debi Daûd, qui avait l’habitude de raconter cette histoire des jumeaux en rapport avec cet incident. ↩︎
170:1 Toute la région d’El Islâm. Cf. Chrétienté.—ED. ↩︎
173:1 Ou « vertueux ». Ahl el merowah ; littéralement la famille, ou la race, de vertu virile. ↩︎
174:1 C’est vrai. ↩︎
174:2 Ahl el amâny; lit. « la famille de ceux qui reconnaissent le serment. » ↩︎
176:1 Ahl el ’afu; lit. « la race du pardon ». ↩︎