CONTES DE LA CRÉATURE [^113]
Allah avait donné à une femme sept fils, et elle en était très reconnaissante, mais elle désirait avoir une fille et demanda à Allah de lui en accorder une. Un jour, alors qu’elle passait au marché, elle vit un beau fromage de chèvre blanc exposé à la vente. Ce spectacle la bouleversa tellement qu’elle s’exclama : « Ô mon Seigneur ! Ô Allah ! Accorde-moi, je t’en prie, une fille aussi blanche et aussi belle que ce fromage, et je l’appellerai « Ijbeyneh ». [1] Sa prière fut entendue, et au moment voulu elle devint mère d’une belle fille au teint de fromage de chèvre, au cou de gazelle, aux yeux bleus, aux cheveux noirs et aux joues roses. L’enfant fut appelée « Ijbeyneh » et tous ceux qui la voyaient l’aimaient, à l’exception de ses cousines qui étaient très jalouses.
Quand Ijbeyneh avait environ sept ans, ses cousines, à sa demande, l’emmenèrent avec elles dans [215] une excursion dans la forêt, [2] où elles avaient l’habitude d’aller cueillir les fruits du « Za’rûr ». [3] L’enfant, ayant rempli son voile carré de lin (« tarbì’ah ») de baies, le déposa au pied d’un arbre et partit cueillir des fleurs. Lorsqu’elle revint à l’endroit où elle avait laissé son voile, elle trouva de mauvaises baies au lieu des belles qu’elle avait cueillies, et ses cousines disparurent. Elle erra de-ci de-là dans le « hìsh », les appelant, mais ne reçut aucune réponse. Elle essaya de retrouver son chemin vers la maison, mais s’égara encore davantage. Enfin, une goule, partie en chasse, s’approcha et voulut la dévorer, mais Ijbeyneh étant un don d’Allah à ses parents, et ainsi protégée, au lieu de la dévorer, le monstre eut pitié d’elle. Elle s’écria : « Ô mon oncle ! Dis-moi par où sont partis mes cousins. » Il répondit : « Je ne sais pas, ô bien-aimée, mais viens vivre avec moi jusqu’à ce que tes cousins reviennent te chercher. » Ijbeyneh consentit et l’emmena dans sa maison au sommet d’une haute montagne. Là, elle devint sa bergère, et il s’attacha beaucoup à elle, et lui apportait chaque jour du gibier de choix à manger. Malgré tout, elle était très malheureuse, pleurant souvent sa maison [216] et ses parents. Or, les colombes appartenant à ses parents, dont elle avait l’habitude de se nourrir, regrettèrent beaucoup Ijbeyneh et la recherchèrent pour leur propre compte. Un jour, ils l’aperçurent de loin et s’approchèrent d’elle, manifestant leur joie en s’installant sur ses épaules et en se blottissant contre ses joues, comme ils avaient l’habitude de le faire. Et quand Ijbeyneh les vit, elle pleura des larmes de joie et leur dit :
« Ô vous, colombes de ma mère et de mon père,
O saluez ma mère et mon père,
Dites-leur qu’Ijbeyneh, la chère,
« Garde les moutons sur la haute montagne. » [4]
Les cousins d’Ijbeyneh étaient rentrés chez eux et avaient annoncé qu’elle était perdue, sans dire qu’ils l’avaient volontairement abandonnée. Son père et ses frères la cherchèrent partout ; sa mère pleurait à en perdre la tête, s’écriant qu’Allah l’avait punie de ne pas s’être contentée de sept fils ; et on remarqua que les colombes elles-mêmes semblaient tristes et ne roucoulaient plus comme autrefois. Un jour, cependant, le comportement des oiseaux changea brusquement. De tristes, ils devinrent vifs et semblaient désireux de faire comprendre quelque chose à leurs propriétaires. Leurs efforts muets furent évidents pour les voisins, dont l’un suggéra aux parents d’Ijbeyneh d’essayer de découvrir le chemin que prenaient les oiseaux chaque jour et de les suivre. Le père, les frères et un certain nombre de sympathisants se mirent en quête. Ils découvrirent que les colombes volaient droit au sommet d’une certaine [217] montagne et s’y posaient. En grimpant aussitôt, ils trouvèrent la fillette disparue, qui était pleine de joie de les voir. Ils prirent alors tous les biens, bétail, volaille et autres choses appartenant à la ghûl qui était partie à la chasse, et revinrent. Quand la ghûl revint chez elle et trouva Ijbeyneh partie et sa maison pillée, il éclata de chagrin et mourut. Mais quand Ijbeyneh eut raconté son histoire et qu’on apprit que ses cousins lui avaient pris ses baies et l’avaient laissée seule dans le désert, les gens furent furieux. Un crieur fut envoyé dans le district, criant : « Que tous ceux qui aiment la justice apportent une braise ardente ! » Alors un grand feu fut allumé, et les méchantes petites filles furent réduites en cendres comme elles le méritaient. Mais Ijbeyneh grandit et finalement le fils du sultan la vit et l’épousa.
Il était une fois un homme intelligent nommé Uhdey-dûn qui vivait dans un château fort [5] au sommet d’un rocher escarpé. Il était en inimitié avec une terrible ghûleh, qui dévastait le pays et vivait avec ses trois filles dans une caverne sombre dans un oued près du désert. A cette époque, les armes à feu étaient inconnues, et donc Uhdey-dûn ne pouvait tirer ni sur la ghûleh ni sur ses enfants, mais il avait une hachette tranchante et une longue aiguille à emballer [6] ainsi que d’autres objets. La ghûleh n’avait rien d’autre qu’un chaudron de cuivre dans lequel elle faisait cuire la nourriture pour elle et ses enfants. Mais très souvent, ils ne prenaient pas la peine de cuisiner, mais mangeaient leur nourriture crue, et comme ils n’avaient pas de couteau, ils avaient l’habitude de déchirer la chair avec leurs dents et de briser les os en les martelant avec une pierre.
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Cependant, la ghûleh avait un avantage sur son adversaire à cet égard, c’est qu’elle pouvait changer de forme à volonté.
Or, un jour, le ghûleh se présenta sous la forme d’une vieille femme au pied du rocher sur lequel se trouvait la maison d’Uhdey-dûn et s’écria : « Ô Uhdey-dûn, mon oncle, ne veux-tu pas m’accompagner demain dans la forêt [120] pour que nous puissions y chercher du bois ? » Or, Uhdey-dûn était vif et il savait que si le ghûleh l’attrapait tout seul, elle le tuerait et le mangerait. Aussi, pour ne pas l’offenser, il répondit : « Ne prends pas la peine de venir ici pour moi, car je te retrouverai demain matin dans la forêt. » Le lendemain matin, de très bonne heure, Uhdey-dûn, qui connaissait un chemin très court pour y arriver, prit sa hachette, sa longue aiguille et un sac et s’y rendit. Il était là bien avant que le ghûleh n’atteigne l’endroit, et il coupa aussitôt une grande quantité de bois et remplit son sac, laissant au milieu un creux dans lequel il se glissa. Il ferma ensuite le sac et resta parfaitement silencieux jusqu’à ce que le ghûleh apparaisse. Je ne sais pas comment il réussit à fermer le sac alors qu’il était à l’intérieur, mais c’était un homme intelligent. Avec le temps, le ghûleh arriva et lorsqu’elle vit le sac et sentit Uhdey-dûn, elle le chercha des yeux mais ne le trouva pas. Finalement, fatiguée de le chercher, [219] elle dit : « Je vais porter ce sac de bois jusqu’à ma caverne, puis je reviendrai tuer mon ennemi. » Elle souleva donc le sac et le mit sur son dos. Dès qu’elle eut fait quelques pas, Uhdey-dûn la poignarda avec sa longue aiguille. Le ghûleh pensa que c’était l’extrémité d’un morceau de bois qui l’avait blessée et elle déplaça donc le sac dans une autre position. Dès qu’elle se remit en route avec son fardeau, Uhdey-dûn lui donna un autre coup d’aiguille, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’au moment où elle atteignit sa caverne, elle saignait de mille blessures. « Mère ! s’écrièrent ses filles lorsqu’elle apparut, nous avez-vous amené Uhdey-dûn pour le dîner comme vous l’aviez promis ? » « Je ne l’ai pas trouvé, mes chéris, répondit la mère, mais j’ai apporté son sac de bois, et je vais maintenant le chercher et le tuer pour notre dîner. » Elle déposa son fardeau, posa un chaudron rempli d’eau sur le feu et partit. Dès qu’Uhdey-dûn crut qu’elle était inébranlable, il se mit à faire un bruit comme quelqu’un qui mâche du chewing-gum, et dit tout haut : « J’ai du chewing-gum, j’ai du chewing-gum ! » « Qui êtes-vous ? demandèrent les filles de la ghûleh. Je suis Uhdey-dûn, et j’ai du chewing-gum. » « Oh, s’il vous plaît, donnez-nous-en un peu », supplièrent les petits ghûlehs. « Ouvrez le sac et laissez-moi sortir », dit Uhdey-dûn. Les petits ghûlehs firent ce qu’il voulait, mais quand il sortit, il prit sa hachette et les tua tous les trois, les coupa en morceaux et les mit dans le grand chaudron de cuivre qui avait été placé sur le feu plein d’eau pour Uhdey-dûn. Il cacha leurs têtes sous un « tabak » ou plateau de paille. Puis il quitta la grotte et rentra chez lui, sur le grand rocher.
Pendant ce temps, la ghûleh cherchait Uhdey-dûn dans la forêt, mais en vain. Elle retourna dans sa grotte, [220] et ne trouvant pas ses petits, mais sentant l’odeur d’Uhdey-dûn, et aussi de viande cuite, elle dit : « Oh, je suis sûre que mon ennemi est venu ici et que mes chéris l’ont tué et l’ont mis dans le chaudron pour le faire cuire, et maintenant ils sont partis pour inviter leurs cousins au festin. Cependant, comme j’ai très faim, je vais prendre quelque chose dans le chaudron et le manger. » Elle le fit et fut plutôt surprise de trouver la chair si tendre. Elle ne se doutait pas qu’elle se nourrissait de sa propre progéniture. Lorsqu’elle fut rassasiée, elle commença à regarder autour d’elle et remarqua que du sang coulait de sous le plateau de paille. Elle le souleva donc et, à sa grande consternation, trouva les têtes de ses trois filles. Dans le chagrin et le désespoir, elle commença à mordre la chair de ses propres bras et jura de se venger de son ennemie rusée. Quelques jours plus tard, Uhdey-dûn fut invité au mariage de son cousin et, comme il était sûr que le ghûleh essaierait de le tuer à cette occasion, il monta la garde d’un coin d’où il pouvait voir tous les arrivants sans se faire remarquer. Au bout d’un moment, il vit une grosse chienne à l’air féroce s’approcher et rôder autour de la maison, et vit comment les autres chiens s’éloignaient furtivement d’elle. Il reconnut qu’elle était le monstre qui en voulait à sa vie. Le repas de noces, qui, comme d’habitude, consistait [221] en morceaux de viande cuits avec du riz, fut servi et Uhdey-dûn s’assit pour manger. Il prit un gros os et, après avoir mangé la viande, se rendit à la porte de la maison et appela les chiens. La ghûleh courut vers lui et il lui lança l’os avec une telle précision qu’il l’atteignit au front et le coupa si fort que le sang commença à couler sur son visage. Ce faisant, elle le lécha avec sa langue en disant : « Oh, que c’est doux le dibs [7] dans la maison de mon oncle ! » « Ah ! dit Uhdey-dûn en brandissant sa hachette, crois-tu que je ne puisse pas voir à travers ton déguisement ? C’est moi qui ai tué tes enfants, moi qui t’ai piqué avec mon aiguille pendant que tu portais ce sac de bois, et je te tuerai encore. Approche-toi de moi si tu l’oses ! » « Or les ghìlan ont peur du fer et donc, lorsque la ghûleh vit que son ennemi était armé et sur le qui-vive, elle s’éloigna furtivement déçue.
Quelques jours plus tard, elle imagina un stratagème pour le tenter de s’exposer sans armes. Sous la forme d’une paysanne, elle vint au pied de son rocher et lui demanda de lui prêter un tamis. « Monte et prends-le », dit Uhdey-dûn. « Je ne peux pas grimper sur le rocher », répondit la ghûleh. « Je vais te descendre une corde », dit Uhdey-dûn. Il le fit, mais remarquant que sa visiteuse montait avec une habileté inhabituelle, il l’observa de plus près et la reconnut. Il lâcha donc la corde, et le monstre tomba dans le précipice et fut réduit en miettes. C’est ainsi qu’Uhdey-dûn délivra le pays de la ghûleh et de sa couvée.
Il était une fois un pauvre bûcheron [8] qui avait une femme et trois filles à sa charge. Un jour qu’il travaillait dans la forêt, un étranger [222] passa par là et s’arrêta pour lui parler. Apprenant qu’il avait trois filles, l’étranger le persuada, contre une forte somme d’argent, qu’il paya sur place, de lui donner en mariage la fille aînée.
Lorsque le bûcheron rentra chez lui au crépuscule, il se vanta de son marché auprès de sa femme et, le lendemain matin, il emmena la jeune fille dans une grotte et la remit à l’étranger qui prétendait s’appeler Abu Freywar. Dès que le bûcheron fut parti, Abu Freywar lui dit : « Tu dois avoir faim, mange ça. » En disant cela, il prit un couteau et lui coupa les deux oreilles, qu’il lui donna avec un pain noir d’aspect affreux. La jeune fille refusant cette nourriture, il la pendit par les cheveux au plafond d’une chambre de la grotte, qui était devenue entre-temps un magnifique palais. Le lendemain, Abu Freywar retourna dans la forêt et trouva le bûcheron. « Je veux ta deuxième fille pour mon frère, dit-il. Voici l’argent. Amène-la demain à la grotte. » Le bûcheron, ravi de sa grande chance, amena sa seconde fille à Abu Freywar, et dès qu’il fut parti, Abu Freywar donna à la fille ses oreilles, qui avaient repoussé, à manger. Elle dit qu’elle n’avait pas faim pour le moment, mais qu’elle les garderait pour les manger plus tard. Lorsqu’il sortit de la pièce, elle essaya de le tromper en cachant ses oreilles sous un tapis sur le sol. Lorsqu’il revint et lui demanda si elle les avait mangées, elle dit « Oui » ; mais il s’écria : « Mes oreilles, [223] êtes-vous chaudes ou froides ? » et elles répondirent promptement : « Froides comme la glace, et couchées sous le tapis. » Sur quoi Abu Freywar, en colère, la pendit à côté de sa sœur.
Il alla ensuite demander la plus jeune fille, qui s’appelait Zerendac, en disant qu’il la voulait pour un autre frère. Mais la fille, une enfant gâtée, refusa de partir à moins qu’elle ne puisse prendre avec elle un chaton et une boîte dans laquelle elle gardait ses trésors. Les serrant dans ses bras, elle partit avec Abu Freywar vers la grotte.
Elle se montra plus sage que ses sœurs. Quand son mari avait le dos tourné, elle donnait ses oreilles au chat qui les dévorait avec avidité, tandis qu’elle mangeait un peu de nourriture qu’elle avait apportée de la maison. Quand l’ogre revint et cria comme à l’habitude : « Mes oreilles, avez-vous chaud ou froid ? » il reçut la réponse : « Autant que possible dans ce petit ventre douillet », et cela lui plut tellement qu’à partir de ce moment il commença à beaucoup aimer Zerendac.
Après avoir vécu quelques jours avec lui, il dit : « Je dois partir en voyage. Il y a quarante pièces dans ce palais. Voici les clefs avec lesquelles vous pouvez ouvrir toutes les portes que vous voulez, sauf celle à laquelle appartient cette clef d’or. » Et il partit. Zerendac s’amusa, en son absence, à ouvrir et à examiner les pièces fermées à clé. En entrant dans la trente-neuvième, elle regarda par hasard par la fenêtre qui donnait sur un cimetière et fut terrifiée de voir son mari, qui était une goule, dévorer un cadavre qu’il venait de déterrer d’une tombe avec ses longs ongles griffus. Elle fut si fascinée par ce spectacle que (cachée derrière [224] le rideau de la fenêtre), elle le regarda pendant son horrible repas. Quelques minutes plus tard, elle le vit sursauter et se cacher derrière un monument du cimetière. Il avait été troublé par l’approche d’un enterrement. Tandis que le cortège approchait, elle entendit l’un des porteurs dire : « Partons le plus tôt possible, de peur que la ghûl qui hante cet endroit ne s’empare de nous », et elle vit que toute la compagnie semblait très inquiète.
Cette découverte causa à la jeune fille un grand malaise. Elle voulait savoir ce qu’il y avait dans la quarantième chambre, et la découverte qu’elle avait faite sur le véritable caractère de son mari la poussa à résoudre le mystère à tout prix. Elle prit la clef d’or et ouvrit la porte. Elle trouva ses deux sœurs encore vivantes et pendues au plafond par les cheveux. Elle les coupa, les nourrit et, dès qu’elles furent rétablies, les renvoya chez ses parents.
Abu Freywar revint le lendemain, mais pas pour longtemps. Il quitta la maison quelques jours plus tard, disant à sa femme qu’elle pouvait inviter n’importe lequel de ses parents qu’elle désirait voir. En conséquence, elle invita beaucoup de ses amis et de ses parents, qui vinrent la voir, mais n’entendirent rien de ses ennuis. Heureusement pour elle qu’elle ne se plaignit pas, car ses visiteurs n’étaient pas les personnes qu’ils semblaient être, mais simplement son mari sous diverses formes pour la piéger. Il y parvint enfin sous la forme de sa grand-mère à qui elle commençait à raconter toutes ses peines, lorsque la vieille femme devint Abu Freywar et, prenant un clou empoisonné, le lui enfonça dans la poitrine. La blessure ne la tua pas, [225] mais elle la fit s’évanouir. A peine fut-elle inconsciente que le monstre la mit dans un coffre et le fit couler dans la mer.
Or, le fils du sultan de ce pays aimait la navigation et la pêche, et ce prince jeta par hasard un grand filet d’un bateau près de l’endroit où se trouvait le coffre au fond de la mer. Le filet, qui renfermait le coffre, fut remonté avec la plus grande difficulté. Le fils du sultan le fit tirer dans le bateau et, avant de l’ouvrir, dit à ses serviteurs : « S’il contient de l’argent ou des bijoux, vous pouvez les avoir tous ; mais s’il contient autre chose, il est à moi. »
Il fut profondément choqué lorsqu’il vit son contenu réel et déplora le triste sort de cette belle jeune fille. Il fit transporter son corps dans la chambre de sa mère, pour être honorablement préparé pour l’enterrement. Pendant l’opération, [9] le clou étant retrouvé et retiré, Zerendac éternua et revint à la vie.
Elle épousa le prince et lui donna une fille. Mais un jour, alors qu’elle était seule avec l’enfant, le mur de sa chambre s’ouvrit brusquement et Abou Freywar apparut. Sans dire un mot à la mère, il saisit l’enfant et l’avala, disparaissant aussi soudainement qu’il était venu. Zerendac fut si abasourdie par ce nouveau malheur que, lorsqu’on lui demanda où était passé le bébé, elle ne put que pleurer désespérément.
Son deuxième enfant, un garçon, et le troisième, une autre fille, lui furent arrachés de la même [226] horrible manière. Cette dernière fois, l’ogre cruel barbouilla le visage de la pauvre mère avec le sang de son enfant. Elle le lava, mais, dans sa hâte et son angoisse, elle rata une légère tache sous sa lèvre inférieure. Son mari et sa belle-mère, déjà très soupçonneux, jugeèrent bien sûr qu’elle était une ghûleh et avait dévoré sa progéniture.
Zerendac raconta son histoire, mais personne ne voulut la croire. Son mari, répugnant à la mettre à mort, ordonna de l’enfermer dans une petite chambre souterraine et, sur le conseil de sa mère, chercha une autre épouse. Ayant entendu parler de la beauté de la fille d’un sultan voisin, il alla la demander. Mais avant de partir, il envoya chercher la mère de ses enfants perdus et lui demanda ce qu’elle voulait qu’il lui apporte à son retour. Elle demanda une boîte d’aloès, une boîte de henné et un poignard. Sa requête fut accordée et lorsque le prince revint de ses fiançailles avec la fille du sultan, il apporta ces objets pour Zerendac. Elle ouvrit les boîtes une à une en disant : « Ô boîte de sebr, tu n’as pas en toi plus de patience que moi. « O boîte de henné, tu ne peux pas être plus douce que je ne l’ai été », et elle allait se poignarder avec le poignard, quand le mur de sa prison s’ouvrit et Abu Freywar apparut, conduisant un beau garçon et deux jolies filles. « Vivez ! » cria-t-il, « je n’ai pas tué vos enfants. Les voici ». Il fit alors par sa magie un escalier secret reliant son cachot à [227] la grande salle du palais. Après avoir fait cela, il saisit le poignard et se suicida.
Lorsque les festivités du mariage du prince commencèrent, Zerendac fit monter les trois enfants, richement vêtus des vêtements qu’Abou Freywar lui avait laissés, en leur disant de s’amuser sans égard pour les invités ni pour les meubles. Ils firent donc tout le mal qu’ils purent imaginer ; mais la mère du prince tarda à les punir, car ils étaient jolis et lui rappelaient son fils à leur âge. Mais enfin, perdant patience, elle allait en frapper un, quand tous s’écrièrent à la fois : « Ya sitt Ubdûr, shûfi keyf el kamr btadûr », ce qui signifie : « Ô Dame Pleine Lune, regarde comme la lune tourne. » Chacun se précipita à la fenêtre, et pendant qu’ils tournaient le dos, les enfants disparurent.
Le jour du mariage, les enfants reparurent en présence de leur père, ils couraient partout, cassaient la porcelaine et les verres et faisaient tous les dégâts qu’ils pouvaient imaginer. Le prince le leur interdit. Ils répondirent hautainement : « C’est notre maison, et tout ici nous appartient, à nous et à nos parents. » « Que veux-tu dire par là ? » demanda le prince. Les enfants répondirent en conduisant leur père dans l’escalier secret jusqu’à Zerendac, qui lui expliqua qui ils étaient vraiment et comment ils étaient arrivés là. Le prince, très ému, l’embrassa tendrement et jura de lui être fidèle jusqu’à la fin de sa [228] vie. La fille du sultan fut rendue, avec des excuses et un cadeau satisfaisant, à son père ; et le prince et Zerendac vécurent heureux pour toujours.
Un jour de neige, une femme qui venait d’accoucher d’une fille la nomma « Thaljiyeh » (« Fille des Neiges ») et mourut aussitôt. L’orpheline fut soignée par sa grand-mère, qui tenait la maison de son père, jusqu’à ce qu’elle puisse se promener et jouer avec d’autres enfants. Mais le père de Thaljiyeh prit pour femme une veuve qui avait deux filles, et sa grand-mère quitta la maison, dégoûtée. La nouvelle épouse fit de sa belle-fille une corvée ménagère. Thaljiyeh devait porter sur sa tête des jarres d’eau provenant d’une source lointaine. Elle devait se lever à minuit pour aider à moudre le grain pour le pain du lendemain et, lorsqu’elle fut assez âgée et assez forte pour le faire elle-même, sa belle-mère et ses sœurs restèrent au lit jusqu’au lever du soleil. Il lui incombait également de sortir avec d’autres filles pour ramasser du bois de chauffage, des broussailles, des pimpresas épineuses ou de la bouse de vache séchée sur les flancs des collines, puis de chauffer le four du village [10], de pétrir et de cuire le pain ; et quand, ce qui arrivait rarement, il n’y avait rien à faire à la maison, on l’envoyait ramasser [229] des tessons de poterie pour les broyer en « hamra » pour le ciment des citernes. Chaque fois qu’il y avait un mariage ou autre fête, on ne lui permettait pas d’y aller, bien qu’elle veillât tard la nuit précédente, brodant des pectoraux multicolores [11] pour orner les robes de fête de ses parents peu aimables. Mais Allah avait donné à Thaljiyeh une nature douce. Elle trouvait du réconfort en chantant pendant son travail, et était toujours prête à aider les autres dans le leur. Mais la voir ainsi joyeuse ne plaisait pas à sa belle-mère et aux filles de cette dernière, dont les voix étaient aussi dures et peu mélodieuses que celles des chouettes hurlantes ; et elles lui interdisaient de chanter dans la maison.
Un jour que le reste de la famille était allé à un mariage, Thaljìyeh fut laissée seule à la garde de la tour de la vigne, car c’était l’été. Juste à l’extérieur de la porte de la vigne, au bord de la route, il y avait une citerne pour l’eau de pluie, d’où elle avait l’habitude de puiser de l’eau pour la maison et pour remplir l’abreuvoir [12] des voyageurs assoiffés. Ce jour-là, Thaljìyeh avait descendu son seau dans la citerne lorsque la corde se brisa et le récipient coula au fond et fut perdu. Elle fut obligée d’aller chez un voisin et d’emprunter un dragueur [13]. S’en étant procuré un, Thaljìyeh l’attacha à une nouvelle corde, et après avoir dit « dustûr » [14] pour avertir les esprits qui pourraient se trouver dans la citerne de s’écarter, elle descendit le dragueur en chantant :
« Oh, eh bien, traînez ! Rassemblez, rassemblez,
Et tout ce que tu trouveras, ramassais, ramassais. » [15]
Or, bien qu’elle ne le sût pas, ces mots étaient un sortilège, et comme il se trouvait dans [230] la citerne une djinn qui aimait Thaljiyeh, celle-ci sentit aussitôt la traînée s’emparer de quelque chose de lourd ; et quand elle le remonta, son seau était plein des plus beaux bijoux : bagues, bracelets d’or massifs, bracelets de cheville, chaînes pour attacher la coiffure autour du cou, et des chaînes d’or pour le serre-tête. Pleine de joie de sa bonne fortune, la jeune fille emporta les jolis objets dans la tour, et quand ses parents rentrèrent à la maison, elle les leur confia. Mais ils prétendirent ne pas en vouloir, et, après avoir été informés de la façon dont Thaljiyeh les avait trouvés, dirent qu’ils en prendraient pour eux-mêmes. Chacun à son tour, ils jetèrent donc le seau dans la citerne, et d’un ton arrogant et autoritaire, prononcèrent les paroles du sortilège que Thaljiyeh avait si joliment chanté. Malgré tous leurs efforts, ils ramenaient toujours le seau plein de boue, de pierres et de bestioles répugnantes. Aussi, déçus, ils prirent les bijoux de Thaljiyeh, continuèrent à la traiter avec une grande méchanceté et, un soir, après la mort de son père, la chassèrent de la maison.
Il pleuvait et la pauvre fille ne voulait pas gâcher ses jolies chaussures de cuir de Damas rouge, que son père avait offertes. Elle les attacha ensemble et les jeta sur son épaule, l’une devant elle, l’autre derrière elle. Il faisait sombre maintenant et Thaljiyeh ne savait où aller. Apercevant une lumière briller à la porte ouverte d’une [231] caverne, elle s’y dirigea, espérant trouver un abri pour la nuit. Une vieille femme était assise à la porte de cette humble demeure, en train de filer. C’était la grand-mère de Thaljiyeh, bien que la fille ne la connaisse pas, car elle était si jeune quand son père avait épousé la veuve. La vieille femme, cependant, reconnut sa petite-fille et accéda volontiers à sa demande de logement pour la nuit. « La fille de ta mère, dit-elle, ne doit pas être dehors à cette heure de la nuit, donc, bien entendu, tu peux rester ici. Ma propre fille est morte au moment de ta naissance, et si tu le souhaites, tu prendras sa place dans ma demeure. » Elle servit ensuite la meilleure nourriture qu’elle avait devant son invité, qui accepta volontiers de rester avec la vieille femme lorsque celle-ci lui révéla leur relation.
Il arriva qu’une des chaussures de Thaljiyeh avait été perdue sur son chemin vers la caverne de la vieille femme. Le cordon qui les liait avait cédé et la chaussure qui pendait derrière son épaule était tombée, tandis que la chaussure jumelle, par un curieux hasard, s’était accrochée à un nœud ou à un crochet de sa robe, de sorte qu’elle ne s’aperçut de sa perte qu’après avoir trouvé refuge chez sa grand-mère. Il était alors trop tard pour qu’elle aille chercher la chaussure manquante, mais elle comptait le faire dès le lendemain matin.
La vieille femme filait de la laine pour faire une abâyeh pour le fils d’un riche cheikh. Le jeune homme était très beau et bien des mères, y compris la méchante belle-mère de Thaljiyeh, avaient comploté et comploté, sans succès, pour l’obtenir [232] comme gendre. Tandis que Thaljiyeh dînait, il s’approcha de la grotte, ayant par hasard remarqué et ramassé la chaussure de la jeune fille sur son chemin. Entendant le pas d’un homme, la jeune fille se leva précipitamment et se cacha dans un coin sombre de la grotte, d’où elle pouvait voir et entendre sans être vue. « Ma tante », dit le jeune homme en s’adressant à la vieille femme, « as-tu tout filé pour ma nouvelle abâyeh ? » « Je l’aurai fini demain à midi », répondit la vieille femme, « mais qu’as-tu dans la main ? » « C’est une chaussure de jeune fille que je viens de ramasser, répondit le jeune homme, et elle est si petite et si jolie que sa propriétaire doit être une très belle jeune fille, et donc… Wallahi ! Wallahi ! Wallahi ! Je la chercherai, et quand je l’aurai trouvée, c’est elle et aucune autre qui deviendra ma femme. » La vieille femme fut contente de ce discours impétueux, mais, étant sage, elle ne dit rien au jeune homme, mais lui dit en riant de la retrouver chez le teinturier le lendemain.
Le lendemain matin, ayant fini sa besogne, la vieille femme laissa Thaljìyeh seule dans la grotte, lui ayant recommandé de garder la porte fermée et de ne pas répondre au jeune homme, si celui-ci, comme elle le soupçonnait, revenait demander si le fil était prêt. Les choses se passèrent comme la grand-mère de Thaljìyeh le pensait. Le jeune homme, qui avait cru qu’elle ne faisait que le retarder en lui promettant que le fil serait prêt ce jour-là, vint à la grotte au lieu d’aller la chercher à la teinturerie. Il trouva [233] la porte fermée et ne reçut aucune réponse lorsqu’il appela la vieille femme pour lui demander si son travail était terminé. Entendant Thaljìyeh chanter pendant qu’elle faisait tourner le rouet, il jeta un coup d’œil par une fente de la porte pour voir qui chantait si doucement. et voyant que la jeune fille était seule, il s’en alla, désolé de son vœu téméraire de la veille au soir, chez le teinturier, où il trouva la grand-mère. Elle lui tendit le fil, et quand il lui demanda qui était la jeune fille qui chantait dans la caverne, elle répondit : « Votre fiancée. » « Que voulez-vous dire ? » répondit-il surpris. « C’est la jeune fille à qui appartient la chaussure que vous avez ramassée hier soir, et que vous avez juré trois fois par Allah que vous épouseriez », dit la vieille femme. Le jeune homme était ravi. Son père n’a pas fait d’objection au mariage, vu que Thaljiyeh était de bonne famille. Par la bonté des djinns de la citerne, tous les bijoux appartenant à la mariée furent retrouvés un matin à la tête de son lit dans la caverne de sa grand-mère, et la cruelle belle-mère et ses filles eurent l’amertume d’écouter les « Zaghârìt » [16] et les cris, tandis que la mariée voilée, la belle Fille des Neiges, qu’elles avaient tant méprisée et maltraitée, assise sur le chameau nuptial, était conduite en joyeuse procession à la maison de son mari.
Il est peu probable qu’un lecteur ne reconnaisse pas dans ce conte une version locale de « Cendrillon ».
214:1 L’histoire de Khuneyfseh, qui tombe proprement sous cette rubrique, a été racontée dans le chapitre précédent en relation avec les Jân, comme illustrant certaines des idées en vogue à leur sujet. ↩︎
214:2 Le diminutif de jibn = fromage. ↩︎
215:1 Le « hìsh », broussailles épaisses, est honoré de ce nom en Palestine. ↩︎
215:2 Crategus Azarolus, les baies sont comestibles et font une délicieuse gelée. ↩︎
216:1
« Ya Hammâm ummi wa abi,
Sallimû 'ala ummi wa abi,
Kûlû an Ijbeyneh el ghâlieh
Ibtir’a ghanam fi el Jebel el 'alieh. ↩︎
217:1 Ou palais; Ar. kusr. ↩︎
218:1 Ar. « hìsh ». En Syrie, une espèce de broussailles semblable au « maquis » de Corse est ainsi nommée.—ED. ↩︎
221:1 Sirop de raisin ou mélasse. ↩︎
221:2 Cette histoire semble être une version de Barbe Bleue. ↩︎
226:2 Le même mot signifie « tendresse ». ↩︎
228:1 Ar. tabûn. ↩︎
228:2 Ar. kubbeh. ↩︎
229:1 Ar. sebìl. ↩︎
229:2 Ar. khuttâfeh. Cet instrument est constitué d’un anneau de fer plat auquel pendent des crochets de fer par de courtes chaînes attachées à sa circonférence. Le tout est suspendu à un anneau au centre de deux traverses courbes fixées sur l’anneau plat. ↩︎
229:3 Littéralement permission = Avec votre permission. ↩︎
230:2 Comme le font toujours les fellahìn en Palestine quand il pleut, et ils marchent pieds nus afin de préserver leurs chaussures. ↩︎