[p. 48]
Pour décrire les doctrines mystiques d’Abú Sa’id et leur relation avec le développement historique du Ṣúfisim, les érudits européens se sont jusqu’ici presque exclusivement appuyés sur les quatrains qu’il aurait composés et dont plus de six cents ont été publiés [1]. Comme je l’ai montré plus haut (p. 4, note 8), il est douteux qu’Abú Sa’id soit l’auteur d’aucun de ces poèmes, et nous pouvons être sûrs que dans l’ensemble, ils ne sont pas son œuvre et n’ont même jamais été cités par lui. Pour répéter ce qui a déjà été dit, ils forment une anthologie hétéroclite tirée d’un grand nombre de poètes qui ont fleuri à différentes périodes, et par conséquent ils reflètent les idées typiques du mysticisme persan dans son ensemble.
Abú Sa‘íd a contribué à mettre en vogue sa diction et son symbolisme particuliers, en citant la poésie Ṣúfí dans ses sermons et en permettant qu’elle soit chantée dans le samá‘, mais nous pouvons hésiter à accepter l’idée qu’il a inventé ce style (qui apparaît, pleinement, dans les odes de son contemporain, Bábá Kúhí de Shiráz) ou qu’il a été le premier à l’incarner dans des quatrains.
Le mysticisme que ses paroles et ses sermons déploient n’a ni la précision d’un traité ni la cohérence d’un système. Il est expérimental, non doctrinal ou philosophique. Il ne s’agit pas de spéculations abstraites, mais d’exposer dans un langage simple et peu technique des principes et des maximes qui concernent directement la vie religieuse et sont le fruit d’une expérience chèrement acquise. Au fil de notre lecture, nous avons l’impression d’entendre la voix du maître s’adressant à ses disciples et leur exposant les vérités qui lui ont été révélées. Abú Sa‘íd emprunte beaucoup à ses prédécesseurs, les citant parfois par leur nom, [p. 49] mais s’appropriant souvent leur sagesse sans un mot de reconnaissance [2]. Chez les musulmans, ce genre de plagiat est considéré comme respectable, même lorsque le coupable n’est pas un saint.
Les paroles d’Abú Sa‘íd comprennent plusieurs définitions de Ṣúfisim, qu’il conviendra de traduire avant d’aller plus loin.
1. Mettre de côté ce que tu as dans ta tête, donner ce que tu as dans ta main, et ne pas reculer devant tout ce qui t’arrive [3].
2. Ṣúfisim signifie deux choses : regarder dans une direction et vivre d’une certaine manière [4].
3. Ṣúfisim est un nom attaché à son objet ; quand il atteint sa perfection ultime, il est Dieu (c’est-à-dire que la fin du Ṣúfisim est que, pour le Ṣúfí, rien n’existe sauf Dieu) [5].
4. C’est la gloire dans la misère, et la richesse dans la pauvreté, et la domination dans la servitude, et la satiété dans la faim, et le vêtement dans la nudité, et la liberté dans l’esclavage, et la vie dans la mort, et la douceur dans l’amertume [6].
5. Le Ṣúfí est celui qui est satisfait de tout ce que Dieu fait, afin que Dieu soit satisfait de tout ce qu’il fait [7].
6. Ṣúfisim est la patience sous les commandements et les interdictions de Dieu, ainsi que l’acquiescement et la résignation aux événements déterminés par la providence divine [8].
7. Ṣúfisim est la volonté du Créateur concernant Ses créatures quand aucune créature n’existe [9].
8. Être un Ṣúfí c’est cesser de se donner du mal (takalluf) ; et il n’y a pas de plus grand mal pour toi que ton propre moi (tu’i-yi tu), car quand tu es occupé de toi-même, tu restes loin de Dieu [10].
9. Il dit : « Même cette pratique est du polythéisme (shirk). » « Pourquoi, [p. 50] Ô Cheikh ? » demandèrent-ils. Il répondit : « Parce que la pratique consiste à protéger l’âme de ce qui est autre que Dieu ; et il n’y a rien d’autre que Dieu [11].
Le quiétisme et l’abandon de soi panthéiste, sur lesquels ces définitions insistent tant, ne constituent que le côté négatif de l’enseignement mystique d’Abú Sa’id. Sa doctrine de la faná, la disparition de soi, est complétée par un élément positif tout aussi caractéristique, dont je parlerai plus loin. Ces deux aspects sont indiqués dans la maxime suivante : « Un homme doit s’occuper de deux choses : il doit se débarrasser de tout ce qui le sépare de Dieu et apporter du réconfort aux derviches [12]. »
Les voies qui mènent à Dieu sont innombrables [142], mais la Voie n’est qu’un pas : « Fais un pas en dehors de toi-même, afin d’arriver à Dieu [143]. » Sortir du soi (faná), c’est se rendre compte que le soi n’existe pas, et que rien n’existe, sauf Dieu (tawḥíd). La Tradition : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur », signifie que celui qui se connaît comme non-être (‘adam) connaît Dieu comme Être Réel (wujúd) [144]. Cette connaissance ne peut être obtenue par l’intellect, car l’Éternel et l’Incréé sont inaccessibles à ce qui est créé [145] ; elle ne peut s’apprendre, mais est donnée par l’illumination divine. L’organe qui la reçoit est le « cœur » (qalb ou dil), une faculté spirituelle, non le cœur de chair et de sang. Dans un passage remarquable, Abú Sa’id fait référence à un principe divin, qu’il appelle sirr Allah, c’est-à-dire la conscience ou l’état d’esprit de Dieu, et le décrit comme quelque chose que Dieu communique au « cœur ».
En réponse à la question : « Qu’est-ce que la sincérité (ikhláṣ) ? » il dit :
Le Prophète a dit que l’ikhláṣ est un « sirr » divin dans le cœur et l’âme de l’homme, qui est l’objet de Sa pure contemplation et est rempli par la pure contemplation de Dieu. Quiconque déclare que Dieu est Un, sa croyance en l’Unité divine dépend de ce « sirr ».
[p. 51]
Invité à le définir, il poursuivit ainsi :
Ce sirr est une substance de la grâce (laṭífa) de Dieu — car Il est gracieux (laṭíf) envers Ses serviteurs (Coran, 42, 18) — et il est produit par la générosité et la miséricorde de Dieu, non par l’acquisition et l’action de l’homme. Au début, Il produit un besoin, un désir et une tristesse dans le cœur de l’homme ; puis Il contemple ce besoin et cette tristesse, et dans Sa générosité et Sa miséricorde dépose dans ce cœur une substance spirituelle (laṭífa) qui est cachée à la connaissance des anges et des prophètes. Cette substance est appelée sirr Allah, et c’est ikhláṣ [13].… Ce sirr pur est le Bien-aimé des Unitariens. Il est immortel et ne devient pas néant, car il subsiste dans la contemplation de Dieu sur lui. Elle appartient au Créateur : les créatures n’y ont aucune part, et dans le corps elle est un prêt. Quiconque la possède est « vivant » (ḥayy), et quiconque en est dépourvu est « animal » (ḥayawán). Il y a une grande différence entre le « vivant » et l’« animal » [14].
Les étudiants du mysticisme chrétien médiéval trouveront de nombreuses analogies avec ce sirr Allah, par exemple la «syntérèse» de «l’étincelle» ou «le fondement de l’âme» de Gerson et d’Eckhart.
Je vais maintenant traduire quelques discours et paroles d’Abú Sa’íd sur le Chemin vers Dieu à travers l’auto-négation.
On lui demanda : « Quand l’homme sera-t-il délivré de ses besoins ? » « Quand Dieu le délivrera, répondit-il, cela ne se fera pas par l’effort de l’homme, mais par la grâce et l’aide de Dieu. Tout d’abord, Il suscite en lui le désir d’atteindre ce but. Ensuite, Il lui ouvre la porte du repentir (tawba). Ensuite, Il le jette dans la mortification (mujahada), de sorte qu’il continue à lutter et, pendant un certain temps, à s’enorgueillir de ses efforts, pensant qu’il avance ou qu’il accomplit quelque chose ; mais ensuite, il tombe dans le désespoir et n’éprouve aucune joie. Il sait alors que son œuvre n’est pas pure, mais souillée, il se repent des actes de dévotion qu’il pensait être les siens, et il s’aperçoit qu’ils ont été accomplis par la grâce et l’aide de Dieu, et qu’il s’est rendu coupable de polythéisme (shirk) en les attribuant à ses propres efforts. Lorsque cela devient manifeste, un sentiment de joie pénètre son cœur. Alors Dieu lui ouvre la porte de la certitude [p. 52] (yaqín), de sorte que pendant un certain temps il accepte n’importe quoi de n’importe qui, accepte avec mépris et supporte l’humiliation, et sait avec certitude par Qui cela est accompli, et le doute à ce sujet est enlevé de son cœur. Alors Dieu lui ouvre la porte de l’amour (maḥabba), et là aussi l’égoïsme se montre pour un certain temps et il est exposé au blâme (maláma), ce qui signifie que dans son amour pour Dieu il affronte sans crainte tout ce qui peut lui arriver et ne se soucie pas du reproche ; mais il pense toujours « J’aime » et ne trouve pas de repos jusqu’à ce qu’il perçoive que c’est Dieu qui l’aime et le maintient dans l’état d’amour, et que cela est le résultat de l’amour et de la grâce divine, et non de ses propres efforts. Alors Dieu lui ouvre la porte de l’unité (tawḥíd) et lui fait savoir que toute action dépend de Dieu Tout-Puissant. Il perçoit alors que tout est Lui, que tout est par Lui et que tout est à Lui ; qu’Il a imposé cette vanité à Ses créatures afin de les éprouver, et que dans Sa toute-puissance Il ordonne qu’elles aient cette fausse croyance, parce que la toute-puissance est Son attribut, afin que lorsqu’elles considéreront Ses attributs, elles sachent qu’Il est le Seigneur. Ce qui était auparavant du ouï-dire lui devient maintenant connu intuitivement lorsqu’il contemple les œuvres de Dieu. Il reconnaît alors pleinement qu’il n’a pas le droit de dire « je » ou « mien ». À ce stade, il voit son impuissance ; les désirs le quittent et il devient libre et calme. Il désire ce que Dieu désire : ses propres désirs ont disparu, il est émancipé de ses besoins et a gagné la paix et la joie dans les deux mondes.… D’abord, l’action est nécessaire, puis la connaissance, afin que tu saches que tu ne sais rien et que tu n’es personne. Ce n’est pas facile à savoir. C’est une chose qui ne peut pas être correctement apprise par l’instruction, ni cousue avec une aiguille, ni nouée avec un fil. C’est le don de Dieu [15]. »
C’est la vision du cœur qui compte, et non le langage. Tu ne pourras jamais t’échapper de ton moi (nafs) tant que tu ne l’auras pas tué. Dire « Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah » ne suffit pas. La plupart de ceux qui font une profession de foi verbale sont des polythéistes dans l’âme, et le polythéisme est le seul péché impardonnable. Ton corps tout entier est rempli de doute et de polythéisme. Tu dois les chasser pour être en paix. Tant que tu ne renonceras pas à ton moi, tu ne croiras jamais en Dieu. Ton moi, qui te tient loin de Dieu et qui te dit : « Un tel t’a mal traité », « un tel a fait du bien à ton égard », te montre la voie vers la créature ; et tout cela est du polythéisme. Rien ne dépend des créatures, tout dépend du Créateur. Tu [p. 53] dois savoir cela et le dire, et après l’avoir dit, tu dois rester ferme. Rester ferme (istiqáma) signifie que lorsque tu as dit « Un », tu ne dois plus jamais dire « Deux ». Créateur et créature sont « Deux ».… Ne te double pas comme un renard, pour surgir soudainement à un autre endroit : ce n’est pas la foi juste. Dis « Allah ! » et reste ferme là. Rester ferme, c’est ceci : lorsque tu as dit « Dieu », tu ne dois plus parler ni penser aux choses créées, de sorte que ce soit comme si elles n’étaient pas.… Aime Celui qui ne cesse pas d’être quand tu cesses, afin que tu puisses être un tel être que tu ne cesseras jamais d’être [16] !
Tant que quelqu’un considère sa pureté et sa dévotion, il dit « Toi et moi », mais quand il considère exclusivement la générosité et la miséricorde de Dieu, il dit « Toi ! Toi ! » et alors son adoration [17] devient une réalité [18].
On lui demanda : « Qu’est-ce que le mal et quel est le pire mal ? » Il répondit : « Le mal c’est « toi » ; et le pire mal c’est « toi », quand tu ne le sais pas [19] ».
La conviction d’Abú Sa‘íd de s’être échappé de la prison de l’individualité ne cessait de s’affirmer. Un jour, il assista à une cérémonie de deuil (tá‘ziya), où les visiteurs, à leur arrivée, furent annoncés par un serviteur (mu‘arrif) qui, d’une voix forte, énuméra leurs titres honorifiques (alqáb). Quand Abú Sa‘íd apparut, le mu‘arrif lui demanda comment il devait l’annoncer. « Allez, dit-il, et dites-leur de laisser la place à Personne, le fils de Personne [20] ». En parlant de lui-même, il n’utilisait jamais les pronoms « je » ou « nous », mais se désignait invariablement par « ils » (íshán). L’auteur de l’Asráru ’l-tawḥíd s’excuse d’avoir rétabli la forme habituelle du discours, soulignant que s’il avait conservé « ils » dans de tels cas, le sens du texte aurait été confus et inintelligible pour la plupart [21].
Si l’accomplissement de l’altruisme est indépendant [p. 54] de l’initiative humaine, le mystique participe, dans une certaine mesure, au processus par lequel il est atteint. Une force qui n’est pas la sienne l’attire vers le but, mais cette attraction divine (kashish) exige de sa part un effort intérieur (kúshish), sans lequel il ne peut y avoir de vision (bínish) [22]. Comme de nombreux soufis, Abú Sa‘íd admet le libre arbitre en pratique mais le nie en théorie. En tant que directeur spirituel, il ne pouvait pas enseigner ce qu’il était tenu de croire en tant que panthéiste, à savoir que le seul agent réel est Dieu. Parlant du point de vue de la loi religieuse, il avait l’habitude de dire souvent : « Ô Dieu ! Tout ce qui vient de moi à Toi, je T’en supplie, pardonne, et tout ce qui vient de Toi à moi, à Toi appartient la louange [23] ! » D’autre part, il dit que s’il n’y avait pas eu de pécheurs, la miséricorde de Dieu aurait été gaspillée [24] ; et qu’Adam n’aurait pas été visité par la tribulation du péché si le pardon n’était pas la chose la plus chère de toutes à Dieu [25]. Dans le passage suivant, il suggère que bien que le péché soit un acte de désobéissance au commandement divin (amr), il n’en est pas moins déterminé par la volonté divine (iráda).
Le Jour de la Résurrection, Iblís (Satan) sera amené en jugement avec tous les diables, et il sera accusé d’avoir égaré des multitudes de gens. Il confessera qu’il les a appelés à le suivre, mais plaidera qu’ils n’avaient pas besoin de le faire. Alors Dieu dira : « Laisse cela passer ! Adore Adam maintenant, afin que tu sois sauvé. » Les diables l’imploreront d’obéir et ainsi de se délivrer lui-même et d’eux du tourment, mais Iblís répondra en pleurant : « Si cela avait dépendu de ma volonté, j’aurais adoré Adam au moment où j’en ai été prié pour la première fois. Dieu m’ordonne de l’adorer, mais ne le veut pas. S’Il l’avait voulu, je l’aurais adoré alors [26] ».
Il est significatif qu’Abú Sa‘íd laisse à Iblís le dernier mot, alors que Ḥalláj, qui était confronté au même dilemme, insista sur le fait que le saint devait accomplir le commandement divin (amr) quel que soit le prix de ses souffrances.
L’« effort intérieur » vers l’altruisme est identique à l’état [p. 55] qu’Abú Sa’íd appelle « manque » (niyáz). Il n’y a pas de chemin plus proche de Dieu que cela [27]. Il est décrit comme un feu vivant et lumineux placé par Dieu dans les poitrines de Ses serviteurs afin que leur « moi » (nafs) puisse être brûlé ; et lorsqu’il a été brûlé, le feu du « manque » devient le feu du « désir » (shawq) qui ne s’éteint jamais, ni dans ce monde ni dans le suivant, et ne s’accroît que par la vision [28].
La négation complète de l’individualité implique l’affirmation complète du Soi réel et universel – un fait que les soufis expriment dans la formule « Demeurer après la mort » (al-baqá ba‘d al faná). Le mystique parfait demeure en Dieu, et pourtant (comme le dit Ruysbroeck) « il va vers les choses créées dans un esprit d’amour envers toutes choses, dans les vertus et dans les œuvres de droiture [29] ». Il n’est pas un dévot extatique perdu dans la contemplation de l’Unité, ni un saint reclus évitant tout commerce avec l’humanité, mais un philanthrope qui, dans toutes ses paroles et ses actions, manifeste et diffuse parmi ceux qui l’entourent la vie divine avec laquelle il a été fait un. « Le vrai saint, dit Abú Sa‘íd, va et vient parmi les gens, mange et dort avec eux, achète et vend au marché, se marie et participe aux relations sociales, et n’oublie jamais Dieu un seul instant [30]. » Son idéal de charité et de fraternité était noble, même s’il en a pu abuser. Il déclarait qu’il n’y avait pas de moyen meilleur et plus facile d’atteindre Dieu que d’apporter de la joie au cœur d’un musulman [31], et cita avec approbation le dicton d’Abú ‘Abbás Bashshár : « Lorsqu’un disciple accomplit un acte de bonté envers un derviche, c’est mieux pour lui que cent génuflexions ; et s’il lui donne une bouchée de nourriture, c’est mieux pour lui que toute une nuit passée en prière [32]. » Sa bourse était toujours ouverte, et il ne se querellait jamais avec personne [33], car il regardait toutes les créatures avec l’œil du Créateur, et non avec [p. 56] l’œil des créatures [34]. Lorsque ses disciples voulaient châtier un bigot qui l’avait maudit, il les retenait en disant : « Dieu nous en préserve ! Il ne me maudit pas, mais il pense que ma croyance est fausse et que sa propre croyance est vraie : c’est pourquoi il maudit cette fausse croyance pour l’amour de Dieu [35]. » Il prêchait rarement sur les textes coraniques décrivant les peines de l’Enfer, et dans ses dernières années, lorsqu’il récitait le Coran, il passait sur tous les « versets du tourment » (áyát-i ‘adháb). « Ô Dieu ! « Puisque les hommes et les pierres ont la même valeur à tes yeux, alimente les flammes de l’Enfer avec des pierres et ne brûle pas ces misérables [36] ! » Bien que la charité d’Abú Sa’íd embrasse tous les êtres créés, il fait une distinction claire entre les Ṣúfís et le reste de ses semblables. Les Ṣúfís sont les élus de Dieu et sont unis par une affinité spirituelle qui est plus contraignante que tous les liens du sang.
Quatre mille ans avant que Dieu ne crée ces corps, il créa les âmes et les garda auprès de lui et répandit sur elles une lumière. Il savait quelle quantité de lumière chaque âme recevait et il faisait grâce à chacune en proportion de son illumination. Les âmes restèrent tout ce temps dans la lumière jusqu’à ce qu’elles soient pleinement nourries. Ceux qui dans ce monde vivent dans la joie et l’accord les uns avec les autres doivent avoir été parents les uns des autres là-bas. Ici, ils s’aiment et sont appelés les amis de Dieu, et ce sont des frères qui s’aiment pour l’amour de Dieu. Ces âmes se connaissent à l’odeur, comme les chevaux. Bien que l’une soit à l’Est et l’autre à l’Ouest, elles ressentent néanmoins de la joie et du réconfort dans les conversations de l’autre, et celui qui vit à une génération plus récente que l’autre est instruit et consolé par les paroles de son ami [37].
Abú Sa‘id a dit :
Quiconque m’accompagne dans cette voie est mon parent, même s’il est à plusieurs degrés de moi, et quiconque ne me soutient pas dans cette affaire n’est personne pour moi, même s’il est l’un de mes plus proches parents [38].
Pour beaucoup de chrétiens, la description d’Abú Sa’íd comme un saint musulman paraîtra doublement paradoxale. La notion musulmane de sainteté, qui est fondée sur l’extase [39],
[p. 57]
Le nom justifie le nom ; mais on peut encore s’étonner que l’adjectif soit appliqué à un homme qui, un jour, s’écria dans un transport d’enthousiasme : « Il n’y a rien dans ce manteau, sauf Allah [40] ! » Je n’ai pas besoin d’examiner ici les causes qui ont progressivement amené une telle révolution que, comme le dit le professeur D. B. Macdonald, « la vie pieuse au sein de l’Église musulmane a conduit à un panthéisme plus complet que ne l’a jamais fait la trinité chrétienne [41]. » En tout cas, la question de savoir si Abú Sa‘íd était musulman ne peut être tranchée contre lui sur ce point, à moins que nous ne soyons prêts à excommunier la plupart des saints, certains des théologiens les plus profonds et presque tous les penseurs sincèrement religieux de l’Islam. Cela a été reconnu par ses adversaires orthodoxes, qui ont ignoré ses doctrines théosophiques et l’ont attaqué comme un innovateur dans les questions liées à la loi religieuse. Dans des limites raisonnables, il pouvait croire et dire ce qu’il voulait, ils ne prenaient en compte que ses actes manifestes. Les pages qui suivent, qui exposent son attitude envers la religion positive, prouveront à tout lecteur impartial que dans leur traitement des hérétiques, les théologiens chrétiens du Moyen Âge avaient beaucoup à apprendre de leurs contemporains musulmans.Sur la tolérance aussi ex Oriente lux.
A l’époque où Abú Sa‘íd résidait à Níshápúr, Shaykh Bú ‘Abdallah Bákú était dans le couvent de Shaykh Abú ‘Abú al-Raḥmán al-Sulamí, dont il devint le directeur après la mort d’Abú ‘Abú al-Raḥmán. (Bákú est un village du district de Shirwán.) Ce Bú ‘Abdallah Bákú avait l’habitude de parler fréquemment avec Shaykh Abú Sa‘íd dans un esprit de controverse et de lui poser des questions sur la voie sacrée. Un jour, il vint le voir et lui dit : « Ô Shaykh ! Nous te voyons faire certaines choses que nos aînés n’ont jamais faites. » « Quelles sont ces choses ? » demanda Abú Sa‘íd. « L’une d’elles, dit-il, est que vous laissez les jeunes s’asseoir à côté des vieux et que vous mettez les plus jeunes au même niveau que leurs aînés dans toutes les affaires et que vous ne faites aucune différence entre eux ; deuxièmement, [p. 58] vous permettez aux jeunes de danser et de chanter ; et troisièmement, lorsqu’un derviche jette sa gabardine (en extase), vous ordonnez parfois qu’elle lui soit rendue, en disant que le derviche a le droit le plus élevé sur sa propre gabardine. Cela n’a jamais été la pratique de nos aînés. » « Y a-t-il autre chose ? » dit Abú Sa‘íd. « Non », répondit-il. Abú Sa‘íd dit : « En ce qui concerne les plus jeunes et les plus âgés, aucun d’entre eux n’est un cadet à mon avis. Lorsqu’un homme s’est une fois engagé sur la voie du Ṣúfisim, même s’il est jeune, ses aînés devraient considérer qu’il recevra peut-être en un seul jour ce qu’ils n’ont pas reçu en soixante-dix ans. Aucun de ceux qui ont cette croyance ne considérera quelqu’un comme un junior. Quant à la danse des jeunes gens dans le sama’, les âmes des jeunes gens ne sont pas encore purifiées de la luxure : en fait, elle peut être l’élément dominant ; et la luxure prend possession de tous les membres. Or, si un jeune derviche bat des mains, la luxure de ses mains se dissipe, et s’il agite ses pieds, la luxure de ses pieds diminue. Lorsque, par ce moyen, la luxure fait défaut dans leurs membres, ils peuvent se préserver de grands péchés, mais lorsque toutes les luxures sont réunies (que Dieu nous en préserve !), ils pèchent mortellement. Il vaut mieux que le feu de leur luxure se dissipe dans le sama’ que dans autre chose. Quant à la gabardine qu’un derviche jette, son élimination incombe à toute la compagnie des derviches et mobilise leur attention. S’ils n’ont pas d’autre vêtement sous la main, ils le revêtent de sa propre gabardine, et ainsi soulagent leurs esprits du fardeau d’y penser. Ce derviche n’a pas repris sa propre gabardine, mais la compagnie des derviches lui a donné la leur et a ainsi libéré leurs esprits de la pensée de lui. Par conséquent, il est protégé par la concentration spirituelle (himma) de toute la compagnie. Cette gabardine n’est pas la même que celle qu’il a jetée. » Bú ‘Abdallah Bákú a dit : « Si je n’avais jamais vu le Shaykh, je n’aurais jamais vu un vrai Ṣúfí [42] ».
Ce passage intéressant montre qu’Abú Sa‘íd s’est éloigné à certains égards de l’ancienne tradition Ṣúfiste. Ses innovations, en détruisant l’influence et l’autorité des derviches les plus expérimentés, tendent naturellement à relâcher la discipline. Les premiers auteurs Ṣúfistes, par exemple Sarráj, Qushayrí et Hujwírí, ne sont pas d’accord avec lui lorsqu’il pense que la pratique du samá‘ est bénéfique pour les jeunes ; au contraire, ils insistent sur la nécessité de prendre garde à [p. 59] ce que les novices ne soient pas démoralisés par elle. Selon les mêmes auteurs, les doctrines du Ṣúfisme sont contenues dans le Coran et les Traditions, dont le véritable sens a été révélé mystiquement aux seuls Ṣúfistes. Cette théorie concède tout ce que les musulmans prétendent quant à l’autorité unique du Coran et réduit la différence entre musulman et soufi à une question d’interprétation.Abú Sa’id, cependant, a trouvé la source de sa doctrine dans une révélation plus vaste que la Parole qui fut donnée au Prophète.
L’auteur de l’Asrár dit :
Mon grand-père, Shaykhu ’l-Islám Abú Sa‘íd, raconte qu’un jour, alors qu’Abú Sa‘íd prêchait à Níshápúr, un savant théologien qui était présent pensa en lui-même qu’une telle doctrine ne se trouve pas dans les sept septièmes (c’est-à-dire dans l’ensemble) du Coran. Abú Sa‘íd se tourna immédiatement vers lui et lui dit : « Docteur, ta pensée ne m’est pas cachée. La doctrine que je prêche est contenue dans le huitième septième du Coran. » « Qu’est-ce que c’est ? » demanda le théologien. Abú Sa‘íd répondit : « Les sept septièmes sont : « Ô Apôtre, transmets le message qui t’a été révélé » (Cor. 5, 71), et le huitième septième est : « Il a révélé à Son serviteur ce qu’Il a révélé » (Cor. 53, pp.). Vous imaginez que la Parole de Dieu a une quantité et une étendue fixes. Bien plus, la Parole infinie de Dieu qui fut révélée à Mahomet est l’intégralité des sept septièmes du Coran ; mais ce qu’Il fait venir dans le cœur de Ses serviteurs ne peut être ni compté ni limité, et ne cesse jamais. A chaque instant, un messager de Sa part vient dans le cœur de Ses serviteurs, comme l’a déclaré le Prophète, en disant : « Méfiez-vous de la clairvoyance (firása) du vrai croyant, car en vérité, il voit par la lumière de Dieu. » Puis Abú Sa‘íd cita le verset :
Tu es la joie de mon âme, connue par la vision, non par ouï-dire.
À quoi sert le ouï-dire à celui qui a une vision ?
Dans une Tradition (poursuivait-il) il est dit que la Tablette Gardée (lawḥ-i maḥfúẓ) [43] est si large qu’un cheval arabe rapide ne pourrait la traverser en quatre ans, et l’écriture qui y est inscrite est plus fine qu’un cheveu. De toute l’écriture qui la recouvre, une [p. 60] seule ligne seulement a été communiquée aux créatures de Dieu. Ce peu les tient dans la perplexité jusqu’à la Résurrection. Quant au reste, personne n’en sait rien [44].
Ici, Abú Sa‘íd met de côté la révélation partielle, limitée et temporelle sur laquelle l’islam est construit, et fait appel à la révélation universelle, infinie et éternelle que les Ṣúfís trouvent dans leur cœur. En règle générale, même les mystiques musulmans les plus audacieux hésitent à lancer un tel défi. Tant que la lumière intérieure n’est considérée que comme une interprète de la révélation écrite, la suprématie de cette dernière est nominalement maintenue, bien qu’en fait presque n’importe quelle doctrine puisse lui être imposée : c’est une chose très différente de prétendre que la lumière intérieure transcende la loi prophétique et possède la pleine autorité pour se faire des lois. Abú Sa‘íd ne dit pas que les révélations partielles et universelles sont en conflit l’une avec l’autre : il ne répudie pas le Coran, mais il nie qu’il soit la norme finale et absolue de la vérité divine. Il cite souvent des versets coraniques pour soutenir ses vues théosophiques. Ce n’est que lorsque le Livre lui fait défaut qu’il doit confondre ses critiques en alléguant une communication secrète qu’il a reçue de l’Auteur.
L’anecdote qui précède nous prépare à un mysticisme de type avancé et antinomique. Non pas qu’Abú Sa’id ait agi en accord logique avec ses croyances. A une exception près, que nous allons noter tout à l’heure, il n’a omis aucune des pratiques religieuses qu’un bon musulman est tenu d’accomplir. Mais tout en se protégeant ainsi sous la loi, il a montré par ses paroles et ses actes combien peu il accordait de valeur à toute cérémonie extérieure ou à tout dogme traditionnel.
Il y avait à Qa’in un vénérable imam qui s’appelait Khwája Muḥammad Qá’iní. Quand Abú Sa‘íd arriva à Qa’in, Khwája Muḥammad passa la plupart de son temps à le servir et il avait l’habitude d’assister à toutes les fêtes auxquelles Abú Sa‘íd était invité. A une de ces occasions, pendant le samá‘ qui suivait la fête, Abú Sa‘íd et toute la compagnie étaient tombés dans des transports d’extase. Le muezzin lança [p. 61] l’appel à la prière de midi, mais Abú Sa‘íd resta dans le même ravissement et les derviches continuèrent à danser et à crier. « Prières ! Prières ! cria l’imám Muḥammad Qá’iní. Nous sommes en prière, dit Abú Sa‘íd ; L’Imam les quitta alors pour aller à la prière. Quand Abú Sa’íd sortit de sa transe, il dit : « Entre son lever et son coucher, le soleil ne brille pas sur un homme plus vénérable et plus savant que celui-ci » — c’est-à-dire Muḥammad Qá’iní — « mais sa connaissance des Ṣúfisim n’est même pas la pointe d’un cheveu [45] ».
Bien qu’il soit erroné d’utiliser cette histoire comme preuve de la pratique habituelle d’Abú Sa’íd, nous pouvons au moins affirmer qu’à ses yeux l’essence de la prière n’était pas l’acte formel, mais le « dépassement de soi » qui s’atteint complètement dans l’extase. « Efforce-toi, disait-il, d’avoir une expérience mystique (wárid), non un exercice dévotionnel (wird) [46] ». Un jour, il dit à un derviche, qui, pour lui témoigner le plus grand respect, se tenait devant lui dans l’attitude de la prière : « C’est une posture très respectueuse, mais ton non-être serait encore meilleur [47] ».
Il n’a jamais fait le pèlerinage à la Mecque, que tout musulman est tenu d’accomplir au moins une fois. De nombreux Ṣúfís qui se seraient volontiers passés de ce rite semi-païen l’ont allégorisé et ont attaché une signification mystique à chacune des diverses cérémonies [48] ; mais ils ont sauvé leur orthodoxie aux dépens de leurs principes. Abú Sa’íd n’avait pas une telle réputation à entretenir. Son refus d’accomplir le Ḥajj n’est pas aussi surprenant que le langage méprisant dans lequel il se réfère à l’un des cinq principaux piliers de l’islam.
On demanda à Abú Sa‘íd : « Qui a été ton Pír ? Car chaque Pír a eu un Pír pour l’instruire ; et comment se fait-il que ton cou soit trop gros pour ton col de chemise, alors que d’autres Pírs se sont émaciés par des austérités ? Et pourquoi n’as-tu pas accompli le Pèlerinage, comme ils l’ont fait ? » Il répondit : « Qui a été mon Pír ? Cela (la doctrine que j’enseigne) fait partie de ce que mon Seigneur a
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m’a enseigné (Cor. 12, 37). Comment se fait-il que mon cou soit trop grand pour mon col de chemise ? Je m’étonne qu’il y ait de la place pour mon cou dans les sept cieux et les sept terres après tout ce que Dieu m’a accordé. Pourquoi n’ai-je pas accompli le Pèlerinage ? Ce n’est pas grand-chose que tu foules sous tes pieds mille lieues de terrain pour visiter une maison de pierre. Le véritable homme de Dieu s’assoit là où il est, et le Bayt al-Ma’múr [49] vient plusieurs fois par jour et par nuit lui rendre visite et accomplir la circumambulation au-dessus de sa tête. Regarde et vois ! » Tous ceux qui étaient présents regardèrent et virent cela [50].
Le pèlerinage du mystique se fait en lui-même [51]. « Si Dieu montre à quelqu’un le chemin de la Mecque, cet homme est écarté de la Voie de la Vérité [52]. » Non content d’encourager ses disciples à négliger le Ḥajj, Abú Sa‘íd envoyait ceux qui pensaient l’accomplir visiter le tombeau d’Abú ’l-Faḍl Ḥasan à Sarakhs, en leur ordonnant d’en faire sept fois le tour et de considérer leur dessein accompli [53]. On voit quelle menace le culte des saints était déjà devenu pour les institutions mahométanes.
Le saint perdu dans la contemplation de Dieu ne connaît pas de religion, et il est souvent mis au nombre des libres penseurs (zanádiqa), qui, du point de vue musulman, sont tout à fait irréligieux, bien que certains d’entre eux reconnaissent la loi morale. Abú Sa’íd a dit : « Quiconque m’a vu dans mon premier état est devenu un ṣiddíq, et quiconque m’a vu dans mon dernier état est devenu un zindáq [54] », ce qui signifie que ceux qui l’accusaient d’être un libre penseur se rendaient par là même coupables de ce qu’ils lui imputaient. Je traduirai le commentaire du biographe sur cette parole.
Son premier état fut l’auto-mortification et l’ascétisme, et comme la plupart des hommes regardent la surface et considèrent la forme extérieure, ils virent l’austérité de sa vie et combien il avançait péniblement sur la Voie vers Dieu, et leur croyance sincère (ṣidq) en cette Voie s’accrut et ils atteignirent le degré du Sincère (ṣiddíqán). Son dernier état fut la contemplation, un état dans lequel le fruit de l’auto-mortification [p. 63] est récolté et le dévoilement complet (kashf) se produit ; en conséquence, d’éminents mystiques ont dit que les états de contemplation sont l’héritage des actes d’auto-mortification (al-musháhadát mawáríthu 'l-mujáhadát). Ceux qui l’ont vu dans cet état, qui est nécessairement un état de jouissance et de bonheur, et qui ignoraient son état antérieur, ont nié ce qui était vrai (ḥaqq) ; et quiconque nie la Vérité (Ḥaqq) est un libre penseur (zindíq). Il y a de nombreuses analogies à cela dans le monde sensible. Par exemple, lorsqu’un homme cherche à gagner la faveur d’un roi et à devenir son compagnon et son ami intime, avant d’atteindre ce rang, il doit souffrir toutes sortes de tribulations et supporter patiemment les injures et les insultes des grands et des petits, et se soumettre avec joie aux mauvais traitements et aux injures, donnant de bonnes paroles pour des grossièretés ; et lorsqu’il a été honoré de l’approbation du roi et a été admis en sa présence, il doit le servir assidûment et risquer sa vie pour que le roi ait confiance en lui. Mais après avoir gagné la confiance et l’intimité du roi, tout ce service dur et périlleux appartient au passé. Maintenant tout est grâce, générosité et faveur ; partout il rencontre de nouveaux plaisirs et de nouvelles délices ; et il n’a d’autre devoir que de toujours servir le roi, dont il ne peut s’absenter un seul instant du palais, de jour comme de nuit, afin d’être à portée de main chaque fois que le roi désire lui révéler un secret ou l’honorer d’une place à ses côtés [55].
L’ascétisme et la religion positive sont ainsi relégués aux plans inférieurs de la vie mystique. Le Ṣúfí en a besoin et doit s’y tenir fermement pendant son apprentissage spirituel et aussi pendant la phase intermédiaire qui est marquée par des intervalles d’illumination plus ou moins longs ; mais dans son « dernier état », lorsque le dévoilement est achevé, il n’a plus besoin de pratiques ascétiques et de formes religieuses, car il vit en communion permanente avec Dieu Lui-même. Cela conduit directement à l’antinomisme, bien qu’en théorie le saint soit au-dessus de la loi plutôt qu’en opposition à elle. Celui qui voit la réalité intérieure ne peut juger d’après les apparences. Apprenant qu’un de ses disciples gisait ivre mort sur une certaine route, Abú Sa‘íd dit : « Dieu merci, il est tombé sur le chemin, et non pas [p. 64] hors du Chemin [56]. » Quelqu’un lui demanda : « Les hommes de Dieu sont-ils dans la mosquée ? » « Ils sont aussi dans la taverne », répondit-il [57].
Sa vision panthéiste efface l’au-delà musulman avec tout son système de récompenses et de châtiments. « Quiconque connaît Dieu sans médiation l’adore sans récompense [58] ». Il n’y a d’enfer que l’individualité, de paradis que l’altruisme : « L’enfer est là où tu es et le paradis là où tu n’es pas [59] ». Il cita la Tradition : « Mon peuple sera divisé en plus de soixante-dix sectes, dont une seule sera sauvée, tandis que les autres seront dans le Feu », et ajouta : « c’est-à-dire dans le feu de leur propre être [60] ».
Comme je l’ai déjà fait remarquer, Abû Sa’îd parle à deux voix : tantôt comme théosophe, tantôt comme musulman. Ainsi, les mêmes termes ont leur sens religieux ordinaire dans un passage et sont expliqués mystiquement dans un autre, tandis que le panthéisme le plus pur côtoie la théologie populaire. Il nous semble absurde de supposer qu’il croyait aux deux ; pourtant il y croyait probablement, au moins au point d’accepter sans difficulté le système musulman quand cela lui convenait. Par exemple, il prêche la doctrine de l’intercession des saints, dans laquelle (bien que le Coran ne la soutienne pas) le Paradis, l’Enfer, le Jour du Jugement, etc., sont ce que le Coran dit qu’ils sont. On peut citer ici quelques-unes de ses paroles sur ce sujet, d’autant plus qu’elles sont étroitement liées à ses miracles et à sa légende dont nous parlerons dans les pages suivantes.
L’homme qu’on emmène en enfer verra une lumière de loin. Il demandera ce que c’est et on lui répondra que c’est la lumière de tel ou tel Pír. Il dira : « Dans notre monde, je l’aimais. » Le vent portera ses paroles aux oreilles de ce Pír, qui plaidera pour lui en présence divine, et Dieu délivrera le pécheur grâce à l’intercession de ce saint homme [61].
Quiconque m’a vu et a fait du bien à ma famille et à mes disciples sera désormais sous l’ombre de mon intercession [62].
J’ai prié Dieu de pardonner à mes voisins de gauche, de droite, [p. 65] de devant et de derrière, et Il leur a pardonné à cause de moi. » Puis il dit : « Mes voisins sont Balkh et Merv et Níshápúr et Herat. Je ne parle pas de ceux qui vivent ici (Mayhana) [63]. »
« Je n’ai pas besoin de dire un mot pour ceux qui m’entourent. Si quelqu’un est monté sur un âne et est passé par le bout de cette rue, ou est passé devant ma maison ou passera devant elle, ou si la lumière de ma lampe tombe sur lui, la moindre des choses que Dieu fera de lui, c’est qu’il aura pitié de lui [64]. »
L’original est en prose et se présente comme suit : « Tu es né en pleurant, tandis que ton peuple souriait. Efforce-toi de mourir en souriant, tandis que ton peuple pleure » (A 317, 14).
48 : 1 92 par H. Ethé dans Sitzungsberichte der königl. Bayer. Akademie der Wissenschaften, philosophisch-philologische Classe (1875), pp. 145-168 et (1878), pp. 38-70 ; 400 par Mawlavi 'Abdu 'l-Walí dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, vol. v, n° 11 (décembre 1909) et vol. vii, n° 10 (novembre 1911) ; et 112 par H. D. Graves Law dans la même revue (selon un tiré à part que m’a donné l’auteur en 1913, qui fait référence au travail de 'Abdu 'l-Walí comme « relativement récent » ; mais je ne trouve pas l’article dans les volumes publiés en 1912 et 1913. Il est intitulé «Quelques nouveaux quatrains d’Abú Sa’íd ibn Abi 'l-Khair»). ↩︎
49:1 L’une de ses paroles, qui est donnée à la fois en arabe et en persan et est attribuée à « un certain sage », révèle la source (jusqu’ici, je crois, non identifiée) des lignes de Sir William Jones À un enfant nouvellement né :
« Sur les genoux de ses parents, un nouveau-né nu,
Tu étais assis en pleurs tandis que tous les arbres autour souriaient ;
Vis donc, en t’enfonçant dans ton long dernier sommeil,
Tu peux sourire calmement, tandis que tout autour de toi pleure. ↩︎
49:2 A 373, 7. ↩︎
49:3 Un 373, 16. ↩︎
49:4 Un 375, 11. ↩︎
49:5 Un 380, 2. ↩︎
49:6 Un 381, 5. ↩︎
49:7 Un 383, 1. ↩︎
49:8 Un 386, 4. ↩︎
49:9 A 389, 16. ↩︎
50:1 Un 319, 8. ↩︎
50:2 Un 380, 6. ↩︎
51:1 A 383, 15. ↩︎
51:2 Un 385, 3. ↩︎
52:1 A 376, 11. ↩︎
53:1 A 371, 5 (abrégé en traduction). ↩︎
53:2 Bandagí (arabe ‘ubúdiyya) est proprement la relation de l’homme en tant qu’esclave à son Seigneur. Cf. R. Hartmann, Al-Kuschairîs Darstellung des Ṣûfîtums, p. 5 et suiv. ↩︎
53:3 Un 410, 16. ↩︎
53:4 Un 403, 3. ↩︎
53:5 Un 348, 3. ↩︎
53:6 A 12, 7. Probablement pour la même raison, Abú Sa‘íd a abandonné l’impératif, utilisant à la place la forme impersonnelle (A 68, 12). Il disait toujours : « Il faut faire ceci et cela » (chunín báyad kard), et non pas « Faites ceci et cela » (chunín bikun). ↩︎
54:1 A 387, 9. ↩︎
54:2 Un 408, 14. ↩︎
54:3 Un 398, 10. ↩︎
54:4 Un 401, 17. ↩︎
54:5 A 332, 14. Pour une discussion complète de la doctrine de amr et iráda, voir l’édition de Massignon du Kitáb al-Ṭawásín, p. 145 et suiv. ↩︎
55:1 Un 328, 10. ↩︎
55:2 A 388, 10. ↩︎
55:3 Cf. mes Mystiques de l’Islam, p. 162 suiv. ↩︎
55:4 Un 259, 5. ↩︎
55:5 Un 380, 11. ↩︎
55:6 Un 329, 12. ↩︎
55:7 A 306, 17; 220, 3. ↩︎
55:8 A 382, 9. ↩︎
56:1 À 120, 2. ↩︎
56:2 A 261, 1; 359, 15. ↩︎
56:3 Un 399, 14. ↩︎
56:4 Un 391, 12. ↩︎
56:5 Voir Les Mystiques de l’Islam, p. 120 et suivantes. ↩︎
57:1 H 6, 5. Un 262, 5. ↩︎
57:2 L’attitude religieuse et la vie en Islam, p. 39. ↩︎
58:1 A 269, 2. ↩︎
59:1 Les musulmans croient que tout ce qui arrivera jusqu’au Jour Dernier est inscrit sur une Tablette sous le Trône de Dieu. ↩︎
60:1 H 49, 22. A 132, 3. ↩︎
61:1 A 293, 12. ↩︎
61:2 A 403, 15. ↩︎
61:3 Un 375, 13. ↩︎
61:4 Cf. Kashf al-Maḥjúb (traduction), p. 327 s.; Kitáb al-Luma’, 172, 3 s. L’interprétation allégorique du pèlerinage semble avoir été empruntée par les Ṣúfís aux Isma’ílís. Voir Literary History of Persia du professeur Browne, vol. II, p. 241 s. ↩︎
62:1 L’archétype céleste de la Ka’ba. Voir E. J. W. Gibb, History of Ottoman Poetry, vol. I, p. 37. ↩︎
62:2 Un 347. 7. ↩︎
62:3 Un 360, 11. ↩︎
62:4 A 374, 15. ↩︎
62:5H15, 12. ↩︎
62:6 Un 41, 19. ↩︎
63:1 Un 42, 1. ↩︎
64:1 H 76, 7. ↩︎
64:2 A 373, 4. ↩︎
64:3 Un 406, 1. ↩︎
64:4 A 266, 16; 375, 16. ↩︎
64:5 Un 392, 16. ↩︎
64:6 Un 380, 16. ↩︎
64:7 Un 428, 4. ↩︎
65:1 Un 418, 6. ↩︎
65:2 A 418, 9. ↩︎