[p. 77]
L’homme n’est-il pas le dernier appel de la Création,
La lumière de l’œil de la Sagesse ? Voici la roue
De la vie universelle comme un anneau,
Mais l’homme la suscription et le sceau.
Omar Khayyam.
Οὕτως, φησίν, ἐστι πάνυ βαθεῖα καὶ δυσκατάληπτος ἡ τοῦ τελείου ἀνθρώπου γνῶσις. Ἀρχὴ γάρ, φησίν, τελειώσεως γνῶσις ἀνθρώπου· θεοῦ δὲ γνῶσις ἀπηρτισμένη τελείωσις· Hippolyte.
Ἄνθρωπος θεοῦ τοῦ ἀϊδίου λόγος. Philo.
Que veulent dire les Ṣúfís lorsqu’ils parlent de l’Homme Parfait (al-insánu ’l-kámil), expression qui semble avoir été utilisée pour la première fois par le célèbre Ibnu ’l-‘Arabí, bien que la notion qui la sous-tend soit [p. 78] presque aussi ancienne que le Ṣúfísim lui-même [2] ? On pourrait répondre à cette question de différentes manières, mais si nous cherchons une définition générale, nous pourrions peut-être décrire l’Homme Parfait comme un homme qui a pleinement réalisé son unité essentielle avec l’Être Divin à l’image duquel il est fait. Cette expérience, dont ont fait l’expérience les prophètes et les saints et dont les autres ont pu profiter sous forme de symboles, est le fondement de la théosophie Ṣúfí. La classe des Hommes Parfaits comprend donc non seulement les prophètes d’Adam à Mahomet, mais aussi les suprêmement élus (khuṣúṣu ’l-khuṣúṣ) parmi les Ṣúfís, c’est-à-dire les personnes appelées collectivement awliyá, pluriel de walí, mot qui signifie à l’origine « proche », et qui est utilisé pour « ami », « protégé » ou « dévot ». Puisque le walí ou saint est le type populaire de l’Homme Parfait, il faut comprendre que l’essence de la sainteté musulmane, comme de la prophétie, n’est rien de moins que l’illumination divine, la vision immédiate et la connaissance des choses invisibles et inconnues, lorsque le voile des sens est soudainement levé et que le moi conscient disparaît dans la gloire écrasante de « la Seule vraie Lumière ». Un sentiment extatique d’unité avec Dieu constitue le walí. C’est la fin du Chemin (ṭaríqa) dans la mesure où la discipline du Chemin est censée prédisposer et préparer le disciple à recevoir ce don incalculable de la grâce divine, qui n’est ni gagné ni perdu par quoi que ce soit qu’un homme puisse faire, mais lui vient en proportion de la mesure et du degré de capacité spirituelle avec laquelle il a été créé.
Deux fonctions particulières du walí illustrent encore la relation entre le culte populaire des saints et la philosophie mystique : (1) sa fonction de médiateur, (2) sa fonction de puissance cosmique. L’Homme parfait, comme nous l’expliquerons au cours de notre exposé, unit l’Un et le Multiple, de sorte que l’univers dépend de lui pour sa survie. Dans la vie religieuse musulmane, le walí occupe la même position intermédiaire : il comble le gouffre que le Coran et la scolastique ont creusé entre l’homme et un Dieu absolument transcendant. Il apporte du soulagement aux affligés, la santé aux malades, des enfants aux sans-enfants, de la nourriture aux affamés, une direction spirituelle à ceux qui confient leur âme à ses soins, une bénédiction à tous ceux qui visitent sa tombe et invoquent Allah en son nom. Les walís, du plus haut au plus bas, sont disposés en une hiérarchie graduée, [p. 79] avec le Quṭb à leur tête, formant « un conseil d’administration saint par lequel le gouvernement invisible du monde est exercé [3] ». Parlant des Awtád — quatre saints dont le rang est légèrement inférieur à celui du Quṭb lui-même — Hujwírí dit :
C’est leur office de faire le tour du monde entier chaque nuit, et s’il y a un endroit sur lequel leurs yeux ne se sont pas posés, le lendemain un défaut apparaîtra à cet endroit ; et ils doivent alors en informer le Quṭb, afin qu’il puisse diriger son attention sur le point faible, et que par sa bénédiction l’imperfection puisse être remédiée [4].
Ces expériences et ces croyances furent en partie la cause et en partie la conséquence de spéculations sur la nature de Dieu et de l’homme, spéculations qui s’éloignèrent du monothéisme coranique pour se tourner vers des philosophies panthéistes et monistes. Le Ṣúfí récitant le Coran dans une prière extatique et semblant entendre, dans les mots qu’il entonnait, non pas sa propre voix mais la voix de Dieu parlant à travers lui, ne pouvait plus accepter la conception orthodoxe d’Allah comme un Être totalement différent de tous les autres êtres. Ce dogme fut supplanté par la foi en une Réalité divine (al-Ḥaqq), un Dieu qui est le principe créateur et le fondement ultime de tout ce qui existe. Si les Ṣúfís, comme les musulmans en général, affirment la transcendance de Dieu et rejettent la notion d’infusion ou d’incarnation (ḥulúl), il est intéressant de noter qu’une des premières tentatives en Islam pour indiquer plus précisément le sens de l’union mystique se fonda sur la doctrine chrétienne des deux natures en Dieu. Ḥalláj, qui osa dire Ana ’l-Ḥaqq, « Je suis le Ḥaqq [5] », annonçait ainsi que le saint dans sa déification « devient le témoin vivant et personnel de Dieu ». La tradition juive selon laquelle Dieu aurait créé Adam à sa propre image réapparut sous la forme d’un ḥadíth (parole du Prophète) et fut utilisée d’étranges manières par les théosophes musulmans. [p. 80] Même l’orthodoxe Ghazálí laisse entendre qu’il s’agit là de la clé d’un grand mystère que rien ne le poussera à divulguer [6]. Selon Ḥalláj, l’essence de l’essence de Dieu est l’Amour. Avant la création, Dieu s’aimait Lui-même dans l’unité absolue et par l’amour Il s’est révélé à Lui seul. Puis, désirant contempler cet amour-dans-la-seul, cet amour sans altérité et dualité, comme un objet extérieur, Il a fait surgir de la non-existence une image de Lui-même, dotée de tous Ses attributs et noms. Cette image divine est Adam, en et par qui Dieu est rendu manifeste - la divinité objectivée dans l’humanité [7]. Ḥalláj, cependant, distingue la nature humaine (násút) de la nature divine (láhút). Bien qu’unies mystiquement, elles ne sont pas essentiellement identiques et interchangeables. La personnalité survit même dans l’union : l’eau ne devient pas du vin, même si du vin y est mélangé. Utilisant une métaphore plus agréable, Ḥalláj dit dans des vers qui sont souvent cités :
Je suis Celui que j’aime, et Celui que j’aime, c’est moi.
Nous sommes deux esprits habitant dans un seul corps [8],
Si tu me vois, tu le vois;
Et si tu le vois, tu nous vois tous les deux.
La couleur chrétienne de la doctrine Ḥallájian la condamna aux yeux des musulmans, et tandis que les Ṣúfís ultérieurs en développèrent les idées principales et vénérèrent Ḥalláj lui-même comme un martyr qui fut barbarement mis à mort pour avoir proclamé la Vérité, ils interprétèrent son Ana ’l-Ḥaqq à la lumière d’un monisme idéaliste qui réduit toutes les antithèses – y compris le láhút et le násút – à des aspects nécessairement corrélés [p. 81] de l’Essence universelle. Sa doctrine dans sa forme originale n’a été retrouvée et donnée au monde que récemment par M. Louis Massignon, à la savante et brillante monographie de qui tout étudiant en Ṣúfísima doit beaucoup.
‘Abdu ’l-Karím ibn Ibráhím al-Jílí, auteur de al-Insánu ’l-kámil fí ma‘rifati ’l-awákhir wa ’l-awá’il (« L’Homme parfait dans la connaissance des dernières et des premières choses »), est né en 1365-6 après J.-C. et est probablement décédé entre 1406 et 1417 après J.-C. Son nom de famille, dérivé de Jílán ou Gílán, la province au sud de la mer Caspienne, commémore sa descendance du fondateur de l’ordre des derviches qádirites, ‘Abdu l-Qádir al-Jílí (Gílání), décédé presque exactement 200 ans avant la date de naissance de Jílí [9]. Dans l’Insanu 'l-kámil, il fait plus d’une fois référence à 'Abdu 'l-Qádir comme « notre cheikh », ce qui laisse supposer qu’il a dû être membre de la confrérie. Les biographes musulmans ne le mentionnent pas, mais lui-même nous dit qu’il a vécu à Zabid au Yémen avec son cheikh, Sharafu’ddín Ismá’íl ibn Ibráhím al-Jabartí, et qu’il a voyagé auparavant en Inde [10]. De ses écrits mystiques, vingt sont connus et il n’est pas improbable qu’autant aient été perdus.
Jílí commence son ouvrage en énonçant l’objet de sa rédaction [11]. Cet objet est Dieu (al-Ḥaqq) : il doit donc traiter en premier lieu des noms divins, puis des attributs divins, et enfin de l’essence divine. « J’attirerai l’attention », dit-il, « sur des mystères qu’aucun auteur n’a jamais mis dans un livre [12], des questions concernant la gnose de Dieu et de l’univers, et je me frayerai un chemin entre la réserve et la divulgation. » Il écrit tout au long de son ouvrage comme quelqu’un qui rapporte ce qui lui a été communiqué dans un entretien mystique (mukálama), [p. 82] de sorte que « l’auditeur sait intuitivement qu’il s’agit de la parole de Dieu [13] ». Ces révélations privées sont appuyées, affirme-t-il, par le Coran et la Sunna, et il avertit ses lecteurs de ne pas l’accuser d’erreurs qui pourraient provenir de leur propre manque de compréhension ; mais tandis qu’il professe sa foi dans les articles de foi mahométans [14], il les interprète par une méthode allégorique qui donne tout sens désiré. En tant qu’écrivain, il n’est pas sans talent, bien que son œuvre appartienne au mysticisme plutôt qu’à la littérature. Outre de nombreux poèmes qu’il semble avoir admirés outre mesure [15], il introduit des maqámas en prose rimée et des spécimens du mythe platonicien. Ainsi, il raconte comment l’étranger, dont le nom est l’Esprit, revint d’un long exil et d’un long emprisonnement dans le monde connu sous le nom de Yúḥ, et entra dans une ville spacieuse où Khaḍir règne sur « les Hommes de l’Invisible » (rijálu ’l-ghayb) — des saints et des anges exaltés, dont six classes sont décrites [16].
La caractéristique de l’Insánu 'l-kámil est l’idée de l’Homme Parfait, « qui, en tant que microcosme d’un ordre supérieur, reflète non seulement les pouvoirs de la nature, mais aussi les pouvoirs divins « comme dans un miroir » (cf. le γενικὸς ἄνθρωπος de Philon) [17] ». Sur cette base, Jílí construit sa philosophie mystique. On la saisira mieux dans son ensemble si, avant d’entrer dans les détails, je m’efforce d’en esquisser les grandes lignes.
Jílí appartient à l’école des Ṣúfís qui soutiennent que l’Être est un [18], que toutes les différences apparentes sont des modes, des aspects et des manifestations de la réalité, que le phénoménal est l’expression extérieure du réel. Il commence par définir l’essence comme ce [p. 83] auquel se réfèrent les noms et les attributs ; elle peut être soit existante, soit non-existante, c’est-à-dire n’exister que de nom, comme l’oiseau fabuleux appelé 'Anqá. L’essence qui existe réellement est de deux sortes : l’Être pur, ou Dieu, et l’Être uni au non-être, c’est-à-dire le monde des choses créées. L’essence de Dieu est inconnaissable en soi ; nous devons chercher à la connaître à travers ses noms et ses attributs. C’est une substance à deux accidents, l’éternité et la pérennité ; à deux qualités, la créativité et la créature ; à deux descriptions, l’incrééité et l’origine dans le temps ; à deux noms, Seigneur et esclave (Dieu et homme) ; avec deux aspects, l’extérieur ou visible, qui est le monde présent, et l’intérieur ou invisible, qui est le monde à venir ; la nécessité et la contingence lui sont toutes deux attribuées, et il peut être considéré soit comme inexistant pour lui-même mais existant pour les autres, soit comme inexistant pour les autres mais existant pour lui-même [19].
L’Être pur, en tant que tel, n’a ni nom ni attribut ; c’est seulement lorsqu’il descend progressivement de son absoluité et entre dans le domaine de la manifestation que les noms et les attributs apparaissent imprimés en lui. La somme de ces attributs est l’univers, qui n’est « phénoménal » que dans le sens où il montre la réalité sous la forme de l’extériorité. Bien que, de ce point de vue, la distinction entre essence et attribut doive être admise, les deux ne font en fin de compte qu’un, comme l’eau et la glace. Le soi-disant monde phénoménal – le monde des attributs – n’est pas une illusion : il existe réellement comme l’auto-révélation ou l’autre soi de l’Absolu. En niant toute différence réelle entre essence et attribut, Jílí fait de l’Être une identité avec la Pensée. Le monde exprime l’idée que Dieu se fait de Lui-même, ou comme le dit Ibnu ’l-‘Arabí, « nous sommes nous-mêmes les attributs par lesquels nous décrivons Dieu ; notre existence n’est qu’une objectivation de Son existence. » Dieu nous est nécessaire pour que nous existions, tandis que nous lui sommes nécessaires pour qu’il se manifeste à lui-même [20]. »
L’essence simple, en dehors de toutes les qualités et relations, est appelée par Jílí « la brume noire » (al-‘Amá). Elle [p. 84] développe la conscience en passant par trois stades de manifestation qui modifient sa simplicité. Le premier stade est l’Unité (Aḥadiyya), le deuxième est l’Il-ité (Huwiyya), et le troisième est l’Aniyya (I). Par ce processus de descente, l’Être Absolu est devenu le sujet et l’objet de toute pensée et s’est révélé comme Divinité avec des attributs distinctifs embrassant toute la série de l’existence. Le monde créé est l’aspect extérieur de ce qui dans son aspect intérieur est Dieu. Ainsi, dans l’Absolu, nous trouvons un principe de diversité, qu’il fait évoluer en descendant, pour ainsi dire, d’un plan au-delà de la qualité et de la relation, au-delà même de la plus simple unité, jusqu’à ce qu’il se revête peu à peu de noms et d’attributs multiples et prenne une forme visible dans l’infinie variété de la Nature. Mais « l’Un demeure, le Multiple change et passe ». L’Absolu ne peut pas se reposer dans la diversité. Les contraires doivent se réconcilier et enfin s’unir, le Multiple doit redevenir Un. En reprenant la métaphore de Jílí, nous pouvons dire que comme l’eau redevient glace puis eau, ainsi l’Essence cristallisée dans le monde des attributs cherche à revenir à son moi pur et simple. Et pour cela, elle doit se déplacer vers le haut, en inversant la direction de sa descente antérieure de l’absolu. Nous avons vu comment la réalité, sans cesser d’être la réalité, se présente sous la forme de l’apparence : par quel moyen alors l’apparence cesse-t-elle d’être l’apparence et disparaît-elle dans l’obscurité abyssale de la réalité ?
L’homme, en vertu de son essence, est la Pensée cosmique assumant la chair et reliant l’Être Absolu au monde de la Nature.
Tandis que chaque apparence manifeste quelque attribut de la réalité, l’Homme est le microcosme dans lequel tous les attributs sont réunis, et en lui seul l’Absolu prend conscience de lui-même dans tous ses aspects divers. En d’autres termes, l’Absolu, s’étant complètement réalisé dans la nature humaine, retourne à lui-même par l’intermédiaire de la nature humaine ; ou, plus intimement, Dieu et l’homme deviennent un dans l’Homme Parfait - le prophète ou le saint ravi - dont la fonction religieuse de médiateur entre l’homme et Dieu correspond à sa fonction métaphysique [p. 85] de principe unificateur au moyen duquel les termes opposés de réalité et d’apparence s’harmonisent. Ainsi, le mouvement ascendant de l’Absolu de la sphère de la manifestation vers l’Essence non manifestée s’effectue dans et par l’expérience unitive de l’âme ; et ainsi nous avons échangé la philosophie contre le mysticisme.
Jílí distingue trois phases d’illumination ou révélation mystique (tajallí), qui se déroulent parallèlement, pour ainsi dire, aux trois étapes — l’Unité, l’Il et le Je — traversées par l’Absolu dans sa descente vers la conscience.
Dans la première phase, appelée l’Illumination des Noms, l’Homme Parfait reçoit le mystère que véhicule chacun des noms de Dieu, et il devient un avec le nom de telle sorte qu’il répond à la prière de toute personne qui invoque Dieu par le nom en question.
De même, dans la deuxième phase, il reçoit l’Illumination des Attributs et devient un avec eux, c’est-à-dire avec l’Essence Divine telle qu’elle est caractérisée par ses divers attributs : vie, connaissance, puissance, volonté, etc. Par exemple, Dieu se révèle à certains mystiques par l’attribut de la vie. Un tel homme, dit Jílí, est la vie de tout l’univers ; il sent que sa vie imprègne toutes les choses sensibles et idéales, que toutes les paroles, tous les actes, tous les corps et tous les esprits tirent leur existence de lui. S’il est doté de l’attribut de la connaissance, il connaît tout le contenu de l’existence passée, présente et future, comment tout est arrivé à l’existence, est en train d’arriver ou arrivera à l’existence, et pourquoi le non-existant n’existe pas : tout cela, il le sait à la fois synthétiquement et analytiquement. Les attributs divins sont classés par l’auteur sous quatre titres : (1) les attributs de l’Essence, (2) les attributs de la Beauté, (3) les attributs de la Majesté, (4) les attributs de la Perfection. Il dit que toutes les choses créées sont des miroirs dans lesquels se reflète la Beauté Absolue. Ce qui est laid a sa place dans l’ordre de l’existence, tout comme ce qui est beau, et appartient également à la perfection divine : le mal n’est donc que relatif. Comme il a été dit plus haut, l’Homme Parfait reflète tous les attributs divins, y compris même les essentiels, comme l’unité et l’éternité, qu’il ne partage avec aucun autre être dans ce monde ou dans l’autre.
La troisième et dernière phase est l’Illumination de l’Essence. [p. 86] Ici l’Homme Parfait devient absolument parfait. Tout attribut a disparu, l’Absolu est revenu à lui-même.
Dans la théorie ainsi esquissée, nous pouvons reconnaître une forme moniste du mythe qui représente l’Homme primordial, le premier-né de Dieu, s’enfonçant dans la matière, y travaillant comme principe créateur, aspirant à la délivrance et trouvant enfin le chemin du retour à sa source [21]. Jílí appelle l’Homme parfait le conservateur de l’univers, le Quṭb ou Pôle autour duquel tournent toutes les sphères de l’existence. Il est la cause finale de la création, c’est-à-dire le moyen par lequel Dieu se voit lui-même, car les noms et les attributs divins ne peuvent être vus, dans leur ensemble, que dans l’Homme parfait. Il est une copie faite à l’image de Dieu ; c’est pourquoi en lui se trouve ce qui correspond à l’Essence avec ses deux aspects corrélés de l’Il et du Je, c’est-à-dire l’intériorité et l’extériorité, ou la divinité et l’humanité. Sa véritable nature est triple, comme le déclare expressément Jílí dans les versets suivants, que personne ne peut lire sans se demander comment un musulman a pu les écrire :
Si vous dites qu’elle (l’Essence) est Une, vous avez raison ; ou si vous dites qu’elle est Deux, elle est en fait Deux.
Ou si vous dites : « Non, c’est Trois », vous avez raison, car c’est la vraie nature de l’Homme [22].
Nous avons ici une Trinité composée de l’Essence et de ses deux aspects complémentaires, à savoir le Créateur et la créature, Dieu et l’homme. Or, tous les hommes sont parfaits en puissance, mais peu le sont réellement. Ces quelques-uns sont les prophètes et les saints. Et comme leur perfection varie en degré selon leur capacité à recevoir l’illumination, l’un d’eux doit se distinguer de tous les autres. Jílí reste musulman malgré sa philosophie, et pour lui cet Homme absolument Parfait est le Prophète Mahomet. Dans le poème que j’ai cité, il identifie le Trois-en-Un à Mahomet et s’adresse à lui en ces termes :
Ô centre de la boussole ! Ô terre la plus profonde de la vérité ! Ô pivot de la nécessité et de la contingence ! [p. 87 ]
Ô œil du cercle entier de l’existence ! Ô point du Coran et du Furqán ! [23]
Ô toi le parfait, le plus parfait des parfaits, toi qui as été embelli par la majesté de Dieu le Miséricordieux !
Tu es le pôle (Quṭb) des choses les plus merveilleuses.La sphère de la perfection dans sa solitude tourne vers toi.
Tu es transcendant ; non, tu es immanent ; non, tout est à toi
qui est connu et inconnu, éternel et périssable.
En réalité, c’est toi qui es l’Être et le non-Être, le nadir et le zénith sont tes deux vêtements.
Tu es à la fois la lumière et son opposé ; non, mais tu n’es que ténèbres pour un gnostique hébété [24].
Jílí soutient également que, à chaque époque, les Hommes Parfaits sont une manifestation extérieure de l’essence de Mahomet [25], qui a le pouvoir de prendre la forme qu’elle veut ; et il note l’heure et le lieu de sa propre rencontre avec le Prophète, qui lui est apparu sous les traits de son directeur spirituel, Sharafu’ddín Ismá‘íl al-Jabartí. Dans le 60e chapitre de l’Insánu ’l-kámil, il dépeint Mahomet comme l’homme absolument parfait, le premier créé par Dieu et l’archétype de tous les autres êtres créés. Il s’agit bien sûr d’une doctrine du Logos islamique [26]. Elle rapproche Mahomet à certains égards du Christ du quatrième Évangile et des épîtres de Paul. Mais si la ressemblance est grande, la différence l’est aussi. La paternité de Dieu, l’Incarnation et l’Expiation suggèrent une personnalité infiniment riche et sympathique, alors que le Logos mahométan tend à s’identifier au principe actif de la révélation dans l’essence [p. 88] divine. Mahomet est aimé et adoré comme l’image ou la copie parfaite de Dieu : « Qui m’a vu a vu Allah », dit la Tradition [27]. Sauf qu’il n’est pas tout à fait coégal et coéternel à son Créateur, il ne peut y avoir de limite à la glorification de l’Homme Parfait [28]. Je n’ai pas besoin de dire que Mahomet a donné un démenti direct à ceux qui voulaient lui imposer cette sorte de grandeur : son apothéose est le triomphe du sentiment religieux sur le fait historique.
Ces idées remontent en partie à Ḥalláj, mais elles furent élaborées et systématisées pour la première fois par le plus prolifique des théosophes musulmans et l’un des plus originaux, Muḥyi’ddín Ibnu ’l-‘Arabí, dont l’influence sur le cours des spéculations Ṣúfis ultérieures est si vaste et si profonde qu’il mérite bien le titre honorifique de docteur maximus (al-shaykhu ’l-akbar), sous lequel il est souvent désigné. Bien que Jílí ne le suive pas partout, il a beaucoup appris de la manière de philosopher de son prédécesseur ; il regarde les choses d’un point de vue similaire, et sa pensée évolue dans le même cercle de fantaisies mystiques qui s’efforcent de se revêtir de formes logiques. Ibnu ’l-‘Arabí nous serait mieux connu s’il avait écrit de manière plus concise, plus lucide et plus méthodique. Sous tous ces rapports, Jílí a l’avantage : on peut dire de l’Insánu ’l-kámil ce qu’on ne peut pas dire du Futúḥátu ’l-Makkiyya ou du Fuṣúṣu ’l-ḥikam : l’auteur n’est pas aussi difficile que le sujet. La philosophie d’Ibnu ’l-‘Arabí exige un volume à elle seule, mais je vais essayer de donner à mes lecteurs un aperçu du Fuṣúṣ, où il traite particulièrement des attributs divins manifestés par la classe prophétique des Hommes Parfaits [29].
L’Insánu 'l-kámil, bien que fortement marqué par un caractère et une expression qui lui sont propres, est un de ces livres qui rassemblent les fils de tout un système de pensée et en servent de fil conducteur. Après avoir exploré le monde visionnaire de la réalité à travers lequel l’auteur nous conduit pas à pas,
[p. 89]
nous savons au moins où nous sommes lorsque les hiérophantes de la même guilde nous font signe de les rejoindre et nous invitent à voler avec eux
Dans les hauteurs de l’univers rare de l’Amour.
J’espère que l’analyse et l’exposé qui suivent sont suffisamment complets pour faire ressortir les principaux traits de l’ouvrage et ouvrir la voie à une étude plus approfondie. Le sujet des soixante-trois chapitres de Jílí a été organisé sous quelques rubriques de la manière qui semblait la plus appropriée.
Cf. K II. 121, 11 ss. : « L’amour essentiel est l’amour dans l’Unité, de sorte que chacun des amants apparaît sous la forme de l’autre et représente l’autre. Dans la mesure où l’amour du corps et de l’âme est essentiel, l’âme souffre de la douleur du corps dans ce monde, tandis que le corps souffre de la douleur de l’âme dans l’autre monde : alors chacun d’eux apparaît sous la forme de l’autre. »
77:1 Le titre est emprunté à l’ouvrage de Jílí, l’Insánu 'l-kámil, dont on trouvera une brève mais éclairante exposition dans le Développement de la métaphysique en Perse du Dr Muḥammad Iqbál (Londres, 1908), p. 150 et suivantes. Je peux aussi me référer à deux articles que j’ai écrits : « Une philosophie musulmane de la religion » (Muséon, Cambridge, 1915, p. 83 et suivantes) et « La doctrine Ṣúfí de l’Homme parfait » (Quest, 1917, p. 545 et suivantes) ; des passages de ces deux articles ont été incorporés dans cet essai, avec ou sans modification. Les abréviations suivantes sont utilisées : K = l’édition de l’Insánu 'l-kámil publiée au Caire en a.h. 1300 ; Comm. K = le commentaire d’Aḥmad ibn Muḥammad al-Madaní sur les chapitres 50-54 de l’Insánu 'l-kámil (Catalogue de Loth des manuscrits arabes de la Bibliothèque de l’Office des Indes, n° 667) ; M = le commentaire de Jílí sur le 559e chapitre du Futúḥátu 'l-Makkiyya d’Ibnu 'l-'Arabí (Catalogue de Loth, n° 6931). ↩︎
77:2 Dans le premier chapitre du Fuṣúṣu ’l-ḥikam (Le Caire, a.h. 1321) Ibnu ’l-‘Arabí (ob. a.d. 1240) dit que lorsque Dieu a voulu que Ses attributs soient manifestés, Il a créé un être microcosmique (kawn jámi‘), l’Homme Parfait, à travers lequel « la conscience de Dieu (sirr) se manifeste à Lui-même ». Abú Yazíd al-Bisṭámí (ob 875 ap. J.-C.) définit « l’homme parfait et complet » (al-kámilu ’l-támm), qui après avoir été investi des attributs divins en devient inconscient (Qushayrí, Risála, Le Caire, 1318 ap. J.-C., p. 140, 1. 12 s.), c’est-à-dire, entre pleinement dans l’état de faná ; mais ici le terme n’a pas la signification particulière que lui attribuent Ibnu ’l-‘Arabí et Jílí. ↩︎
79:1 Prof. DB Macdonald, L’attitude religieuse et la vie en Islam, p. 163. ↩︎
79 : 2 Hujwírí, Kashf al-Maḥjúb, p. 228 de ma traduction. ↩︎
79:3 Massignon traduit par « Je suis la Vérité Créatrice » (Kitáb al-Ṭawásín, p. 175). Al-Ḥaqq est le Créateur par opposition aux créatures (al-khalq) et cela semble être le sens dans lequel Ḥalláj a compris le terme, mais il est également appliqué à Dieu conçu panthéistiquement comme la seule réalité permanente. Cf. l’article « Ḥaḳḳ » du Prof. D. B. Macdonald dans Encycl. of Islam. ↩︎
80 : 1 Iḥyá (Búláq, a.h. 1289), vol. IV, p. 294. ↩︎
80 : 2 Massignon, Kitáb al-Ṭawásín, p. 129. ↩︎
80:3 Comparez ceci avec l’expression moniste de la même pensée par Jílí (K I. 51, 1) : « Nous sommes l’esprit de l’Un, bien que nous habitions tour à tour dans deux corps. » De même, Jalálu’ddín Rúmí (Divāni Shamsi Tabriz, p. 153) :
« Heureux le moment où nous sommes assis dans le palais, toi et moi,
Avec deux formes et avec deux figures, mais avec une seule âme, toi et moi. ↩︎
81:1 Je ne sais pas sur quelle autorité le Dr Goldziher dans son article sur Jílí dans l’Encycl. of Islam (vol. I, p. 46) relie la nisba à Jíl, un village dans le district de Baghdád. Jílí s’appelle lui-même (Loth, Cat. de manuscrits arabes dans la bibliothèque de l’India Office, p. 182, col. I, l. 7 à partir du pied). Il a fait remonter sa descendance à un sibṭ de 'Abdu 'l-Qádir, _c’est-à-dire à un fils de la fille du Shaykh. ↩︎
81:2 Il mentionne (K II. 43, 20 s.) qu’en 790 de l’hégire = 1388 de notre ère il était en Inde à un endroit nommé Kúshí, où il conversa avec un homme condamné à mort pour le meurtre de trois notables. La date la plus ancienne se rapportant à son séjour à Zabid est 796 de l’hégire = 1393-4 de notre ère (K II. 61, 20), et la plus récente 805 de l’hégire = 1402-3 de notre ère (Loth, op. cit. p. 183). ↩︎
81:3 K I. 6, 4 suiv. ↩︎
81:4 Cf. K I. 63, pénultième et suiv. ↩︎
82:1 Jílí utilise souvent des arguments logiques, mais « les paradoxes prouvés par sa logique sont en réalité les paradoxes du mysticisme, et sont le but qu’il estime que sa logique doit atteindre si elle doit être en accord avec l’insight » (Bertrand Russell, « Mysticism and Logic » dans le Hibbert Journal, vol. XII, No. 4, p. 793). ↩︎
82:2 K I. 4, 10 suiv. ↩︎
82:3 K I. 39, 20 suiv. ↩︎
82:4 K II. 34, 23 ss. Cf. K I. 8, 6 ss. Dans la Futúḥátu ’l-Makkiyya, ch. 559. Ibnu ’l-‘Arabí compare l’Esprit divin dans l’homme à Yúḥ, « qui est un nom du soleil et se réfère à Dieu (al-Ḥaqq), car Il est la lumière des cieux et de la terre, et l’Homme est une copie parfaite et complète de Lui » (M 34 a). ↩︎
82:5 Goldziher dans Encycl. of Islam. L’homme céleste est le summum genus, l’homme terrestre le summa species (M 40 a). ↩︎
82:6 Cette doctrine est appelée « l’unité de l’Être » (waḥdatu ’l-wujúd). ↩︎
83:1 K I. 20, 23 suiv. ↩︎
83 : 2 Fuṣúṣ (Le Caire, AH 1312), 29, 78, 181, etc. ↩︎
86 : 1 Voir Bousset, Hauptprobleme der Gnosis, p. 160 francs. ↩︎
86:2 K I. 10, 21 fol. ↩︎
87:1 Voir ↩︎
87:2 K I. ii, je suiv. ↩︎
87 : 3 Ainsi, dans les écrits pseudo-clémentins, Adam ou Christ, le véritable prophète et incarnation parfaite de l’esprit divin, est représenté comme se manifestant personnellement dans toute une série de porteurs ultérieurs de la Révélation. Bousset, _op. cit._p. 172, cite les passages suivants : « nam et ipse verus Propheta ab initio mundi per saeculum currens festinat ad requiem » et « Christus, qui ab initio et semper erat, per singulas quasque Generationes piis latenter licet semper tamen aderat ». Sur la transmission de la Lumière de Mahomet, voir l’article de Goldziher cité dans la note suivante. ↩︎
87:4 On trouvera un excellent aperçu de la doctrine concernant la préexistence de Mahomet, des conséquences qu’on en tire et des sources d’où elle dérive, dans les Éléments Neuplatonische und gnostische im Hadīṯ de Goldziher (Zeitschrift für Assyriologie, vol. 22, p. 317 et suiv.). ↩︎
88:1 Emprunté à saint Jean, ch. xiv. v. 9. ↩︎
88:2 Jílí déclare que partout où dans ses écrits l’expression « l’Homme Parfait » est utilisée absolument, elle se réfère à Mahomet (K II. 59, 6). ↩︎
88:3 Voir Annexe II. ↩︎