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J’avais peur de la Prison d’Alexandre ;
Et s’enfuit au pays de Salomon. [1]
Hafiz.
La joyeuse fête de No Ruz arriva et, après treize jours, il fut grand temps de battre le tambour du départ. Enfin, l’astrologue en chef décréta qu’un certain jeudi serait une date propice et, ce soir-là, accompagnés de centaines de parents et d’amis, nous partîmes pour un jardin situé à environ un farsakh de la belle Kerman. On pourrait penser que c’était une étape très courte pour des voyageurs qui avaient un si long voyage devant eux ; mais le fait est que nous, les Perses, avons plus d’expérience des voyages que toute autre nation, et nous comprenons donc qu’en de telles occasions, on laisse invariablement beaucoup de choses derrière [178] soi. En vérité, en arrivant au jardin, chaque domestique s’aperçut qu’il avait oublié quelque chose ; et, sans cette coutume que nous appelons « changement de lieu », notre position aurait été difficile.
Je n’ai pas dit que, dès qu’on sut que quelques-uns des principaux habitants de Kerman allaient entreprendre le pèlerinage, une cinquantaine au moins de nos concitoyens décidèrent de nous accompagner, et comme c’est une action pieuse de faciliter les pèlerinages, nous convînmes de leur accorder notre protection sur la route.
Le lendemain, nous fîmes une étape entière, et le troisième jour nous conduisîmes à Kakh, principal village du district de Khinaman ; c’est un village très ancien, au point que j’ai lu qu’il fournissait aux armées des rois sassanides sept guerriers intrépides montés sur des taureaux. Son gouverneur nous pria de nous arrêter un jour ; mais Mahmud Khan refusa, et, le quatrième jour après avoir entrepris ce voyage de grâce, nous entrâmes dans le district de Rafsinjan, qui est renommé pour ses pistaches et ses amandes. En effet, les coques de ces dernières sont si délicates qu’on les appelle « papier ».
Mahmud Khan insista pour que nous nous arrêtions deux jours pendant qu’il visitait ses villages, et, comme le gouverneur de Rafsinjan était un Khan bien connu de Kerman, il fut très agréable de rester là à son service, [179] et de lui donner les dernières nouvelles de Son Excellence le gouverneur général et de Kerman.
Hussein Ali Khan gouvernait Rafsinjan depuis plus de vingt ans, depuis qu’il avait rendu un service signalé au shah en tuant un chef rebelle des Buchakchi. Ce bandit sauvage refusa longtemps de se rendre auprès du khan et de lui faire sa soumission ; mais, enfin, celui-ci lui envoya un Coran scellé de son sceau, avec la promesse que, tant qu’il serait sur terre, il ne lui arriverait aucun mal. Le Buchakchi, en voyant le Coran et en entendant la promesse, entra enfin à Rafsinjan ; mais le khan, qui était très astucieux, s’assit dans une fosse souterraine spécialement préparée à cet effet et, ainsi libéré de son serment, tua le bandit qui avait tué des centaines de voyageurs. Pour le récompenser de ce grand service, le titre d’« Émir des Émirs » fut décerné au khan, qui, quelques années plus tard, montra encore une fois une immense capacité dans l’art de gouverner.
Il arriva qu’un des Hindous, dont il y en a plusieurs à Kerman, fut volé et assassiné dans le district de Rafsinjan, et le consul anglais Sahib envoya des télégrammes répétés à la légation anglaise, avec pour résultat que chaque jour de nouveaux ordres arrivaient du ministre de l’Intérieur pour que les meurtriers de cet Hindou soient arrêtés et punis ; il y avait aussi menace de renvoi si cela n’était pas fait rapidement.
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Le gouverneur savait déjà qui étaient les voleurs, mais il ne voulait pas se montrer trop sévère, car après tout, tuer un hindou n’était pas un crime grave. Il fut néanmoins obligé de saisir les hommes et informa le consul Sahib du fait et qu’il était prêt à les faire exécuter. Mais ce fonctionnaire, qui avait été dur depuis le début, refusa, à sa grande surprise, de les faire exécuter sans preuve de leur culpabilité.
L’Amir des Amirs réfléchit un moment, puis demanda à l’interprète du Consulat d’aller dans une pièce voisine et d’attendre la preuve demandée par le Sahib. Les prisonniers furent alors amenés et tous les farrashes furent renvoyés.
Le Khan leur parla alors avec beaucoup d’affection et dit : « Ô mes frères, nous sommes tous musulmans et je me réjouis, comme vous, de la mort de cet infidèle, que son âme reste en enfer ! J’ai congédié tous mes serviteurs pour vous féliciter en secret et je souhaite savoir à qui revient le plus de mérite dans cet acte méritoire. » En entendant cela, Iskandar Khan répondit : « Louange à Allah, nous étions tous partenaires dans cet acte pieux. Ibrahim Khan a saisi l’hindou, Abdulla Khan a tenu son âne et j’ai tiré sur l’infidèle et Allah sait qu’il a saigné comme un cochon. »
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A peine eut-il fini que le gouverneur cria « Bacha ! » [2] et, lorsque ses farrashes revinrent, il demanda à l’interprète s’il était enfin convaincu de la culpabilité des prisonniers, et, sur sa réponse affirmative, il ordonna au bourreau de les conduire sur la Grande Place et de les exécuter. Ce redoutable fonctionnaire mentionna plus tard que les hommes étaient comme dans un rêve et ne semblaient jamais se rendre compte de ce qui se passait, tant ils étaient simples d’esprit qu’ils ne pouvaient comprendre la perspicacité d’un haut fonctionnaire persan.
En quittant Rafsinjan, nous sommes allés visiter le fameux « Puits du Monde ». C’est un immense gouffre dans le désert, sous lequel coule une grande rivière. On dit que chaque année, de nombreux chameaux, moutons et chèvres y tombent et sont emportés, tant sa force est grande. Un jour, si Allah le veut, cette eau servira à cultiver les terres incultes de Rafsinjan, et elle ressemble en effet à une mine d’or intacte.
Le prochain lieu important de notre voyage fut Anar, qui contient un sanctuaire dédié à Mohamed Salih bin Musa Kazim, dans lequel se trouve un support de Coran en bois de santal incrusté d’ivoire, et qui est si magnifiquement sculpté que le travail d’aujourd’hui n’est rien en comparaison.
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Le gouverneur de l’époque était Murtaza Kuli Khan, Afshar, qui fut nommé à ce district frontalier de la province, car les Lashanis et les autres tribus du Fars le craignaient à cause de sa cruauté. On raconte qu’un [183] jour, alors qu’il chevauchait près d’Anar, il vit un enfant tomber dans un canal de moulin. Un de ses serviteurs galopa pour le sauver, mais il cria : « Arrêtez-vous et voyons ce qui va se passer. » Ainsi, par son manque d’humanité, il a privé une pauvre veuve de son fils unique sur lequel elle comptait pour subvenir à ses besoins pendant ses vieux jours, lorsqu’il serait grand.
La veille de notre arrivée, il avait commis un acte encore plus terrible. Quelques mois auparavant, un des principaux propriétaires fonciers s’était plaint de son comportement tyrannique et le gouverneur général l’avait réprimandé pour avoir opprimé le peuple qu’il gouvernait. Après avoir reçu ce message de Kerman, il avait convoqué le propriétaire et lui avait adressé la parole en ces termes : « Tu es le premier homme qui ait eu le courage de se plaindre de moi au gouverneur général et ton cœur doit être différent de celui des autres hommes. » Il avait alors hurlé au bourreau en chef : « Sors-lui son cœur et montre-le-moi. » L’ordre sanglant fut immédiatement exécuté, mais même cela n’avait pas apaisé sa fureur de vengeance, car il refusa également de permettre que le cadavre soit enterré.
À la suite de ce terrible outrage, toute la population d’Anar avait trouvé refuge au bureau du télégraphe, dont les fils se terminent au « pied du trône ».
Au début, le télégraphiste, qui recevait chaque mois cinquante tomans en cadeau du gouverneur, [184] refusa d’envoyer leurs pétitions à Téhéran ou à Kerman, alors les villageois le menacèrent, lui et sa famille, de mort immédiate. Il obéit, et expliqua ensuite qu’il avait vraiment l’intention de les aider à tout moment, car il était horrifié par le crime, mais il craignait que, s’il ne pouvait plaider que sa vie était menacée, le gouverneur sauvage ne le tue aussi.
Gloire à Allah ! A peine l’état des choses fut-il expliqué que Murtaza Kuli Khan reçut l’ordre le plus sévère de se rendre par la poste à Kerman, où il fut puni comme il le méritait. Par Allah ! Je pense qu’il était vraiment fou.
Il fallait maintenant traverser trois étapes de désert d’eau salée, et Mahmud Khan nous raconta que ce désert était hanté par des vampires qui attaquent les hommes accablés de sommeil et leur sucent le sang en leur léchant la plante des pieds. Il ajouta qu’il y a quelques années, deux muletiers qu’il connaissait s’étaient égarés dans un orage dans ce même désert, et qu’enfin, étant complètement épuisés, ils furent obligés de dormir jusqu’au matin. Ils avaient très peur du vampire ; mais, étant de savants Kermanis, ils décidèrent de se coucher pieds contre pieds et s’endormirent ainsi. Peu après, le redoutable vampire les surprit et commença à rôder autour d’eux pour découvrir leurs pieds ; mais à chaque extrémité il trouva une tête.
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Désespéré, il s’enfuit en s’écriant :
J’ai erré à travers mille
Six cent soixante-six vallées,
Mais nulle part je n’ai vu un homme à deux têtes.
C’est avec de telles histoires que nous avons passé le temps sur ces trois étapes, dans lesquelles l’eau est si salée que la boire donne la nausée ; mais cependant il est impossible aux fils d’Adam d’exister sans eau, et ainsi nous nous sommes consolés en sentant que plus grandes étaient nos privations, plus grand était le mérite de notre pèlerinage ; et je citais :
Considérez les difficultés comme une facilité si la question est importante.
En entendant cela, tout le monde devint heureux, et les étapes du désert furent rapidement dépassées.
Tout au long du voyage, Ali Khan essayait toujours de tirer des perdrix, mais il n’était pas un bon tireur, et quand, enfin, il en amena une dans la diligence et la présenta avec beaucoup de fierté à Mahmud Khan, ce dernier s’exclama : « Bien sûr, elle était malade. »
Nous atteignîmes enfin la province de Yezd, et cette nuit-là nous nous arrêtâmes à une courte étape d’une des villes célèbres de l’Iran.
Yezd fut la première ville de notre puissant empire autre que Kerman que j’avais visitée, et, par Allah, elle mérite bien sa réputation d’avoir servi de prison dans laquelle Iskandar emprisonna ses ennemis, les Divs réfractaires. [p. 186] En effet, en m’en approchant, on m’assura que la ville était assez proche ; cela, cependant, je ne pouvais pas le croire, car tout ce que je voyais était un hideux désert de dunes, une demeure appropriée pour les Goules et les Afrits, mais rien d’autre.
Au moment même où cette pensée me traversa l’esprit, un vent terrible commença à souffler et tout devint noir comme la nuit. Cependant, nous continuâmes notre chemin comme de braves Perses et aperçumes vaguement deux hautes tours que, si je n’avais pas été très sage, j’aurais infailliblement pris pour un château construit par les Divs. Enfin, de misérables murs de jardin en terre apparurent et, chevauchant entre eux, nous entrâmes dans Yezd.
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Yezd est en effet une ville malheureuse, car après avoir servi de prison à Iskandar, elle fut fondée comme ville par Yezdigird, dont le titre maléfique était « le Pécheur ». En effet, il était si méchant qu’Allah l’Omnipotent ne lui permit pas de mourir d’une mort ordinaire ; mais, lorsqu’il visita le lac sacré de Su, dans les montagnes de Nishapur, un cheval blanc apparut soudainement du lac, frappa le monarque de si fort qu’il mourut, puis disparut aussi soudainement dans les eaux du lac.
Pour en revenir aux temps plus récents, mon père, qu’Allah lui pardonne ! Je me souviens bien que lorsque Fath Ali Shah était le signe de la puissance d’Allah et que Yezd avait l’honneur d’être gouverné par Mohamed Ali Mirza, un de ses fils, un certain Abdur Razzak Khan, non seulement se révolta, mais insulta et outragea la famille du prince. Cependant, Abbas Mirza, le Rustam de son époque, saisit le criminel qui fut remis à Mohamed Ali Mirza. Lui, un vrai buveur de sang, trancha d’un coup de son épée victorieuse la tête du maudit rebelle.
Les Yezdis sont si lâches qu’on ne tire plus de soldats de la population, et que peut-on attendre d’un peuple qui vit dans un pays de dunes, où l’on ne peut même pas boire le lait, tant il a le goût et l’odeur de la graine de coton, qui seule fait vivre [188] les vaches ? C’est un régiment de Yezdis qui, au retour de la conquête de l’Inde, demanda au grand Nadir de les escorter jusqu’à leur patrie. Pourtant, bien que dépourvus de virilité, les Yezdis sont de bons tisserands, et une partie de la soie qu’ils fabriquent est très estimée en Perse, bien qu’elle ne soit pas aussi célèbre que les châles de Kerman.
Malheureusement, c’est un Yézdi qui a introduit l’opium parmi nous, et, hélas pour l’Iran ! Pourquoi cette calamité nous est-elle arrivée ? Allah le sait, mais je tuerais d’un coup de fusil ceux qui ont introduit cette maudite habitude.
Tout d’abord, l’opium est fumé avec du charbon de bois ; puis le malheureux désire toujours quelque chose de plus fort, jusqu’à ce qu’il fume de l’opium une fois brûlé, et ainsi concentré, dans une vieille pipe très utilisée qui est chauffée au-dessus d’une lampe.
Le Docteur Sahib m’a dit que chaque fois qu’un mollah l’attaquait parce qu’il soutenait la religion de Hazrat Issa, sur Lui la paix soit avec lui !, il répondait invariablement que plutôt que de créer des divisions entre les « possesseurs d’un livre révélé », il valait mieux que toute la force des deux religions soit déployée pour arrêter cette calamité. Et par Allah, c’est vrai, comme le dit Hafiz :
Si le chagrin devait déployer son armée pour verser le sang de l’amant,
Moi et le Saki nous unirons pour détruire le chagrin.
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Le souverain de Yezd était l’un des princes de la famille royale qui, lorsque j’eus l’honneur de paraître en sa présence, me fit une remarque particulière et dit : « Tu m’es bien connu, Nurullah Khan, par tes poèmes. Inshallah ! tant que tu restes à Yezd, tu es mon invité. »
En vérité, non seulement je fus traité avec beaucoup de distinction, mais avant de partir, le maître d’écurie de Son Altesse m’apporta un beau cheval arabe dont la queue était teinte en écarlate, ce qui prouvait qu’il venait des écuries royales. En retour, j’écrivis un panégyrique sur le cheval et sur Son Altesse, qui, j’ai entendu plus tard, a dit que son nom ne serait, pour cette raison, jamais oublié en Iran. Il était ainsi conçu :
Bravo le Chargeur avec des sabots comme Shabdiz et une tête comme Rakhsh, [3]
Awaji [^55] du côté de la mère, dont le père était Yahmum. [^55]
Parfois, il est comme un oiseau qui plane et comme un serpent qui se tord ;
Parfois il danse comme un faisan et bondit comme une balle.
Un alligator dans la mer et un léopard sur la montagne.
Une grue dans l’air et un paon dans la rue.
Il galope sans pousser ni inciter.
Ardent comme l’ange de feu : et dans l’eau comme un canard.
Ses muscles sont tendus comme une corde d’arc, ses tendons comme une armure et sa bouche bien formée,
Sa tête est un dattier, sa queue une corde, ses flancs sont de pierre et ses sabots sont acérés.
Un dormeur tardif mais un lève-tôt, rapide et prévoyant : [p. 190 ]
Facile à vivre, bon vivant : sage et bien élevé,
Pieds durs, cuisses robustes, jambes droites et sabots ronds.
Oreilles pointues, dos plat, peau lisse et poils courts.
Rapide comme les nuages, rapide comme le vent : dans le tonnerre comme l’éclair et aussi dans sa foulée.
Destructeur de montagnes, Fendeur de tempêtes, Écailleur de falaises et Découvreur de routes.
Avec les jambes d’un âne sauvage, le foie d’un lion, l’allure d’un léopard et la détermination d’un coureur :
Gorge d’éléphant, poitrine de rhinocéros : le saut d’un bouquetin et la disposition d’un loup.
Œil perçant, foie de fer, cœur d’acier et lèvres dures :
Avec des dents d’argent, des narines comme un puits, une gorge comme un tube, et un front comme une tablette.
Lance, épée, lasso, hache de combat, flèche et arc
Ce sont son cou, son oreille, sa queue, son sabot, sa bouche et sa jambe.
Le gouverneur m’a donné un tel cheval sans selle,
Un tel cheval est comme une jarre sans anse.
Cette nuit-là, le maître des écuries revint avec un message de Sa Majesté, dans lequel il me disait qu’il avait donné l’ordre d’envoyer avec le cheval une de ses propres selles avec des garnitures en or, et qu’il espérait que la négligence de ses serviteurs serait pardonnée. Il me demanda d’inspecter les étuis, dans lesquels je trouvai une paire de pistolets à monture d’or, et, bouleversé par la générosité du noble prince Kajar, je m’exclamai : « Par Allah ! Hatim Tai est revenu à la vie. »