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C’est pourquoi nous avons délivré Lot et sa famille,
Sauf sa femme, elle était l’une de celles-là.
Qui est resté derrière : et nous avons plu
Une pluie de pierres sur eux… et
Nous avons bouleversé ces villes.
Le Coran.
Nous étions arrivés à Yezd le sixième jour du mois sacré de Muharram, et c’était notre intention, car en tant que pèlerins, nous étions tenus de prendre part à ce triste anniversaire. Dans un chapitre précédent, j’ai évoqué très brièvement la différence entre nous, chiites, et les sunnites. Je vais maintenant donner plus de détails, comme je l’avais promis.
Nous savons que lorsque, pour la dernière fois, Mohamed, sur Lui et sur sa famille, accomplit le pèlerinage, connu sous le nom de Pèlerinage d’Adieu, l’ange Gabriel vint à lui à la Mecque, avec des instructions d’Allah, le [p. 192] Tout-Sage, pour proclamer publiquement qu’Ali devrait être son successeur.
A la fin du pèlerinage, le Prophète, accompagné d’Ali et de ses autres compagnons, se mit en route pour le retour et, dans un village appelé Khumm, près duquel se trouvait un étang, eut lieu l’investiture solennelle. Un trône, construit avec des selles de chameau, fut érigé, et Ali y fut assis par le Prophète, qui embrassa alors le « Lion d’Allah » dans une étreinte si étroite et si longue que, par cet acte, ses vertus furent transmises à son illustre gendre. Enfin, le Prophète constitua formellement Ali comme son successeur et héritier ; et cet événement historique est célébré chaque année avec beaucoup de joie sous le nom de « Fête de l’étang de Khumm », partout où résident les Perses.
Cependant, à cause de la méchanceté des hommes, Abu Bekr, Omar et Osman furent tous élus califes avant qu’Ali ne lui succède, et il ne régna que quelques années, étant horriblement assassiné la sixième année de son califat. Après sa mort, son fils aîné, Hassan le Pieux, lui succéda, mais lassé de l’infidélité des Arabes, il abdiqua et, comme son descendant l’imam Riza, fut empoisonné.
Dix ans plus tard, son frère Husein, à qui l’on avait promis la succession au Califat [193] à la mort de Muavia, fut invité par les volages Kufas à se fier à leur soutien pour conquérir le trône qui lui revenait de droit, et, accompagné d’un petit groupe de ses fidèles disciples et de sa famille, il se lança dans ce voyage de mauvais augure.
A son approche, les Kufans, que la malédiction d’Allah soit sur eux, abandonnèrent la cause de l’Imam, qui refusa de se retirer mais résolut de mourir en combattant jusqu’au bout, fortifié dans cette résolution par la vision d’un cavalier fantôme qui lui dit : « Les hommes voyagent la nuit, et la nuit leurs destinées voyagent vers eux. »
Il campa avec son petit groupe à un endroit appelé Kerbela, près de la rive de l’Euphrate, et, pour assurer une défense désespérée, ordonna que les tentes soient attachées ensemble, pour empêcher une attaque de ce côté.
Le matin, les deux camps se préparèrent à la bataille, les forces ennemies étant sous le commandement d’Omar bin Saad, qui avait été acheté pour s’opposer à l’Imam par la promesse du gouvernement de Rei. Il écrivit lui-même le verset suivant sur le sujet :
Dois-je gouverner Rei, l’objet de mon désir ?
Devrais-je être maudit pour avoir tué Husein ?
Le meurtre d’Hussein me condamne aux flammes inévitables :
Et pourtant douce est la possession de Rei.
L’armée d’Omar comptait quatre mille hommes, tandis que celle de l’Imam ne comptait [194] que soixante-douze fidèles. Cependant, avant le début de la bataille, Al Hurr, un chef arabe qui commandait trente cavaliers, quitta les rangs de l’ennemi et rejoignit l’armée sacrée avec son fils, son frère et son esclave, les autres sowars refusant de le suivre. Par Allah ! nous vénérons sa mémoire encore aujourd’hui et nous nous souvenons de la manière dont il reprocha aux Arabes en ces termes : « Malheur à vous ! Vous l’avez invité et il est venu, et non seulement vous l’avez trompé, mais vous êtes maintenant sortis pour le combattre. Non, vous l’avez empêché, lui, ses femmes et sa famille, d’accéder aux eaux de l’Euphrate, où boivent les Juifs, les Chrétiens et les Sabéens, et où s’ébattent les porcs et les chiens. »
Lorsque la bataille commença, deux guerriers sortirent des rangs ennemis, mais eux et beaucoup d’autres champions furent tués par les héros indomptables, jusqu’à ce qu’Omar retire ses cavaliers et envoie cinq cents archers au front, qui firent pleuvoir des flèches. Même alors, les guerriers de l’Imam restèrent invaincus jusqu’à ce que, après que le combat eut fait rage toute la journée et que tout le groupe de l’Imam ait été tué, l’Imam lui-même, accablé par d’innombrables blessures, tombe dans une dernière course désespérée au milieu des ennemis. Que la paix d’Allah soit sur lui, et que Son pardon soit sur les membres de sa troupe et sur Al Hurr !
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Les femmes sans défense furent dépouillées et insultées par leurs ravisseurs et aussi par la populace impitoyable sur la route de Damas, où le maudit Yezid, fils de Muavia, s’efforça d’aggraver leurs chagrins d’une manière telle qu’elle ne pourra jamais être oubliée.
C’est cette terrible tragédie que nous, chiites, célébrons au mois de Muharram, et le dixième jour, anniversaire de l’assassinat de l’Imam Hussein, le Prince des Martyrs, des processions ont toujours lieu pour nous rappeler cette calamité déchirante. A Yezd, chacun des dix-sept quartiers prépare une procession dont le coût est en partie couvert par les legs d’hommes pieux.
Le cortège auquel je me joignis était conduit par une bande d’hommes qui, pour honorer l’Imam par des souffrances auto-infligées, avaient accroché des fers à cheval, des cadenas et de lourdes chaînes à leurs corps nus, et qui, par leur exemple, encourageaient même les petits enfants à se blesser en mémoire des blessures de l’Imam.
Puis venaient des chameaux chargés de tentes, et d’innombrables mulets prêtés par leurs pieux propriétaires, portant des bagages, suivis d’une centaine de chevaux au cou drapé de châles et de deux cents chevaux de trait. Derrière ceux-ci, il y avait trente-cinq chameaux montés par des membres [198] de la famille de l’Imam, des représentations des soixante-douze corps des martyrs, dix-sept têtes sur des lances et une troupe de cavaliers arabes. Deux chanteurs de chants de guerre représentaient les deux partis et engageaient un dialogue passionné, mêlé d’imprécations.
Puis vint Hazrat Abbas, le porte-étendard, accompagné de quatre-vingts porteurs d’eau, qui fut tué alors qu’il tentait de puiser de l’eau dans l’Euphrate.
Parmi les éléments les plus remarquables, une maison en bois drapée de noir représentait la chambre nuptiale de Fatima, fille de l’Imam, qui s’était mariée avec son cousin Kasim peu avant le jour fatal.Une centaine de derviches avec leurs haches, leurs cornes et leurs peaux de lion ou de léopard faisaient également partie du cortège.
La scène suivante fut celle de Yézid sur son trône, entouré de sa cour, tandis que quatre-vingts hommes frappaient deux pierres ensemble et récitaient des vers lugubres. N’oublions pas non plus l’ambassadeur d’Europe qui, voyant Yézid insulter la tête de l’Imam mort, le réprimanda sans crainte devant tous ses courtisans. Enfin, il y avait une maquette du tombeau de l’Imam, entouré de braves officiers et soldats de l’armée toujours victorieuse d’Iran.
Dans les différentes parties du cortège, des groupes de deux cents hommes se frappaient la poitrine en rythme, et à mesure qu’ils avançaient, ils récitaient :
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Ô notre Imam Jafar! [^55]
Husein notre Seigneur
A été assassiné dans la plaine de Kerbela ;
Que la poussière soit sur nos têtes.
Le cortège se dirigea donc en ordre solennel vers la place de Mir Chakmak, où se trouve un pilier octogonal recouvert de tuiles, qui est particulier à Yezd. Là, une halte fut faite, tandis qu’une énorme structure, représentant le cercueil de l’Imam, décorée de beaux châles de Kerman et d’innombrables drapeaux, miroirs, épées et poignards, était lentement portée autour de la place par cinq cents hommes, qui portaient ce lourd fardeau comme un privilège sacré. C’est la fierté des habitants du village de Mohamedabad de rendre ce service unique à l’Imam ; et nulle part ailleurs en Perse il n’y a un cercueil aussi énorme. De la place, le cortège se dirigea vers le palais, où le gouverneur combla ses organisateurs de cadeaux et libéra deux prisonniers condamnés pour meurtre ; puis retourna dans son quartier, après avoir montré aux hommes, aux femmes et aux enfants la poignante tragédie de Kerbela, que nous, Iraniens, n’oublierons pas jusqu’au Jour du Jugement.
Après avoir pris part à la procession du 10 Moharram, nous décidâmes de poursuivre notre [202] voyage à travers le terrible Lout jusqu’à Tabas sans trop tarder. Comme je suis très versé en géographie et que je ne fais pas partie de ceux qui croient qu’« Atlantique » est le nom d’une ville, peut-être les Londoniens aimeraient-ils que je leur parle de notre célèbre désert, car, de même que les jardins d’Iran surpassent tous les autres par leur beauté, le Lout, bien nommé d’après l’un de nos prophètes, Lout ou Lot, sur Lui soit la paix !, surpasse tous les autres déserts du monde par son étendue et son aridité.
Or le Lout s’étend depuis les environs de Téhéran, à travers le centre de la Perse, jusqu’aux frontières du Baloutchistan, sur une distance de deux cents farsakhs, et, si les voyageurs disent la vérité, ce désert s’étend en réalité presque jusqu’à l’Inde ; mais c’est seulement en Iran qu’on l’appelle le Lout. Du nord au sud, son étendue n’est nulle part supérieure à cent farsakhs de large, et, par la route que nous empruntions, elle dépasse à peine cinquante farsakhs de large.
Ce vaste désert était autrefois, selon nos histoires, une mer, mais aujourd’hui il y a de grandes chaînes de montagnes sans eau et de vastes étendues de sable mouvant qui couvrent la route en cas de vent fort. Il y a aussi d’énormes marais salants, surtout dans la partie nord, et ailleurs c’est si pierreux qu’il faut voyager très lentement. Il y a très peu d’eau partout, et généralement c’est du sel. [203] En fait, il y a d’innombrables passages abrupts sur des chaînes de collines toujours barrées, des montées et des descentes effrayantes, des marais dangereux et la terreur des sables mouvants. Le climat est soit extrêmement chaud, soit glacial. En fait, seule une race courageuse et robuste comme nous, les Iraniens, oserait traverser un endroit aussi effrayant, qui est non seulement hanté par des goules et des Afrits, mais aussi par des voleurs aux visages sauvages et aux cœurs mauvais.
Il n’y a pas d’eau, pas d’habitation, et
Aucune convocation aux prières des musulmans.
Dans toute cette immense étendue sans eau, il y a des pâturages illimités pour les chameaux, mais pas grand-chose d’autre. J’ai lu que l’oiseau-chameau [^56] habitait autrefois ce désert, et le docteur Sahib m’a dit que les Anglais en Afrique font maintenant beaucoup de profit en vendant ses plumes. Au nom d’Allah, qu’ils viennent donc nous montrer, à nous les Perses, comment devenir riches grâce à notre lout sans limites !
Nous reprîmes notre route un jour propice, mais au moment où je montais, Ali Khan éternua violemment, et si Mahmud Khan, qui refusait de payer une journée supplémentaire pour les mules, ne nous avait empêchés, nous ne serions pas partis ce jour-là. Allah sait combien est vrai notre proverbe : « L’avidité rend aveugle. »
A environ un farsakh de Yezd, nous [204] descendîmes de notre calèche pour fumer une pipe à eau et, assis sur une crête dominant la ville, nous jurâmes avec serment qu’elle n’était pas propre à accueillir d’autres habitants que les Yezdis. Comme Ali Khan l’a justement remarqué, la ville était composée principalement de tours à vent. [1]
Nous avancions lentement, et comme nous descendions une petite vallée, un lièvre traversa tout à coup notre piste à gauche. Mahmud Khan devint blanc comme du lait caillé à ce mauvais présage ; mais, irrité de sa conduite du matin, je lui fis remarquer que le destin avait décidé que l’avarice se composait de trois lettres, et que toutes trois étaient vides.
En vérité, je ne pouvais me contenter de ce proverbe, mais je leur disais : « N’avez-vous pas entendu l’histoire du défunt commandant en chef de l’armée perse à Tabriz ? » Ce personnage était si avare qu’il ne laissait rentrer chez eux les régiments en faction que si leurs officiers lui payaient de fortes sommes d’argent.
C’était son habitude constante, jusqu’à ce qu’il soit très malade et que l’Ange de la Mort frappe à la porte, lorsqu’on lui dit que le général Najaf Ali Khan était venu le voir pour renvoyer le régiment [p. 205] Muzaffari ; mais que, comme il était malade, il ne lui serait pas permis de le déranger.
Incapable de parler, le mourant fit signe au pétitionnaire d’être admis, et le général, après quelques mots, offrit mille tomans. Le commandant en chef était en agonie, mais, juste avant que l’ange de la mort ne s’empare de son âme, il agita deux doigts maigres vers le général, signifiant ainsi qu’il devait payer deux mille tomans, et, agitant ses deux doigts, il mourut. En vérité, Allah est grand et ses chemins sont cachés !
Pour comble de mauvaise humeur, lorsque nous fîmes halte pour prendre notre petit déjeuner, mon serviteur Gholam Riza me fit comprendre que mon samovar avait été volé à Yezd, car il ne l’avait pas retrouvé le matin en faisant ses bagages. Il ajouta que c’était le destin. Cette réponse me mit tellement en colère que je m’écriai : « Toi, âne à moitié cuit, ne sais-tu pas ce que notre Prophète, sur lui et sur sa famille, a répondu à quelqu’un comme toi ? » Il ordonna : « Attache le genou de ton chameau, avec ta confiance en Allah. » Personne n’a donné de meilleur conseil que celui-là.
Le jour suivant, le chef muletier nous suggéra de faire un peu plus d’un farsakh à gauche de la piste, car nous verrions la fameuse cité de Lout. Et en effet, ce fut un spectacle merveilleux, car de chaque côté d’une large vallée nous vîmes les ruines de [206] grands forts et de merveilleux bâtiments, si énormes et si magnifiques qu’ils devaient être construits par les Divs. C’était donc là le pays qu’Allah le Tout-Puissant a détruit, comme il est écrit dans le Coran : « Nous avons bouleversé ces villes. » Ô mes frères, tremblez et craignez la vengeance d’Allah le Tout-Puissant ! et n’oubliez pas le terrible châtiment qui s’abattit sur ces malfaiteurs.
Cette nuit-là, à Kharana, nous avons rattrapé une caravane de pèlerins de Shiraz, qui avait été retardée d’une semaine par des rumeurs selon lesquelles une bande de brigands bloquait la route. Cependant, l’arrivée de notre groupe, composé de soixante hommes, a doublé notre nombre et il a été décidé de marcher ensemble jusqu’à Meshed.
Dans la caravane de Shiraz se trouvaient deux Khans que nous avons rencontrés. Mais il faut bien dire que dans toute la Perse, il n’y a pas de peuple aussi immodérément fier de lui-même que les Shirazis. En effet, avant que nous ayons passé une heure ensemble, le fils d’Assad Ullah Khan a cité le cheikh Sadi :
Jugez avec vos yeux et mettez votre pied dans le jardin juste et libre,Et foulez aux pieds le jasmin et les fleurs de l’arbre de Judée.O joyeux et gai est le jour de l’An, et à Shiraz surtout,Même l’étranger oublie sa maison et devient son esclave volontaire. [p. 207] Heureusement, j’étais aussi bien au courant des œuvres du grand poète que le Khan, et j’ai arrêté cette vantardise pendant un moment en citant :
Mon âme est lasse de Shiraz, complètement malade et triste ;
Si vous cherchez des nouvelles de mes faits et gestes, vous devrez les demander à Bagdad.
Mais c’était inutile, car, quoi que nous disions, nos compagnons ne pouvaient pas comprendre que c’était leur chance d’avoir deux poètes comme Shaykh Sadi et Khoja Hafiz nés à Shiraz qui avait fait connaître leur ville, alors qu’en réalité son climat est humide et malsain comparé à celui de Kerman, et qu’en superficie elle n’a pas de comparaison. En dire plus serait excessif.
Le matin de notre départ de Kharana, il fut convenu que nous, les Khans, avec nos serviteurs armés, marcherions devant la caravane pour la protéger, et nous avertissions tous les pèlerins de ne pas traîner. Mais personne ne voulut prêter attention à notre avertissement, et le Chaoush, [2] qui lisait des passages appropriés du Coran, auxquels chacun répondait par Salawat ou « bénédictions », dit que nous ne devions pas être troublés, car Son Altesse l’Imam Riza protégerait ses serviteurs.
Nous nous arrêtâmes pour la chaleur du jour à Rizab, un caravansérail délabré et sinistre. Nous savions que c’était un endroit dangereux, [208] car on nous avait dit que des brigands venus de Fars avaient été signalés tout récemment dans les environs ; mais, à notre grande joie, nous trouvâmes l’endroit vide et, soulagés, nous prîmes notre petit déjeuner avec délectation.
Mahmud Khan ordonna à deux de ses domestiques de veiller par précaution, et nous nous préparâmes à dormir vers midi. Au moment où nous pensions qu’il était temps de nous réveiller et de terminer l’étape, un terrible tumulte se produisit, et, avant même que nous ayons eu le temps de saisir nos fusils, nous fûmes capturés par les voleurs du Fars.
Leur chef, Gholam Ali, était un homme d’aspect très féroce, et quand il reconnut Assad Ullah Khan, il le regarda comme un div. Assad Ullah Khan resta figé sur place comme une statue, et on lui expliqua qu’il avait, quelques années auparavant, coupé les doigts de la main droite de Gholam Ali, qui avait été surpris en train de voler une caravane près de Dehbid, village dont Assad Ullah Khan était alors le gouverneur. Le voyou au cœur noir, surnommé « Main coupée », était si furieux que ses yeux devinrent rouges, et il jura que, pour se venger, il chausserait Assad Ullah Khan de fers à cheval [3], et qu’il ne lui accorderait qu’un répit jusqu’à ce qu’il ait récupéré le butin.
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Tout ce qui nous appartenait fut saisi. Personnellement, je n’avais pas emporté [212] beaucoup d’argent avec moi, car j’avais un billet sur un banquier de Meshed, et j’avais renvoyé à Kerman le cheval que m’avait offert le prince ; mais Mahmud Khan, qui était vieux jeu et aimait garder son argent sous sa couette la nuit, avait sept cents tomans sur lui, et malgré ses malédictions et ses supplications, tout fut pris. Comme le dit le verset :
Vous pouvez crier ou pleurer, mais le voleur ne rendra pas les biens volés. Nos tapis, nos vêtements et nos fusils ont été saisis, mais les biens d’un mollah, qui était un sayyid, ont été restitués. Bref, nous avons été dépouillés de tout sauf de nos sous-vêtements, et ceux qui ont résisté ont été sévèrement battus.
Ô lecteurs de Londres et du Nouveau Monde, imaginez notre triste situation lorsque nous, qui possédions le matin des chevaux, des mules et du matériel de camp, rampions misérablement jusqu’à Saghand avec seulement une mule boiteuse et un âne dont les voleurs n’avaient pas besoin. Ali Khan seul, tel le jeune homme léger qu’il était, ne cessait de répéter : « Le respect est dans le contentement, la honte est dans l’avarice », jusqu’à ce que nous le supplions tous, par amour d’Allah, de se taire.
Mahmud Khan était dans une colère violente et se comportait comme un fou, tantôt maudissant les voleurs, tantôt jurant que ses deux serviteurs, qui avaient reçu l’ordre de monter la garde, mais qui avaient dormi, devraient manger mille bâtons.
Tout a heureusement une fin ; mais, à notre [213] arrivée à Saghand, dans un état de fatigue pitoyable, jugez de notre surprise lorsque nous vîmes Assad Ullah Khan assis devant la maison du chef du village, fumant une pipe à eau. « Ô Allah, que vois-je ? Suis-je endormi ou éveillé ? » et mille autres expressions nous vinrent aux lèvres ; mais le Khan dit : « Ne saviez-vous pas que les Shirazis sont intelligents, et moi, qui ne suis pas moins intelligent que les autres Shirazis, j’ai dit au serviteur de Gholam Ali, qui me gardait, que j’avais deux cents tomans cousus dans ma couverture. Lui, comme tout âne, me croyant, partit chercher l’argent ; et je me faufilai discrètement derrière le caravansérail où Gholam Ali avait laissé ses chevaux, montai sur l’un d’eux et, descendant un cours d’eau, m’échappai. Il compléta son récit en citant : « Si Allah le veut, un ennemi devient une source de bien. »
A Saghand nous rencontrâmes Haji Aga Mohamed, un marchand de Kerman, et grâce à lui nous pûmes continuer notre route sans avoir à mendier notre pain. En effet, comme les maîtres de sagesse que nous étions, nous cessâmes peu à peu de nous nourrir de chagrin, et Mahmud Khan finit par pardonner à ses serviteurs, qui me supplièrent sans cesse avec larmes d’intercéder pour eux, ce que je devais faire. Bref, je représentai à Mahmud Khan que « Allah mène le bateau où Il veut ; que le batelier déchire ses vêtements de chagrin ».
201:1 Jafar était le sixième Imam. ↩︎
204:1 Ces tours à vent sont de hautes cheminées, et transmettent un courant d’air aux chambres souterraines auxquelles on recourt pendant l’été. ↩︎
204:2 Ceci fait référence au mot persan pour avarice, qui est écrit par trois lettres, dont aucune n’est pointée. ↩︎